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Les fondements du savoir : de bons praticiens

DEUXIEME PARTIE : GERER LA COMPTABILITE A L’AGE CLASSIQUE

Chapitre 3 : La technique comptable comme représentation ordonnée de la réalité

2. Les fondements épistémiques du savoir comptable

2.2. Les fondements du savoir : de bons praticiens

Le manuel comptable comme les livres comptables ne semble donc être que le reflet des pratiques. Ce savoir n’est pas encore de type normatif, loin s’en faut. Il consiste plutôt en un discours suggestif : les auteurs n’affirment pas, loin de là, que les lecteurs doivent absolument suivre leur méthode. Au contraire, ils leur laissent en apparence du moins la liberté de juger. D’Hénouville [1709] le fait explicitement :

« ce n’est pourtant pas que je croie que le système que j’ai donné soit généralement du goût de ceux qui observent une autre méthode : mais je me flatte que quand ils l’auront examiné et comparé avec celles dont ils se servent, ils n’y trouveront pas moins d’ordre, de précision et d’exactitude dans toutes les parties, puisque tous les principes sont établis suivant le jugement et les décisions de la plupart des savants, pour ne pas dire de tous ceux qui ont écrit sur cette matière, et lesquels sont confirmés par plusieurs anciennes et nouvelles ordonnances, toutes soigneusement citées » (préface p.II).

L’absence d’un savoir normatif pose évidemment la question de la légitimité des auteurs de manuels comptables : si les marchands sont les mieux placés pour juger de la

111 Là-aussi, c’est le premier objectif que l’auteur se propose d’enseigner : « La manière de trouver le vrai débiteur et le vrai créancier dans toutes les opérations de commerce, mais même de finances, car cette façon de compter a la propriété de convenir à toute sorte de comptabilité » (p.7).

validité de leur savoir, quelle place reste-t-il à l’auteur comptable ? Une première stratégie consiste à recourir à un protecteur (Boyer [1645], Irson [1678] ou Moulinier [1704]), ce que regrette Giraudeau [1746] :

« L’adulation dont on ne manque guère de soupçonner les épîtres dédicatoires, n’a aucune part dans la liberté que je prends de faire paraître cet ouvrage sous vos auspices ; vous en êtes les juges nés ; et tout ce qui regarde le commerce ressortit de droit à votre tribunal.

D’ailleurs messieurs, peut-on vous flatter ? Les services importants que vous rendez tous les jours au public, les ressources inépuisables qu’il trouve en vous, les succès qui suivent vos [1645] ou Pourrat116 [1676]). Ces encouragements tiendraient lieu de légitimité même si celle-ci apparaît bien fragile (Lemarchand [2001], p.107).

Une autre méthode consiste à mettre en avant son expérience dans le commerce qui légitimerait la position de l’auteur. Certains, comme Ricard [1724], le font sur le mode ironique :

112 « Cet ouvrage a plus beaucoup à quantité des particuliers savants et experts en cet art, lesquels m’ont unanimement assuré n’avoir vu jusqu’à présent (sur ce sujet) rien de si instructif que ce traité. » (préface).

113 « Ce sont les fruits de mes labeurs et exercices […] ; outre la louange qui vous est due d’avoir si longtemps négocié dans cette florissante ville avec tant de prudence et d’honneur, qu’il n’y a marchand en icelle auxquelles votre honnête conversation et vos louables actions n’aient donné de preuves très certaines de votre sincère et entière probité, connue non seulement de ceux de notre nation, mais encore de plusieurs autres » écrit-il dans une adresse qui est aussi un hommage aux commerçants de la ville de Lyon.

114 « Les défauts que la solidité de vos jugements est capable d’y remarquer, me défendirent de le lui procurer aussitôt qu’il reçut la lumière, sur l’espérance qu’un jour il en serait plus digne comme j’ai daigné de le rendre dans la production de la science des comptes » écrit-il dans une adresse « à messieurs les maîtres et gardes des marchands à Paris ».

115 « c’est à vous seulement que j’ai du consacrer un livre qui n’est fait que pour le faciliter, et qui d’ailleurs ne pourrait le garantir des atteintes de l’ennui si votre nom illustre ne lui servait d’une puissante sauvegarde et n’arrêtait d’abord la rage qui sont ses ennemis aussi bien que de la vérité » (adresse à messieurs le prévôt des marchands et échevins de la ville de Lyon).

116 « A Monsieur Got, bourgeois et banquier à Lyon

Dans le dessein que j’ay eu de donner au public ce travail dont vous m’avez autrefois donné les plus grandes idées, j’ay creu que je ne pouvois le dédier plus justement qu’à vous […] je suis assuré que mon ouvrage sera mieux receu lors qu’il paroistra sous la protection d’une personne dont la vertu et le mérite sont si bien connus de toute la France »

« L’art de tenir les livres en parties doubles ou à l’italienne, est devenu si commun, surtout dans cette ville [NDLA : Bordeaux], où plusieurs maîtres d’école, qui n’ont aucune teinture de commerce, se mêlent de l’enseigner » (préface)

Une longue expérience du commerce aurait permis d’éprouver cette pratique.

Rodriguès [1810] est un de ceux qui expriment le plus clairement ce discours :

« J’ai tenu les livres pendant quinze ans dans la maison de M. André Acquart, ancien négociant à Bordeaux. La confiance dont il n’a cessé de m’honorer, et surtout les bienfaits dont il m’a comblé, me font un devoir de lui en témoigner publiquement ma reconnaissance » (p.III).

A lire cet extrait, on comprend mieux la légitimité de ce savoir : ce que l’on sait, ce ne sont finalement que les pratiques des commerçants et les manuels ne sont là que pour exposer celles-ci. Au besoin, s’il y a innovation, l’auteur insistera lourdement sur les expériences multiples qui lui ont permis de la valider. Plus globalement, cette question de la légitimité va souvent de pair avec des silences que l’on devine embarrassés117.

La nature du savoir et de la légitimité de l’auteur constituent deux questions étroitement imbriquées. Qui détient ce savoir exposé dans les manuels comptables ? Depuis le XVIIe siècle, les auteurs comptables paraissent d’abord justifier leurs connaissances par leur pratique du commerce. Savary118 [1675] ne disait pas autre chose dans sa préface. Van Damme119 [1606], Thomas120 [1631], André121 [1636] Boyer122 [1645], Pourrat123 [1676], Irson124 [1678] De Graaf125 [1718], Ricard126 [1724], Giraudeau127 [1746], Gentil128 [1777]

étaient aussi des commerçants. Certains comme De la Porte129 [1685] ou Barrême130 [1721]

117 Ainsi, Gobain [1702] ne peut-il parler que de « l’utilité publique » de son manuel. Moulinier [1704] est dans le même cas : « En composant cet ouvrage, j’ai tâché à le rendre utile tant aux savants, moins savants, que curieux » (p.I).

118 « Il vint un temps où le Commerce estoit tellement affaibli et les banqueroutes si fréquentes, qu’il n’y avoit aucune seureté de prester son bien, je jugeay alors que je ne ferois point mal de m’en retirer et d’embrasser une autre profession » (préface non paginée, bas de la première page et haut de la seconde).

119 Yamey [1990], introduction du volume 15.

120 Il se présente comme « alemand, bourgeois de la ville de Lindau en Boden » donc probablement un marchand.

121 Indication fourni dans le privilège du roi.

122 Yamey [1990], introduction du volume 16.

123 Il est « marchand » si l’on en croit la page de garde.

124 Il se présente comme « juré teneur de livres, nommé par sa majesté pour l’ordre et l’examen, vérification et liquidation de toutes sortes de comptes ».

125 Yamey [1990], introduction du volume 16.

126 Le relatif mépris qu’il témoigne pour les professeurs laisse penser qu’il s’agit d’un praticien.

127 Il est « négociant à Genève ».

128 Il se présente comme « teneur de livres de la compagnie d’assurances générales de Paris ».

129 Lemarchand [2005], p.28.

130 Il aurait été engagé jeune dans les affaires avant de revenir enseigner les mathématiques à Paris. Avec son fils adoptif, il aurait alors fondé une école où, entre autres, la comptabilité était enseignée (Yamey [1990], introduction du volume 17).

ont des trajectoires plus chaotiques : ils sont d’abord teneur de livres, puis enseignent la tenue des comptes.

Les enseignants sont moins nombreux. Il semble même assez difficile de penser qu’ils ne font qu’enseigner : Moulinier [1704] se présente ainsi comme « ancien syndic des messieurs écrivains et arithméticiens jurés de Bordeaux, ordinairement employé aux reconnaissances des écritures les plus occultes, contestés en justice ». Il semble donc difficile de le classer comme simple professeur. La même question se pose pour Gobain131 [1702]. Il n’y a finalement guère que Coutereels132 [1623] et d’Hénouville133 [1709] qui se contentent d’enseigner la comptabilité.

En tout état de cause, les auteurs comptables qu’ils soient commerçants, teneurs de livres ou même professeur paraissent tous tirer leur légitimité d’une même source : la pratique régulière de la tenue des livres. Au début du XIXe siècle, elle semble toujours le fondement le plus sérieux du savoir comptable.

Etendant le constat à l’ensemble de l’Europe, Pierre Jeannin [2002] confirme le cas français :

« Dans la galerie d’auteurs où se faufilent ainsi encore au XVIIIe siècle, mais moins qu’auparavant, quelques mercenaires grossiers, le type dominant est plutôt le bon praticien » (p.346).

Le constat de Pierre Jeannin confirme bien l’articulation qui existe entre le savoir produit à l’âge classique et ses fondements. D’un côté, on observe un savoir qui commence à être théorisé à travers des règles et de l’autre, on voit émerger des auteurs comptables, qui sont dans leur grande majorité des praticiens d’un bon niveau.