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Le rôle de la presse dans la promotion d’une organisation

TRAVAIL CHEZ LES COMPTABLES

Chapitre 7 : De nouveaux lieux de savoir

2. La transformation de la demande de comptables

2.2. Le rôle de la presse dans la promotion d’une organisation

La presse de gestion se développe véritablement au début du XXe siècle (Malaval [2001]). En étudiant les discours qui y sont présentés, on comprend mieux la force d’attrait que constituent rapidement les nouvelles théories de gestion. La presse change de statut en passant d’un moment où elle se contente d’indiquer les usages à un moment où elle prétend imposer de bonnes pratiques de gestion. On retrouve ici le passage d’un savoir descriptif à un savoir normatif que nous avons mis en évidence au XIXe siècle dans la littérature comptable.

2.2.1. Avant 1914 : dire la réalité

La presse spécialisée se borne simplement, dans un premier temps, à rapporter des pratiques et éventuellement à les expliquer.

En effet, dans les revues comptables, on ne se limite pas au placement des comptables et à répondre à des questions techniques même si l’intérêt accordé à ces questions demeure limité. Les revues s’intéressent encore peu aux questions d’organisation comptable. Il en est

257 Dossier A la Reine d’Angleterre. 140 AQ 1. Centre des Archives du Monde du Travail (Roubaix).

258 Dans un document non daté, Lavoissier énumère une série de fautes de gestion que nous citons en intégralité, de sorte à ne pas déformer son propos :

« Causes de la situation actuelle

Hypnotisé par cette situation prospère le Conseil d’administration laissa passer inaperçues de lourdes fautes : Longs contrats à certains membres du personnel dont le rendement était parfois scandaleusement inférieur au traitement ;

Aménagements luxueux et inutiles de salons ; Création de succursales trop nombreuses ;

Augmentation de stocks très disproportionnée au Capital par des achats formidables de marchandises à une maison qui, peut-on dire, avait le monopole, vendait à des prix trop élevés en l’absence de concurrence ;

Contrats avec les maisons de couture qui se sont par la suite révélés horriblement onéreux etc. »

« L’absence de contrôle de la direction et une trésorerie insuffisante ont amené la « Reine d’Angleterre » au bord du précipice » ».

de même pour les ouvrages, encore rares, traitant de l’organisation administrative, dans l’Entre-deux-guerres.

On a déjà fait mention des articles de Jounot [1938] et de Vansson [1938] qui proposent une hiérarchisation des fonctions. Cependant, cette hiérarchisation a déjà été invoquée par les associations. En 1879, après avoir évoqué les comptables et les teneurs de livres, Boyaval écrivait dans Le comptable :

« Parlerons-nous des employés aux écritures ? Nous sommes plutôt tenté de les plaindre.

Engagés presque malgré eux dans une voie sans issue, bientôt brisé par la pratique inintelligente des chiffres, serviles sous la main qui leur mesure le pain de chaque jour, nous n’avons pas le courage d’accuser leur inertie » (p.18-19)

Il suffit de regarder les états du personnel à Saint-Gobain259 pour se rendre compte que la division du travail dont parle Boyaval est celle en usage à la fin du XIXe siècle.

A côté de cette hiérarchisation des différents statuts au sein du service comptable, un certain nombre de pratiques sont évoquées dans des articles proposant une organisation comptable. Il en est ainsi en 1908 où de Percy propose un modèle d’organisation pour les mines de fer : il envisage de séparer l’aide-comptable attaché au siège social de la société du comptable travaillant directement auprès des mines (p.69).

Il n’y a là rien de très original puisque ces travaux reprennent et expliquent les pratiques en vigueur dans les mines du Nord de la France. Ainsi, aux Mines de Courrière en 1914260 et de Dourges en 1902261, les états du personnel laissent apparaître deux types de comptables : ceux travaillant dans les bureaux et ceux travaillant à la sortie des mines.

Autrement dit, la presse professionnelle se limite encore à la description de la réalité quotidienne de la vie des entreprises.

2.2.2. L’Entre-deux-guerres (1) : le discours normatif implicite

Dans l’Entre-deux-guerres les pratiques se modifient: les revues professionnelles n’ont plus pour seul objet de dire ce qui est, mais les descriptions doivent aussi avoir une vertu exemplaire. Une revue, Mon bureau, va s’avérer pionnière en la matière dès sa fondation en 1909 (Brown [1909]).

Il ne s’agit plus d’expliquer comment certaines entreprises travaillent, il s’agit désormais de dire ce que l’on doit faire. L’article ne répond pas encore clairement aux

259 1L2 à 1L41. Archives Saint-Gobain.

260 1994056 0039. Centre des Archives du Monde du Travail (Roubaix).

261 1994058 0026. Centre des Archives du Monde du Travail (Roubaix).

questions qu’il soulève, mais le déplacement problématique sera acquis dans l’Entre-deux-guerres.

La première méthode consiste à présenter certaines entreprises dont l’organisation serait remarquable, moderne selon un mot couramment utilisé alors262. En témoigne un article paru dans la Revue trimestrielle de l’association des comptables de la région Est d’Albert Rousseau publié en 1932 : l’article oscille entre la description d’une organisation qualifiée de moderne et un discours de type normatif suggéré par sa description263.

Un autre exemple de cet entre-deux descriptif-normatif est un article publié dans Experta en 1925. François, le chef de comptabilité de la Compagnie des Eaux de la banlieue de Paris, explique comment il organise sa comptabilité en utilisant le système Visiblex264. Au-delà des finalités promotionnelles, l’article a aussi pour but de montrer comment on peut utiliser le système de façon satisfaisante. Comme Rousseau, la description prend assez vite une dimension normative puisqu’il montre l’adéquation entre l’organisation qu’il a choisie et l’objectif poursuivi. En 1923, Dauer publiera un article présentant à la fois une description de l’organisation comptable, mais en même temps un modèle plus général pour les entreprises (p.451).

Rumpf écrira en 1925 un article qui synthétise bien la démarche prescriptive de l’époque : l’auteur, qui se présente comme un organisateur-conseil suggère de s’intéresser à l’environnement immédiat (espace, propreté, lumière, mobilier etc.) de l’employé de bureau

« pour en obtenir un rendement maximum » (p.225). Il va même plus loin puisqu’il suggère de positionner les différents bureaux en fonction d’une éventuelle succession de tâches (en l’occurrence l’arrivée ou l’envoi d’une lettre) : on retrouve ainsi le service du courrier, les archives, les clients, les commandes, le magasin et la comptabilité. Là aussi, la logique est la même qu’à Pont-à-Mousson :

« ces différents services devront être disposés dans les locaux en vue d’éviter les allées et venues des employés. Idéalement, le règlement des affaires devra se développer suivant une chaîne sans fin, partant du bureau du patron pour y revenir » (p.225).

262 Ce changement est difficilement décelable. Il nous semble toutefois manifeste si l’on lit les articles dans l’utilisation de mots insistant sur la modernité : Rousseau [1932] l’utilise dans son titre et l’article de M.

François [1925] consiste à expliquer la pertinence d’un système. En voici un exemple : « L’objection soulevée sera : la difficulté de retrouver les feuillets des abonnés. La difficulté n’existe pas : en effet, les feuillets sont classés par communes et par rues, dans chaque rue par numéro » (p.30-31).

263 Voir l’annexe 4 où le texte de l’article est reproduit partiellement pour la partie concernant le service comptable.

264 Experta est alors dirigé par Maurice Dequeker, un patron qui mélange dans sa revue le contenu comptable et la promotion du matériel comptable qu’il vend par ailleurs. Visiblex est un système de comptabilité par décalque commercialisé par Dequeker.

Un dernier exemple de ce type d’article nous est fourni par La tribune comptable, un journal lyonnais. L’auteur, Gabriel Croisille [1936a et b], se propose de préciser l’organisation du travail dans une usine de transformation. Dans un premier article, Croisille [1936a] nous rappelle que l’usine comporte 102 salariés265. Dans un second article, il s’intéresse plus spécialement à l’organisation du service comptable et donne une répartition assez précise des tâches266. Mais le plus intéressant tient probablement à la proportion retenue : 6 comptables pour 102 salariés, c’est une proportion tout à fait exceptionnelle et qui rapproche l’organisation comptable d’un rapport salarial de production.

Quel type d’organisation comptable recommandent implicitement ces articles ? Il s’agit évidemment de mettre en place une organisation avec des règles qui se veulent précises : une division du travail claire, une organisation de l’espace etc. Le discours garde encore prise avec la réalité puisque ces articles ne font que décrire la réalité de certaines pratiques.

265 Le personnel se décompose comme suit : Direction : 2 personnes ;

Commercial : 4 personnes ; Technique : 2 personnes ; Comptabilité : 6 personnes ; Magasin : 7 personnes ;

Ouvriers et concierges : 81 personnes (informations tirées de Croisille [1936a], p.191).

266 A titre d’exemple, il nous semble intéressant de donner le détail de la division du travail ici prônée :

« Répartition du travail comptable

Chef comptable Tenue du journal général Tenue du centralisateur Etablissement des bilans

Tenue du journal des prix de revient Etablissement des graphiques et statistiques

Comptable n°1 Tenue du journal des achats (en annexe Gd Livre fournisseurs)

Tenue du journal des ventes (en annexe Gd Livre clientèle locale et représentants) Registres des commissions des représentants

Comptable n°2 Tenue du journal des dépôts (en annexe Gd Livre clientèle dépôt) Registre des commissions des dépositaires

Inventaire des dépôts

Tenue du journal des immobilisations avec les organes annexes Comptable n°3 Tenue du journal de Caisse

Tenue des livres de paye Portefeuille

Règlements fournisseurs Aide-comptable Tenue de tous les classeurs

Aide aux comptables suivant les nécessités Dactylographe Correspondance pour tous les comptables

Etablissement des factures à la clientèle des dépôts Sous la direction du comptable n°2

Etablissement des relevés de comptes aux clients

Et établissement d’après le double de ces relevés, des traites que le comptable enregistrera ensuite au portefeuille » (Croisille [1936b], p.321).

2.2.3. L’Entre-deux-guerres (2) : le discours normatif assumé

Une deuxième façon de produire un discours normatif consiste à dire explicitement ce qu’il faudrait faire, sans se soucier de savoir dans quelle mesure ce qui est proposé peut être ou non mis en pratique.

Ainsi, dans une série d’articles publiés dans Experta, Bouvier [1929a et b]

s’intéressera à la taylorisation comptable. Qui est Robert Bouvier ? Il est présenté comme organisateur-conseil et expert-comptable diplômé par le gouvernement (diplôme créé en 1927). Contrairement aux auteurs précédents, ce n’est plus un chef comptable ou un journaliste allant découvrir les pratiques. L’objet de l’article change aussi radicalement : il ne s’agit plus seulement de dire ce qui est, mais d’affirmer plus nettement ce qui doit être.

Jusqu’au choix des mots (la taylorisation comptable), l’article cherche à montrer comment on doit organiser le travail comptable. Plus précisément, il s’agit de créer une chaîne de production, allant de l’ordre d’achat au paiement en passant par un contrôle d’entrée et de consommation (Bouvier [1929a]). L’objectif de ce type de raisonnement est clairement réaffirmé par Ponthière dans un ouvrage, Le bureau moteur :

« On peut ainsi concevoir un bureau idéal où, chaque employé étant spécialisé dans une opération, les documents passent de table en table par une simple extension du bras sans déplacement de personnes » (p.229).

Ponthière [1935] évoquera dans cet ouvrage l’organisation du travail, de l’espace et du temps (p.224-229). Quelques années plus tôt, Gaston Ravisse, l’éditeur de Mon bureau, avait publié l’ouvrage267 d’un auteur belge, un certain Jourdain dont le titre affirme clairement l’objectif : Comment nous organiserons le travail au bureau. L’objectif poursuivi par Jourdain est le même que celui de Ponthière. Si l’expression « taylorisation des bureaux » n’est pas encore utilisée, plusieurs de ses idées forces sont déjà présentes : la préoccupation pour une division du travail entre les bureaux, la réorganisation de l’espace, la mécanisation etc.

Dans cette section, nous venons d’évoquer les articles traitant de l’organisation comptable en général. Mais l’Entre-deux-guerres est également marqué par des innovations techniques qui méritent aussi de retenir notre attention : ce sont celles de la comptabilité par décalque et de la mécanisation des opérations comptables.

267 L’ouvrage fut commercialisé en France et en Belgique.