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Le rôle des ingénieurs-conseils et des experts-comptables

TRAVAIL CHEZ LES COMPTABLES

Chapitre 7 : De nouveaux lieux de savoir

2. La transformation de la demande de comptables

2.1. Le rôle des ingénieurs-conseils et des experts-comptables

Le pouvoir de gestion dépasse progressivement le cadre de la seule entreprise pour devenir le fait de professions libérales qui se constituent en marge de celle-ci. Leur légitimité provient d’un savoir qu’elles sont supposées connaître et maîtriser mieux que les dirigeants.

Deux professions, l’ingénieur-conseil et l’expert-comptable incarnent ce phénomène. Pour les premiers, Aimée Moutet [1997] nous rappelle ainsi que :

« Les ingénieurs ont joué un rôle essentiel dans l’introduction du taylorisme en France à partir de 1907 […]. Dès le début des années 1920, s’étaient constitués des groupes d’ingénieurs ayant une expérience en matière de rationalisation , désireux de poursuivre cette action, et de faire connaître les résultats déjà obtenus » (p.27).

A Pont-à-Mousson, le recours à l’ingénieur-conseil Morrini illustre le type de changements qui peut en résulter dans l’organisation de la comptabilité. Son constat initial est simple : l’organisation comptable ne doit plus reposer uniquement sur des employés, mais doit exister indépendamment d’eux. Autrement dit, le recours à l’ingénieur-conseil doit permettre le changement :

« En ce qui concerne la comptabilité matière, il est indispensable de changer le système actuel qui repose entièrement sur la mémoire d’un homme et de lui substituer un système d’écritures aussi clair et simple que possible249. […]

Il serait également bon d’avoir ce même système pour Foug, en duplicata, dont un jeu à Foug et l’autre à Pont-à-Mousson. […]

Pour les commandes très pressées destinées à remplacer des pièces brisées ou perdues, etc. la personne dépouillant le courrier devrait coller sur l’original une étiquette rouge portant la mention : « Pressé, ne mettez pas de côté » »250

Le service comptable change complètement de nature : il s’agit de produire de nouveaux documents afin de contrôler la comptabilité. On voit même poindre dès 1914, un contrôle des employés dans le récit que fait l’ingénieur de sa visite au service du courrier :

248 4B41 à 4B98. Archives Saint-Gobain.

249 Souligné dans la lettre.

250 41595/OA. Archives Pont-à-Mousson. Lettre de Morrini à Marcel Paul du 24 janvier 1914.

« Jeudi dernier onze personnes étaient dans le bureau n°17 jusqu’à 8h50. La plupart était constamment occupée par la lecture du courrier, mais tous n’avaient pas suffisamment à faire.

Un monsieur muni d’un répertoire n’avait pour rôle que de porter sur les lettres de vieux clients leur numéro de dossier. Comme sa mémoire suffisait à lui faire savoir si un correspondant était un vieux client ou non, qu’il savait même sans effort les numéros des clients qui écrivent le plus souvent et qu’il ne s’occupait pas des autres lettres, ce travail ne lui prenait qu’une petite partie du temps pris pour la lecture des lettres qu’on lui passait. Il aurait pu au moins pour les nouveaux correspondants, attribuer immédiatement un numéro en l’indiquant dans son répertoire, au lieu que ce travail reste à faire plus tard »251

Ce paragraphe qui apparaît assez banal aujourd’hui marque pourtant trois nouveautés pour 1914 :

qui est l’objet ? C’est l’employé qui voit son travail évalué par un tel rapport.

Autant, nous étions habitués à l’existence de rapports sur l’organisation du travail ouvrier, autant nous ne l’étions pas sur celui du travail de bureau. Le pouvoir patronal se limitait jusque là à un rapport hiérarchique où l’employé obéissait à un chef, entretenant une proximité immédiate avec le dirigeant.

qui est jugé ? Au-delà de l’objet, ce qui est jugé importe également. Dans les exemples précédents, c’est le travail et son organisation qui était mis en cause. On a désormais l’impression que c’est l’individu qui est mis en cause et plus seulement son travail. Le fait que sa mémoire l’aide à travailler n’est pas mis en valeur : au contraire, ses capacités propres paraissent un défi à l’organisation. En mettant en cause l’individu au-delà du seul travail, l’ingénieur-conseil soulève une question qui permettra de mettre en place une réponse taylorienne.

qui juge ? Ce n’est ni le patron, ni le chef de service, c’est une personne extérieure.

En instaurant ce rapport, on introduit un nouvel acteur à l’intérieur de l’entreprise avec une nouvelle mission, celle d’apprécier les qualités et les défauts de l’organisation.

Derrière ce constat, derrière ce nouvel acteur, se dessine l’idée suivante : l’organisation est là pour prendre en charge les individus et pallier leurs défaillances professionnelles. L’idée que l’on se fait de l’employé et dans une certaine mesure du comptable est qu’il n’est pas toujours très compétent ni très motivé. Cette conception de l’individu au travail est exactement celle de Taylor décrivant les ouvriers paresseux que l’on n’arrive pas à faire travailler. Voici un autre exemple de ce changement de regard sur le travail des employés :

251 41595/OA. Archives Pont-à-Mousson. Lettre de Morrini à Marcel Paul du 24 janvier 1914.

« Ces communications se font au moyen de gamins, en général, envoyés par le service extérieur, soit plus souvent par le Bureau Central.

Ces gamins en général (chaque fois que j’en rencontre dans l’Usine je le constate) perdent énormément de temps en route.

D’abord au lieu de prendre le chemin le plus court, ils prennent le chemin des écoliers, s’arrêtant à chaque instant sur leur passage pour voir ce qui les amuse ou les intéresse.

Le plus souvent, ils vont à petits pas, en baillant aux corneilles. Il en résulte qu’il y a beaucoup de temps de perdu et que là où il faudrait ¼ d’heure pour faire une course, le gamin met ½ heure ou ¾ d’heure.

L’idée de Mr Decker est la suivante :

c’est d’organiser un véritable service de courrier circulaire entre les Bureaux et les différents services extérieurs, service mesuré par un ou deux gamins qui passeraient à des heures fixes, à tel, tel, tel endroit.

En somme ils marcheraient suivant un horaire rigoureusement fixé d’avance » 252

Au-delà de la façon dont la comptabilité est organisée, c’est la fonction de l’organisation qui ressort : avant même 1914, celle-ci doit être là pour lier les individus et envisager tous les imprévus. Cette nouvelle fonction de l’organisation va prendre toute son ampleur dans l’Entre-deux-guerres.

L’intervention de l’ingénieur-conseil ne peut donc se résumer à celle d’un expert venant apporter un savoir neutre. Son regard sur l’individu et l’organisation existante suggère déjà la nature des réponses qu’il va apporter. En ce sens, l’ingénieur-conseil s’avère un acteur incontournable pour comprendre la mutation des pratiques et plus précisément la façon dont le savoir pèse au quotidien sur les pratiques.

L’exemple de Pont-à-Mousson n’a rien d’exceptionnel : il correspond à une période où le recours aux ingénieurs conseils se développe dans le quotidien des entreprises, même si la profession n’arrive pas à s’unifier (Henry [2006]).

Un autre type d’experts intervient régulièrement dans les entreprises, c’est l’expert-comptable. Plusieurs travaux (Bocqueraz [2000], Ramirez [2001]) ont permis de mieux comprendre le processus de constitution en véritable profession libérale. Néanmoins, ces mêmes experts-comptables, du moins les plus connus, jouent un rôle important dans le conseil aux entreprises : ainsi en est-il de Lavoissier253 qui conseille dans l’Entre-deux-guerres des firmes aussi importantes que Gaumont, Citroën etc.

De même que Morrini joue le rôle de conseil auprès de Pont-à-Mousson, Lavoissier dépasse largement les simples conseils comptables pour envisager l’ensemble de

252 41595/OA. Archives Pont-à-Mousson. Note de Marcel Paul pour Monsieur Grandpierre du 25 mars 1914.

253 140 AQ. Centre des Archives du Monde du Travail (Roubaix).

l’organisation de l’entreprise : plusieurs documents repris en annexes 4 à 8 montrent comment l’expert-comptable associe les problématiques de technique comptable à celle d’organisation.

Par exemple, voici comment il conclut en 1934 son étude sur la réorganisation de « La Bellevilloise », un groupe de boucherie-charcuterie :

« C’est à mon sens, la méthode qui fournira le plus de renseignements avec le moins de personnel possible, puisque celui-ci sera réduit pour les premiers quinze jours : 1 comptable, 1 caissier, 1 facturière. Passé ce temps, il faudra certainement une débutante connaissant la dactylo »254.

Ce lien passe la plupart du temps par la problématique des frais généraux : l’expert-comptable constate souvent à son arrivée une augmentation inquiétante de ceux-ci. Les

« Blum Frères » qui font de l’achat-vente illustrent ce phénomène255. Si nous ignorons le nombre de salariés, nous avons connaissance du diagnostic porté sur l’entreprise :

« L’affaire en elle-même est viable. Elle doit pouvoir traverser la crise actuelle avec des pertes relativement minimes et se développer ensuite d’autant mieux qu’un certain nombre de concurrents auront disparus. […]

Les frais devraient être immédiatement réduits dans les proportions les plus larges »

Dans ces frais généraux, on retrouve notamment les frais administratifs. Il est ainsi proposé de réduire le nombre d’employés à la comptabilité financière de sept à cinq et ceux des débits256 de dix à quatre. Un nouveau service est néanmoins créé, celui de la comptabilité matières, qui doit permettre de limiter le stock au maximum. Il comporte quatre personnes. Là encore, le coût trop important de plusieurs comptables est mis en avant :

« Comptabilité financière :

Monsieur Perroneau chef comptable a gagné précédemment jusqu’à 80 000 francs par an. En 1934, ses appointements étaient réduits à 60 000 francs par an. Depuis le premier novembre, ils ont été ramenés à 4000 francs par mois. Il est évident que le poste pourrait être rempli par un employé à 1800 ou 2000 francs.

Mademoiselle Causeret et Monsieur Jaussaud gagnent, l’une 1200 francs et l’autre 1100 francs.

Un minimum de 900 à 1000 correspondrait à leur rôle dans la période actuelle.

Comptabilité matière et réception

Ce service nouvellement créé pour permettre à la direction de suivre le stock, en quantité et en prix, jour par jour, seul moyen de réduire ce stock au minimum, a fourni et doit fournir pendant la période d’enroutage un travail important.

Monsieur Auchère 750 francs est un employé provisoire qui doit du reste partir au service militaire fin mars.

254 Dossier La Bellevilloise. 140 AQ 2. Centre des Archives du Monde du Travail (Roubaix).

255 L’actif et le passif sont de près de huit millions de francs. Dossier Blum Frères. 140 AQ 2. Centre des Archives du Monde du Travail (Roubaix).

256 Il s’agit probablement de la comptabilité auxiliaire.

Le chef de service Monsieur Hinard gagne 2500 francs. Son rôle pourrait être remplacé par un employé gagnant 1600 à 1800 francs. »

Au-delà du salaire, les conditions de travail sont parfois considérées comme trop favorables. Ainsi, dans le magasin de fourrures « A la Reine d’Angleterre257 », l’expert-comptable Lavoissier note ainsi qu’étaient accordés de « longs contrats à certains membres du personnel dont le rendement était parfois scandaleusement inférieur au traitement ». Il fustige également « l’absence de contrôle de la direction »258.

On pourrait multiplier les exemples d’experts-comptables ou d’ingénieurs-conseils, l’idée resterait la même : leur rôle est assurément de proposer le changement, mais pas n’importe lequel : ils promeuvent les idées de Taylor, Fayol ou Ford alors en vogue.