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L’articulation savoirs/pratiques

Chapitre 2 : Aspects méthodologiques

1. L’articulation savoirs/pratiques

1.1. Une définition opérationnelle des savoirs comptables

En définissant les savoirs par référence à ce que les praticiens considéraient comme vrai, on se heurte à un problème de définition : comment rendre cette définition opérationnelle ? Une réponse nous est vite apparue : elle consisterait à considérer les manuels comptables comme l’expression de ce savoir. Ce choix est évidemment critiquable et plusieurs travaux historiques permettent d’éclairer ce débat.

La principale difficulté que pose cette assimilation des savoirs aux seuls manuels consiste évidemment dans les savoirs non formalisés qui émergent des pratiques et que notre postulat tend à négliger. Dès 1937, Florence Edler montrait ainsi que l’imprimeur Christophe Plantin calculait le coût de ses ouvrages entre 1563 et 1567, à une période où ces pratiques étaient encore peu répandues. Ce type d’exemples n’est pas isolé et la pratique de Godard est probablement antérieure à son manuel (Nikitin [1992], p.297-331). On peut surtout se demander combien d’auteurs ont pu mettre en place des systèmes originaux sans ensuite laisser de traces. C’est en cela que notre choix est discutable.

Néanmoins, ce choix nous semble pertinent dans la mesure où ce que l’on recherche dans le savoir ne tient pas tant à l’origine des savoirs, mais plutôt à la constitution d’un ensemble cohérent de principes accepté à un moment donné. Dans ces conditions, le risque que nous prenons avec notre méthodologie tient essentiellement au fait de manquer le(s)

premier(s) individu(s) à avoir inventé tel ou tel système. En effet, on peut penser que si la règle se diffuse, d’autres la reprendront à leurs comptes, nous permettant ainsi de l’observer dans les manuels.

Le lien entre savoirs et pratiques nécessite aussi d’être discuté brièvement : Carrière [1973] (p.766) a ainsi noté l’absence d’ouvrages techniques dans les bibliothèques des négociants. S’agissait-il d’un dédain de la technique comme le suggère Meyer [1999] (p.127-129), ce que réfute par ailleurs Butel [1974] p.168 ? Pierre Jeannin [2002] (p.377-378) note plutôt que les ouvrages techniques devaient se trouver dans les comptoirs, ce qui expliquerait leur absence chez les négociants (voir aussi sur ce point Lemarchand [2001], p.95).

Autrement dit, il semble difficile de tirer des conséquences de l’absence des manuels comptables des inventaires des bibliothèques au XVIIIe siècle.

De tels questionnements ne figurent pas à notre connaissance dans les travaux sur l’histoire des XIXe et XXe siècle. Un tel silence s’explique assez facilement : d’une part, il faut bien reconnaître que l’apprentissage de la comptabilité et plus généralement de la gestion se fait en dehors de l’entreprise via d’autres institutions (école, associations etc.). L’entreprise n’est donc plus le lieu incontournable d’où provient un savoir de gestion légitime61. D’autre part, on manque de sources pour étudier les services comptables et l’on ignore donc tout de l’existence ou non d’éventuels ouvrages comptables62. La S.E.I.T. (future SEITA et actuelle Altadis) est une des rares exceptions puisque les ouvrages utilisées dans l’Entre-deux-guerres ont été conservés : on retrouve ainsi les cours de Jourdes [1930 et 1931], le chef comptable de la S.E.I.T., et les instructions publiques relatives aux comptables, mais pas de manuels comptables du fait des spécificités de l’entreprise63. Néanmoins, l’ouvrage de Carmille [1941]

sur la mécanisation dans les administrations figure dans les inventaires, confirmant la légitimité d’un savoir extérieur à l’entreprise. La popularisation de l’enseignement comptable dans la deuxième moitié du XIXe siècle a également contribué à donner une importance nouvelle au savoir comptable (chapitre 7).

61 Il ne s’agit pas de nier l’importance de la corporation des maîtres écrivains dans l’enseignement de la comptabilité. Néanmoins, comme nous le montrerons, ces enseignants tirent toute leur légitimité de la pratique, raisonnement qui change au XIXe siècle avec l’apparition d’instances ayant leur légitimité propre.

62 Au XVIIIe siècle, les inventaires sont établis au moment du décès des négociants. Or, avec la généralisation du principe de l’entité au début du XIXe siècle, les entreprises ont un patrimoine distinct de leur propriétaire, rendant plus difficile la recherche de l’éventuelle possession de manuels comptables. Les passifs de faillite sont trop grossiers pour que l’on puisse connaître la réalité des ouvrages possédés par les entreprises.

63 La S.E.I.T. faisait alors partie de l’administration et était donc soumis à ce titre aux obligations de la comptabilité publique. A partir de 1926, le passage à la partie double et le respect des règles de la comptabilité publique (Catalo [1996]) implique l’invention d’une comptabilité spécifique, ce qui exclut l’utilisation de manuels comptables conçus pour le commerce.

Un autre élément vient confirmer notre propos. Dans un ouvrage d’organisation, Heller [1911] explique ainsi l’intérêt des bibliothèques dans les bureaux modernes :

« La quantité de connaissances que réclament aujourd’hui les fonctions de directeur d’une affaire commerciale ou industrielle, la nécessité d’une documentation exacte et précise, expliquent parfaitement la nécessité d’une bibliothèque parmi les meubles du bureau moderne.

A chaque instant, paraissent en librairie des ouvrages techniques que doit posséder tout homme soucieux de la prospérité des établissements dont il a la charge. Les revues, les journaux eux-mêmes apportent des éléments nouveaux pour juger et raisonner plus sainement ce qui doit être fait dans des établissements eux-mêmes » (p.41).

Il nous semble donc que l’examen des usages dans les bureaux, s’il ne permet pas de valider de façon indiscutable l’adéquation entre les savoirs et les pratiques, suggère que les premiers puissent être considérés comme les fondements théoriques des secondes à partir de la fin du XIXe siècle.

Si nous définissons les savoirs par référence aux ouvrages comptables, les pratiques seront étudiées à travers les archives ou à défaut à partir d’autres travaux d’historiens. Nous reviendrons plus précisément dans la suite du chapitre sur ces choix période par période.

1.2. Une définition opérationnelle des pratiques comptables

Il nous reste à préciser ce que nous entendons clairement chercher dans les pratiques que nous évoquons. L’organisation comptable peut en effet s’observer à plusieurs niveaux :

la production comptable : la comptabilité, c’est d’abord un certain nombre de documents produits au quotidien. Il ne s’agit pas de savoir quels documents comptables sont produits exactement par les entreprises. Néanmoins, pour comprendre les autres aspects de l’organisation comptable, il nous faudra y revenir. Ceux-ci seront par la suite étudiés à travers les comptes et les calculs de prix de revient ;

le comptable : l’individu qui tient les comptes est la plus petite analyse que nous pouvons retenir64. Que l’on se situe au niveau des règlements internes ou des registres du personnel, les recherches se sont avérées assez fructueuses : que l’on s’intéresse à la division du travail, à la mobilité, aux salaires ou au nombre de comptables, les archives fournissent des réponses nombreuses. S’intéresser au comptable est aussi l’occasion de soulever un problème de présentation. Le mot a

64 Il est délicat de définir le comptable. Dans le cadre d’un travail sur les associations comptables, Matthews [1993] avait écrit : « Nous sommes arrivés à la conclusion que la seule définition opérationnelle du comptable est celle qui en fait un membre d’une organisation professionnelle comptable » (p.198-199). Dans ce travail, nous retiendrons la définition suivante : le comptable est celui qui effectue une tâche comptable.

deux sens : il signifie soit l’ensemble des employés (chef comptable, aide-comptable, teneur de livres, facturier, employé aux écritures etc.) soit une catégorie particulière d’employé comptable. Pour distinguer ces deux usages, le sens large sera utilisé en italique, quand le sens restreint le sera en caractère ordinaire ;

le service comptable : le service comptable, indépendamment de ses employés, est plus difficile à observer et les archives sont plus rares. Nous l’avons étudié à travers les règlements, les notes de service et les plans, des seules archives ;

la fonction comptable, c’est-à-dire l’organisation entre les différents services comptables. Les sources qui nous permettent d’écrire cette histoire recoupent celles déjà mentionnées : les archives du personnel comptable, les règlements sont des sources permettant de comprendre l’articulation entre les différents services comptables. Il est vrai qu’avant le milieu du XIXe siècle, la distinction entre le service et la fonction comptable est peu évidente : il existe une organisation, mais pas encore de service et le terme de fonction comptable apparaît exagéré.

Les différents points que nous venons de présenter sont loin d’être équivalents : les trois premiers nous ont fourni des éléments nombreux et émanant de sources diverses. A l’inverse, l’étude de la fonction comptable utilise les mêmes sources mais les informations sont plus parcellaires. Ceci nous a conduit à la séparation entre la technique comptable, le personnel comptable et l’organisation comptable qui recoupe à la fois le service et la fonction.

C’est cette distinction qui nous servira à organiser les deuxième et quatrième parties.