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CHAPITRE 5 : Cadre opératoire et méthodologie de recherche

5.3 Reconstruction du concept de délégation juridique

Lřun des plus grands défis de lřétude de la délégation est lřopérationnalisation de ce concept, car la théorie nřoffre pas encore de conceptualisation de la délégation qui soit généralement acceptée dans la littérature. Or, nous venons justement dřavancer quřune bonne compréhension des concepts est essentielle à la connaissance scientifique. Les concepts « […] are the basic units of thought and are, therefore, fundamental to any disciplined endeavour aimed at ‘discovering’ the nature of ‘reality’ » et « […] the social science ‘building’ incurs serious risk of collapse if we don’t first examine the quality of the material we use » (Daigneault, 2012: 184). Lřintérêt pour la conceptualisation en science politique a récemment refait surface avec lřouvrage de Gary Goertz (2006), Social

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Science Concepts. Selon cet auteur, les concepts « […] are theories about ontology: they

are theories about the fundamental constitutive elements of a phenomenon » (Goertz, 2006 : 5). Lřutilité des concepts ne se limite toutefois pas à la théorie. En effet, les analyses empiriques nécessitent que le chercheur arrive à réduire le réel en indicateurs observables bien définis pour ensuite permettre une classification, une organisation ou une mise en relation des éléments observés. « Le concept présente une fonction de découpage du réel: il sert donc tout autant de Řcontenant à donnéesř que de contenant sémantique (Sartori, 2009b[1975]) » (Daigneault et Jacob, 2012 : 189).

Puisque notre thèse sřintéresse à un mécanisme de règlement des différends, il convient de préciser que notre conceptualisation de la délégation se concentre sur la délégation juridique telle que définie à la section 2.3.1. Dans cette optique, Keohane, Moravcsik et Slaughter (2000) ont tenté dřexpliquer le concept de délégation juridique en divisant celui- ci en trois principales dimensions : lřindépendance, lřaccès et lřenchâssement. Le niveau dřindépendance concerne la mesure dans laquelle les décisions sous un mécanisme de règlement des différends peuvent être rendues de façon impartiale et neutre par rapport aux intérêts des États. Lřaccès, quant à lui, réfère à la facilité avec laquelle les parties privées peuvent influencer lřagenda du mécanisme de règlement des différends. Enfin, lřenchâssement reflète la mesure dans laquelle les décisions sont appliquées de façon directe et automatique, sans que les gouvernements nřaient à intervenir (Keohane et al., 2000 : 458).

Selon nous, cette conceptualisation nřest pas tout à fait satisfaisante au niveau opérationnel, car elle ne semble pas révéler lřessence de la délégation telle que nous la concevons. En effet, nous croyons que la conceptualisation de la délégation devrait inclure le fait quřil y a octroi dřautorité à une institution internationale, cřest-à-dire une précision quant au type dřautorité légale qui est déléguée. Nous argumentons donc que la conceptualisation offerte par Keohane et al. (2000) ne possède pas les dimensions « minimales » de la délégation juridique, cřest-à-dire les attributs nécessaires et suffisants à sa définition. En dřautres termes, les dimensions qui sont proposées par Keohane et al., prises conjointement, ne nous semblent pas être suffisantes pour définir le concept de délégation juridique, car nous

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croyons que lřoctroi dřautorité (ou type dřautorité) pourrait être une dimension supplémentaire requise. De plus, nous ne sommes pas persuadés que lřaccès et lřenchâssement soient des conditions nécessaires à la définition de la délégation, celles-ci nous semblant davantage des indicateurs qui permettent dřévaluer ou de caractériser le type dřautorité qui est déléguée. Lřabsence de lřune ou de lřautre de ces deux dimensions ne semble pas non plus empêcher lřexistence dřune délégation.

Pour mettre en lumière les dimensions suffisantes et nécessaires dřun concept, il importe de commencer par une revue de la littérature afin dřextraire et dřorganiser les dimensions à partir de la définition du concept. Il convient donc de revenir brièvement sur la définition générale de la délégation que nous avons présentée au chapitre 2. Nous utilisons la définition générale de la délégation plutôt que celle, plus précise, de la délégation juridique, car nous croyons que cřest dans la définition générale quřil est possible de repérer lřessence de la délégation et, donc, de la délégation juridique. Lřanalyse de la définition de la délégation permettra alors dřidentifier les éléments constitutifs de celle-ci, cřest-à-dire de mettre à jour son essence en identifiant ce qui est important à son sujet. La définition de la délégation juridique sera quant à elle utile afin de nous aider à préciser lřampleur de la délégation, ce qui sera reflété dans la troisième dimension (niveau des indicateurs) de notre conceptualisation. Cela nous permettra donc de procéder à une conceptualisation en trois niveaux, tel que suggéré par Goertz (2006).

Délégation : Il y a présence de délégation internationale lorsque deux ou plusieurs États

octroient à une institution internationale l’autorité nécessaire pour émettre des décisions et prendre des actions qui peuvent comprendre la mise en œuvre

des politiques, la création et lřamendement de traités, la résolution des différends, la supervision et la coercition, la mise à lřagenda, la recherche et les conseils, la redélégation et, possiblement, lřélaboration de nouvelles règles. La délégation internationale est également caractérisée par une

relation d’agence, où les États forment le principal et lřinstitution

155 Nous retenons ici deux dimensions nécessaires (en italique) pour la conceptualisation de la délégation. Il y a premièrement un octroi dřautorité à une institution internationale, ce qui, selon nous, peut être observé dans la structure et les règles de lřinstitution à lřétude (engagements ex ante des États). Le deuxième élément de la définition qui nous intéresse est la relation dřagence, où lřÉtat exerce un contrôle plus ou moins fort pour limiter lřindépendance de lřinstitution internationale. Les deux dimensions que nous retenons sont donc lřautorité et lřindépendance. Lřautorité concerne ce que lřinstance internationale est légalement habilitée à faire, tandis que lřindépendance reflète la marge de manœuvre de cette même instance. Lřindépendance reflète donc ce quřune institution internationale, dans la pratique, est capable de faire avec lřautorité qui lui a été accordée. Il sřagit de la dimension qui précise la portée des engagements ex post des États. Dans le contexte dřun mécanisme de règlement des différends, un tribunal international peut être en mesure dřagir au-delà de lřautorité qui lui a été initialement accordée (problème dřaléa moral pouvant survenir lorsquřil y a présence dřune relation principal-agent), comme il peut également être contraint par les États dans lřexercice de ses fonctions.

La dimension de lřautorité semble faire un consensus (partiel du moins) chez les auteurs, qui incluent presque quřinévitablement lřoctroi dřautorité dans leur définition de la délégation. La dimension de lřindépendance repose quant à elle sur sa prévalence élevée dans la littérature relative au concept de délégation, et ce, surtout du point de vue de la recherche empirique. Nous supposons que ces deux dimensions ont le même poids, car rien dans la théorie nřindique de façon certaine que lřune des dimensions a plus dřimportance que lřautre. Ces dimensions constituent le deuxième niveau de notre reconstruction du concept de délégation juridique, la délégation juridique elle-même étant le premier niveau. Il sřagit, selon nous, de conditions suffisantes dřinclusion dans le sens où il y a présence de délégation sřil y a à la fois octroi dřautorité à une tierce partie et que cette tierce partie jouit dřun certain niveau dřindépendance pour exercer cette autorité. Nous croyons également quřil sřagit de conditions nécessaires, car il ne peut y avoir de délégation sans octroi dřautorité et quřil ne peut réellement y avoir dřoctroi dřautorité sans que la tierce partie ait un minimum dřindépendance. En effet, un mécanisme de règlement des différends qui nřaurait pas un minimum dřindépendance ne ferait quřémettre des décisions qui auraient été

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dictées par les États, ce qui, en pratique, élimine la délégation juridique en empêchant la tierce partie de se prononcer elle-même sur un différend.

Le troisième niveau de la conceptualisation selon lřapproche de Goertz consiste à lřidentification dřindicateurs, qui sont « […] where the concept gets specific enough to guide the acquisition of empirical data » (Goertz, 2006 : 62). Les indicateurs serviront donc à lřopérationnalisation de notre recherche. Pour opérationnaliser la dimension de lřautorité, nous nous servons des indicateurs de la délégation juridique suggérés par Abbott et al. (2000), que nous avons présentés aux sections 2.3.1 et 3.2.1. Lorsquřils présentent ces indicateurs, ces auteurs définissent la délégation comme la mesure dans laquelle il y a octroi dřautorité légale à une tierce partie (Abbott et al., 2000 : 415). Cela correspond à notre définition de la dimension de lřautorité qui concerne le type et le niveau de délégation qui est accordée dans le texte lřaccord, cřest-à-dire de façon ex ante. Rappelons que lřoctroi dřautorité, et donc la délégation juridique, sřy accroit au fur et à la mesure que la juridiction, ou compétence du mécanisme de règlement des différends, augmente.

La conceptualisation de la délégation juridique généralement offerte dans la littérature, basée sur le modèle dřAbbott et al. (2000) dont nous venons de discuter, ne repose que sur la dimension dřautorité. Pourtant, notre revue de littérature dévoile que plusieurs recherches, inspirées, entre autres, du modèle de la relation principal-agent, montrent que lřindépendance est également une importante dimension. En effet, même si lřautorité accordée à une institution est grande, la délégation réelle peut être faible ou modérée si lřindépendance de cette institution est faible. Au contraire, une forte indépendance pourrait permettre à un organe international dřaller au-delà de lřautorité qui lui a été accordée par les États. La littérature ne semble pas offrir dřindicateurs de lřindépendance qui soient généralement acceptés. Il convient donc dřen élaborer afin dřêtre en mesure de bien observer et mesurer cette dimension.

Comme nous avons choisi de ne traiter que du type dřautorité qui concerne le règlement des différends, il nous faut trouver une mesure de lřindépendance qui convienne à lřintérieur de ce même contexte. Lřindépendance reflèterait alors la marge de manœuvre que possèdent

157 les juges ou les arbitres qui doivent rendre une décision par rapport à un différend. Cette indépendence est bien articulée par Keohane, Moravcsik et Slaughter : « [o]ther things being equal, the wider the range of considerations the body can legitimately consider and the greater the uncertainty concerning the proper interpretation or norm in a given case, the more potential legal independence it possesses » (Keohane et al., 2000 : 461). Lřindépendance, ou la latitude qui est accordée aux juges ou aux arbitres, concerne donc la mesure dans laquelle ceux-ci sont libres dřémettre des décisions et dřinterpréter les règles selon leur propre jugement, indépendamment des intérêts des États.

Pour mesurer cette dimension, nous croyons que la déférence constitue un élément clé. En effet, nous avons expliqué au chapitre 4 que la déférence est la mesure dans laquelle une cour respecte lřautorité ou la validité dřune décision lors dřune révision judiciaire. Elle implique quřune cour nřeffectue pas de jugement indépendant sur un cas particulier, mais bien la révision dřun jugement qui a déjà été rendu par une autre instance. La base du principe de la déférence est le respect de lřintention du législateur : un juge doit sřassurer que les lois, telles quřelles ont été énoncées par le législateur, sont respectées. De plus, les juges doivent respecter lřautorité qui a été confiée par le législateur à dřautres instances en évitant de fournir leurs propres interprétations lorsque lřintention du législateur nřest pas claire et que ce pouvoir dřinterprétation est délégué à lřinstance dont la décision est révisée. La déférence constitue donc, à notre avis, une mesure de lřindépendance des tribunaux par rapport à la volonté du législateur. Nous argumentons donc que plus un mécanisme de règlement des différends exerce de la déférence envers lřinstance, la personne ou le pays dont la décision est contestée, moins celui-ci est indépendant de la volonté des États. Lřexigence dřun haut degré de déférence porte donc un caractère limitatif direct à lřindépendance des mécanismes de règlement des différends. Le pôle négatif de la déférence est donc, selon nous, un indicateur de lřindépendance.

La littérature montre également que lřindépendance peut se renforcer dans le temps, car il est possible quřun tribunal international développe un mode de raisonnement indépendant. Ceci se mesure par la formation de précédents ou, en dřautres termes, dřune forme de jurisprudence internationale plus ou moins contraignante. En effet, « […] institutions also

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change over time and develop distinctive dynamics » et « [t]he greater independence of judges, wider access of litigants, and greater potential for legal compliance insulates judges, thereby allowing them to develop legal precedent over time […] » (Keohane et al., 2000 : 479-480). Il nřy a donc pas de développement de « jurisprudence » indépendante en lřabsence dřun certain « isolement » des mécanismes de règlement des différends par rapport aux intérêts des États. Nous proposons donc que le développement dřun mode de raisonnement indépendant soit aussi un indicateur de lřindépendance. Cette dimension comporte donc deux indicateurs, soient la déférence et la formation dřun mode de raisonnement indépendant.

Nos indicateurs sont reliés à leur dimension respective par un lien ontologique, car ils représentent lřessence de lřindépendance et de lřautorité dans le contexte de la délégation à un mécanisme de règlement des différends. Il nřy a donc pas de relation causale supposée entre les indicateurs et les dimensions. Pour reprendre les termes de Goertz (2006 : 59), nos indicateurs constituent ce que sont lřautorité et lřindépendance et leur relation avec ces dimensions en est une dřidentité et non de causalité. De plus, la relation entre nos deux indicateurs de lřindépendance en est une de « famille de ressemblance », cřest-à-dire quřil y a indépendance si un ou les deux indicateurs sont présents. Ces indicateurs sont donc des conditions suffisantes, mais pas mutuellement nécessaires à lřindépendance : au moins lřun des deux indicateurs doit être présent afin quřil y ait indépendance dřun mécanisme de règlement des différends. La figure suivante présente donc notre reconstruction du concept de délégation juridique dans le contexte dřun mécanisme de règlement des différends internationaux, selon les trois niveaux de conceptualisation proposés par Goertz (2006).

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Figure 9 : Reconstruction du concept de délégation juridique dans un contexte international

Niveau des indicateurs Niveau secondaire Niveau de base

Faible

Marchandage politique pur Marchandage institutionnalisé

Conciliation, médiation Autorité

Arbitrage non-contraignant +

Arbitrage contraignant Cour avec juridiction, accès ou autorité limités ou consensuels

Cour : décisions contraignantes dřune tierce partie, juridiction générale,

accès privé direct, pouvoir dřinterpréter ou de compléter les règles

Haut *

Délégation juridique

Déférence (pôle négatif)

+ Indépendance

Mode de raisonnement indépendant

Légende :

* Conditions nécessaires et suffisantes + Famille de ressemblance

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5.4 Indépendance et délégation juridique : tension entre le droit et la