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Capacités et loyauté

Chapitre 2 : Aspects méthodologiques

3. Les notions et les concepts mobilisés

3.2. Capacités et loyauté

Les attentes qui s’expriment envers les comptables paraissent étrangement stables comme le prouvent les constats ci-après. Paul Butel [1974] nous indique que le teneur de livres bordelais du XVIIIe siècle est « estimé pour sa fidélité et sa compétence » (p.168).

Taylor [1963] fait un constat proche pour les employés lyonnais de la fin du XVIIIe siècle :

« L’employé bien vu avait de l’expérience, il était prudent, exact, travailleur et bon en calcul » (p.55).

En 1804, Blondel évoque aussi cette relation entre le teneur de livres et son patron :

« Lorsque la multiplicité des affaires ne permettait pas au chef d’un commerce, de donner à ses livres tout le temps qu’ils exigent, le soin et la régie n’étaient-ils confiés qu’à un homme dans la maturité de l’âge, reconnu pour prudent et instruit qui devenait l’ami, et souvent même le conseil du négociant dont il avait mérité et obtenu la confiance. » (préface)

En 1832, le Conseil d’administration de Saint-Gobain s’appuie sur deux arguments pour refuser le rattachement des employés comptables à l’agent général Clément-Désormes :

« Des statuts chargent spécialement le Conseil d’administration de la surveillance de la comptabilité ; une surveillance ne peut se déléguer entièrement, car dès lors elle ne sera plus exercée par celui à qui elle est imposée ; il est donc du devoir du Conseil d’organiser la Comptabilité et toutes les parties de manière à pouvoir la surveiller. […]

Cette correspondance ne peut être bien tenue que par les employés principaux qui s’occupe sans cesse de cette partie et non par l’agent général, qui non seulement y est totalement étranger, mais même ne pourrait y donner avec un soin [mot illisible] »81

81 4B5, 30 octobre 1832. Archives Saint-Gobain.

En 1849, l’association des comptables-rédacteurs parisiens présente son activité dans un prospectus :

« Dès la première séance préparatoire pour notre association, nous avons compris qu’appelés par la mission même que nous nous donnions, à connaître les secrets et à contribuer au bonheur ou au malheur de ceux qui mettront en nous leur confiance, nous devions, à nous-mêmes d’abord, puis aux autres, fournir toutes les garanties possibles de la capacité et la moralité de chacun de nous. » (Arnaud [1849]).

Cécile Omnès [1997] l’exprime autrement, mais retrouve également les mêmes attentes au moment du recrutement entre 1863 et 1882 :

« Un niveau élevé d’instruction n’est pas à cette époque un critère déterminant pour entrer au Crédit Lyonnais […]. Ce qui prime entre 1863 et 1885, c’est la « tenue » ou « l’éducation » : l’importance des lettres de recommandation et la prise en compte du milieu social d’origine au moment du recrutement le confirmeront » (p.42-43).

En 1914, Pont-à-Mousson fait le choix d’ouvrir des cours de comptabilité commerciale82. Ces cours sont destinés au personnel, à « des jeunes filles et des jeunes gens de conduite absolument irréprochable » nous indique la note de présentation. La seconde condition affichée est le niveau d’instruction (certificat de premier ordre).

Blairon distingue également deux grandes attentes en 1923 :

« A côté des qualités professionnelles qui peuvent s’acquérir à l’école, au bureau, ou par les livres, il y a des qualités d’homme et non moins solides qui sont exigées des experts vérificateurs.

Ces qualités sont l’honnêteté, le tact, la fermeté et l’indépendance de caractère, la discrétion, la réserve dans les attitudes et dans la conversation » (p.1849)

En 1928, Léon Songeur, chef adjoint de la comptabilité à Pont-à-Mousson, commente la création du diplôme d’expert-comptable comme suit :

« Cette création de l’expert comptable répond à une idée juste : celle d’avoir des hommes compétents, d’une haute valeur morale et capable de rendre aux affaires privées chaque fois qu’une importante question de comptabilité est en jeu.

Mais la façon dont le décret du 22 mai résout le problème est critiquable. Les experts comptables créés en vertu de ce décret, auront peut-être les capacités techniques suffisantes.

Au point de vue moral, et c’est là le point de vue essentiel, les garanties sont inexistantes83 ».

On pourrait multiplier ainsi les références, le constat resterait le même : les attentes s’expriment dans des termes proches et paraissent relever de deux catégories. D’un côté, il existe une attente en matière de compétence, d’instruction ou de capacités techniques selon les personnes, les lieux et les époques. Face à cette attente, il en existe une autre où l’on parle

82 6679/OA. Archives Pont-à-Mousson.

83 63. Archives Pont-à-Mousson.

de fidélité, de confiance, de conduite irréprochable et de morale. Le premier terme fait référence aux capacités de l’individu à effectuer une tâche (ses capacités) alors que le second se situe au niveau des rapports entre deux individus autour d’une question : le comptable fera-t-il son travail du mieux qu’il peut pour l’entreprise ? (sa loyauté).

Néanmoins, il y a changement dans le temps entre les capacités et la loyauté dont il est question. Ce constat fait écho à celui que faisait Michel de Certeau [2002a] à propos de l’Histoire de la Folie à l’âge classique :

« A un premier niveau, on a une permanence de surface, celle qui, malgré les glissements du sous-sol, maintient identiques les mots, les concepts ou les thèmes symboliques. Un exemple simple : on parle du « fou » au XVIIe, au XVIIIe et au XIXe siècle, mais en réalité ici et là, « il n’est pas question de la même maladie ». En exégèse, en théologie, il en va de même qu’en médecine. Les mêmes mots ne désignent pas les mêmes choses. Des idées, des thèmes, des classifications surnagent, passant d’un univers mental à un autre, mais chaque fois affectés par les structures qui les organisent et leur donnent une signification différente. Les mêmes objets mentaux « fonctionnent » autrement » (p.166)

C’est autour de ces deux notions (capacités et loyauté) que nous allons maintenant nous concentrer pour essayer de les lier aux travaux contemporains de gestion.

3.2.1. La question des capacités des individus

La question de la compétence fait écho à de nombreux débats contemporains en gestion. La gestion par les compétences est fréquemment opposée à la logique poste et aux grilles de qualification héritées du compromis fordiste des Trente Glorieuses (voir par exemple Dietrich et Pigeyre [2005], p.15). Les premières mettent l’accent sur les capacités à effectuer certaines tâches précisément définies pour lesquelles ils ont été employés84 quand les secondes sont plutôt axées sur la possession de diplômes et la constitution de grilles salariales. Dans le langage courant (celui de Butel [1974] par exemple), la compétence est beaucoup plus large et plus flou : elle signifie simplement la capacité d’un individu à effectuer ou non des travaux. Pour désigner ce sens général, nous parlons ici des capacités d’un individu.

Le problème qui se pose encore ici touche aux termes que l’on peut utiliser pour désigner les capacités des comptables dont nous allons parler. Prenons d’abord le cas du XVIIIe siècle : se situe-t-il plus près du modèle bureaucratique taylorien ou de celui de la gestion des compétences ? Il paraît difficile de le ranger dans la première catégorie, tant les

84 Il est difficile de citer une définition consensuelle, tant les débats entre le Medef et les organisations syndicales sont vifs sur cette question (Dietrich et Pigeyre [2005], p.102).

structures sont encore inexistantes : il n’existe pas encore de fonction de gestion des ressources humaines. Et quand elles apparaîtront, au XIXe siècle, leurs attributions resteront très limitées (Fombonne [2001], p.49). De plus, la fonction comptable paraît jusqu’à la fin du XIXe siècle relativement inorganisée : il n’existe pas de diplôme comptable, on ne trouve guère d’articles ou d’ouvrages qui, à l’image de ceux de Jounot [1938] ou Vannson [1938], propose des idéaux-types d’organisation. Autrement dit, on ne peut absolument pas parler d’une organisation bureaucratique au sens taylorien.

L’organisation du personnel se rapproche-t-elle alors de la gestion des compétences que nous connaissons aujourd’hui ? L’écart entre les pratiques actuelles et celles du XVIIIe siècle paraît à première vue incommensurable : quel point commun entre une gestion des ressources humaines cherchant à mettre en place une organisation qualifiante et apprenante et les réseaux des négociants du XVIIIe siècle ? Pourtant, certaines ressemblances se dessinent : au cours de cette période, le teneur de livres idoine est difficile à trouver à en croire les historiens de l’époque (Carrière [1973] et Butel [1974]). Pour faire face à ces difficultés, deux stratégies sont mises en place : d’un côté, on cherche à conserver le plus longtemps possible le comptable à travers le salaire et l’intéressement au résultat. D’un autre côté, on élargit au maximum le cercle des relations, les négociants bordelais n’hésitant pas à recruter à l’étranger les teneurs de livres tant recherchés. Dans ces conditions, nous avons choisi d’utiliser le mot de compétence pour cette période, en ayant conscience des différences existant avec la situation actuelle. Il nous a néanmoins semblé qu’il existait des similitudes suffisantes pour utiliser ce terme sans faire de contresens manifeste.

La deuxième question qui se pose est beaucoup moins complexe. La fonction comptable naissante relève évidemment de la bureaucratie : les employés y sont nombreux, souvent interchangeables85, effectuant des tâches clairement définies. Les diplômes comptables complèteront et légitimeront cette organisation qui se conçoit d’abord en réaction à la précédente à laquelle on reproche son désordre et son manque de méthode.

Un troisième point mérite un examen liminaire, celui des professions. Nous évoquerons (notamment dans celui de Saint-Gobain) le cas des différentes fonctions comptables, ce qui aurait pu nous amener à évoquer la sociologie des professions.

85 Sans que cela ne soit une preuve, c’est à partir de la fin du XIXe siècle que le comptable apparaît dans les romans populaires. Après avoir été présenté comme un personnage important (c’est par exemple le cas d’Henry Dunbar de Elizabeth Braddon ou du Dossier 113 d’Emile Gaboriau), le comptable devient au XXe siècle un personnage ordinaire de roman (les romans Aller-Retour de Marcel Aymé ou Une vie comme neuve de Georges Simenon l’illustrent bien), le symbole du français moyen.

En gestion, l’essentiel des recherches s’est centré sur les experts-comptables86. Les travaux de Abbott [1988] avaient mis en avant l’idée que les professions luttaient entre elles pour l’acquisition d’un monopole juridique, ce qui permettait de mieux comprendre notamment la constitution des professions libérales. Dans notre cas, la situation est différente, dans la mesure où la profession de comptable salarié, ne dispose d’aucun monopole ou ni d’aucune structuration claire. La division entre comptables, aides-comptables, facturiers, employés aux écritures, caissiers etc. recouvre d’abord des contingences locales (du moins à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle). Il serait naïf de croire que cette distinction ne visait qu’à améliorer la qualité de la production comptable, il est aussi clair qu’elle constituait un moyen de diminuer les frais généraux. Ces spécificités nous ont amené à ne pas mobiliser de telles théories dans notre cas.

3.2.2. Confiance, loyauté et surveillance.

La deuxième attente qui transparaît consiste à cerner les termes de confiance, de moralité, d’honnêteté. Il suffit de lire les constats pour percevoir un subtil changement dans les attentes : là où le XVIIIe siècle recherche la confiance, la moralité paraît prendre le dessus au siècle suivant. Ce changement sera analysé plus en détail dans le corps de la thèse. Pour le moment, nous voulons juste revenir sur les notions auxquels le mot confiance renvoie afin de clarifier notre propos.

La confiance a fait l’objet en gestion de multiples recherches depuis celles des psychologues dans les années 1950 avant de pénétrer la sociologie et la psychosociologie.

Comme le note Simon [2007], « de cette variété d’approches, les économistes et les gestionnaires retiendront principalement la notion d’incertitude, et s’intéresseront aux modalités de la transaction » (p.84). Williamson est l’un des auteurs les plus connus à s’en être servi. Il a notamment lié la confiance à un calcul économique qui permettrait de minimiser les coûts de transaction.

Face à cette conception calculée de la confiance, il en existe une autre où la rationalité paraît nettement moindre. Neveu [2004] en propose la définition suivante inspirée de Rousseau et alii [1998] : « La confiance peut en effet être définie comme un état psychologique comprenant l’acceptation d’une vulnérabilité fondée sur des croyances concernant les intentions ou le comportement d’une autre personne » (p.10).

86 Ceci est vrai aussi bien pour le cas français (Bocqueraz [2001], Ramirez [2001]) que pour de nombreux autres pays (Bailey [1992] pour la Russie, Walker [1995] pour l’Ecosse, Wallerstedt [2001] pour la Suède, de Beelde [2002] pour la Belgique, Walker [2004] pour l’Angleterre, Zelinschi [2008] pour la Roumanie).

Dans notre travail, il nous a semblé difficile de parler de confiance. Deux raisons ont présidé à ce choix : la première est la confusion potentielle que ce terme pouvait engendrer.

La relation entre le teneur de livres et son patron peut certes s’inscrire au moins partiellement dans un comportement opportuniste (le teneur de livres pourrait préférer travailler chez un employeur plus généreux). Néanmoins, elle dépasse largement ce cadre : elle contient des dimensions culturelles et sociales que l’on ne peut nier. Ainsi, peut-on parler d’un simple opportunisme quand le commis principal de la manufacture de Tournemine-lès-Angers est présent au mariage du dessinateur, autre personnage important (Chassagne [1971], p.258-259) ? Le constat est proche chez Balzac dans son roman La maison du Chat qui pelote. Les commis accompagnent leur patron à l’Eglise, ou parfois même (honneur suprême) pouvaient se joindre à lui lors de promenades dominicales à la campagne.

La seconde raison tient plus à la nature de la relation qui unit le teneur de livres à son patron : la confiance dont il est question est assez dissymétrique. Du côté patronal, la confiance dont parle par exemple Rodriguès [1810] se manifeste au moment recrutement du teneur de livres (encore que cela ne soit pas négligeable). La décision inaugurale l’engage pour plusieurs années, voire plusieurs décennies étant donné la relative difficulté à retrouver un teneur de livres. L’autre sens de la relation paraît plus ténu : on peut difficilement parler d’une confiance du teneur de livres envers son patron87, mais plutôt d’une loyauté, c’est-à-dire d’un certain respect des intérêts du patron.

Comme dans le point précédent, on peut noter au fil du temps une altération progressive des attentes : de la loyauté, on passe progressivement à la moralité. Ce changement est évidemment lié à la bureaucratisation de la comptabilité : on passe d’une époque où la loyauté tient une place prépondérante au travers d’un réseau de proximité à une autre où la surveillance devient systématique. Symbolisant cette évolution, un comptable aujourd’hui oublié, écrira en première page d’un manuel comptable :

« Le contrôle est un fait. La confiance n’est qu’un mot » (Gillet [1899]).

Cet aphorisme caractérise la mise en place des bureaucraties mécanistes tant décriées depuis. Dans un travail récent, Bornarel [2007] étudie la confiance liée à chaque forme organisationnelle. Commençons par le cas du XVIIIe siècle qui se rapproche de ce que Bornarel [2007] nomme les « organisations modernes » par opposition aux organisations tayloriennes, bureaucratiques et claniques. Il indique que « des principes de management

87 Le Trésor de la Langue Française définit la confiance comme la « croyance spontanée ou acquise en la valeur morale, affective, professionnelle... d'une autre personne, qui fait que l'on est incapable d'imaginer de sa part tromperie, trahison ou incompétence ».

subtils le contraignent également à s’investir dans des relations de confiance interpersonnelles » (p.103). Cette remarque fait écho aux constats qu’ont effectué de nombreux historiens du XVIIIe siècle : là aussi, les relations personnelles paraissaient centrales à la fois pour acquérir et conserver un poste. Des entreprises où les règles sont relativement souples paraissent indissociables d’une certaine forme d’autonomie de l’individu et celles-ci reposent sinon sur leur confiance, du moins sur leur loyauté.

A l’opposé de ces organisations, la bureaucratie ou encore le taylorisme laissent une place très réduite à la confiance en général (Bornarel [2007], p.102-103). Notre cas n’y échappe pas, la loyauté s’évanouissant dans une surveillance accrue des employés. Dans ces conditions, le passage de la loyauté à la morale n’est pas neutre : cette dernière s’apparente comme le fondement d’une surveillance qui se déploie dans les services comptables pour arriver à son apogée dans l’Entre-deux-guerres.