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CHAPITRE 1 : Introduction

1.3 Problématique générale de la recherche

Depuis quelques années et plus particulièrement depuis le récent conflit canado-américain sur le bois dřœuvre, plusieurs critiques canadiennes et américaines envers lřALÉNA et son mécanisme de règlement des différends commerciaux ont fait surface dans lřarène politique : « [t]he bitter bilateral softwood lumber dispute has done considerable damage not only to broader Canada-US relations but to the reputation and credibility of NAFTA » (Hart et Dymond, 2006 : 66). En fait, après nombre de victoires sous les mécanismes de règlement des différends de lřOMC et de lřALÉNA, le Canada a réussi à obtenir la mise en conformité des États-Unis seulement quřen négociant un accord politique parallèle avec ce puissant joueur commercial, insatisfait des décisions rendues par les instances internationales :

[…] we might understand the entire Softwood Lumber saga as involving decades of litigation where the United States lost on virtually every major issue; nevertheless due, in part, to U.S. recalcitrance, the two states negotiated a settlement that institutionalizes a system of managed trade that significantly limits sales of Canadian softwood lumber into the United States. The U.S. conduct in the Softwood Lumber litigation can be seen as an instantiation of a larger compliance problem that faces dispute settlement mechanisms in the trade realm (Dunoff, 2007 : 345).

Si, tel que lřaffirme Dunoff, la non-conformité des Américains avec les décisions internationales dans le cas du bois dřœuvre peut être vue comme le reflet dřun problème plus général en droit commercial international, celle-ci paraît également intrinsèquement liée à la non-acceptation du Chapitre 19 de lřALÉNA par certains acteurs politiques importants aux États-Unis. En effet, ce différend commercial a semblé teinté par différentes forces politiques au Canada et aux États-Unis, les premières réclamant la mise en conformité des Américains et les autres contestant les décisions émises par les panélistes du Chapitre 19 de lřALÉNA. Encore aujourdřhui, plusieurs membres du Congrès américain expriment leur mécontentement par rapport au Chapitre 19 de lřALÉNA. Certains dřentre eux ont dřailleurs demandé quřune clause soit incluse au Partenariat transpacifique, actuellement en cours de négociation entre les États-Unis, le Canada et neuf autres pays de la région du Pacifique, afin dřannuler le Chapitre 19 de lřALÉNA (DeFazio, 2012).

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Au niveau du droit commercial international, le conflit canado-américain sur le bois dřœuvre est devenu une source de jurisprudence importante (Gagné et Roch, 2008) et constitue, en quelque sorte, le reflet des préoccupations contemporaines au sujet du droit commercial international. En effet, « […] Softwood Lumber reveals much about the professional preoccupations, puzzles, and perplexities that mark the current era of international doctrine, and international law more generally » (Dunoff, 2007 : 319). Lřune des dimensions les plus complexes du conflit sur le bois dřœuvre est la relation entre les mécanismes de règlement des différends de lřALÉNA et de lřOMC. Même sřil nřy a pas de contradictions en tant que telles entre les deux mécanismes, il est possible quřen pratique une décision sous un panel annule celle dřun autre en créant une nouvelle détermination, ce qui sřest produit au cours du plus récent épisode sur le bois dřœuvre :

[…] a NAFTA Chapter 19 binational panel ordered the ITC [agence administrative américaine] to issue a negative threat of injury determination. The ITC did so, albeit reluctantly, and the negative threat of injury finding was thereafter affirmed by the NAFTA panel. […] As a matter of U.S. law, absent injury, there is no basis for the imposition of antidumping and countervailing duties.

However, the ITCřs injury determinations were also subject to a separate WTO proceeding. A WTO panel concluded that the ITCřs finding of threat of injury violated the U.S.řs WTO obligations. Thereafter, the U.S. undertook a new investigation, and issued a redetermination of threat of injury. A subsequent WTO compliance panel upheld this determination. Thus, although the U.S. had issued a negative threat of injury determination as a result of the NAFTA litigation, after the WTO upheld a finding of injury, the USTR ordered the Commerce Department to continue to collect duties on Canadian softwood lumber (Dunoff, 2007 : 330-331).

Cette complexe interrelation entre le Chapitre 19 de lřALÉNA et lřORD de lřOMC est le reflet dřun des principaux défis actuels auxquels fait face le droit commercial international. Cette tension entre les accords commerciaux régionaux et le système commercial multilatéral nřest pas nouvelle et nřest pas restreinte au domaine des règlements des différends commerciaux7. Le cas canado-américain sur le bois dřœuvre nřest également pas unique en la matière. Par exemple, le cas sur les bananes (DS27) a engendré des litiges à la fois sous les cours nationale, européenne et multilatérale (Dunoff, 2007 : 335). La mésentente sur les droits antidumping imposés par lřArgentine sur le poulet brésilien (DS241) a aussi créé des litiges successifs devant le Mercosur et lřOMC (Dunoff, 2007 :

7 Lřinterrelation entre les accords commerciaux régionaux et lřOMC ne constitue pas lřobjet central de notre

thèse. Pour mieux cerner cette problématique générale, voir, entre autres, Crawford et Fiorentino (2009) et Le

19 335). Ce phénomène pousse donc Dunoff à poser les questions suivantes, dont les réponses aideraient à mieux comprendre à la fois le conflit sur le bois dřœuvre et la complexité liée à la juridisation croissante des relations commerciales internationales :

What should the relationship be between various domestic and supranational fora? For example, should NAFTA panels follow WTO holdings? Should WTO panels rely upon NAFTA panel determinations? What level of deference should international tribunals grant to domestic determinations? How should domestic tribunals treat international decisions? In Softwood Lumber, the relationships among various fora span a continuum from deference to defiance. The protracted multitrack litigation reveals both cooperation and contestation, synergy and tension, and relationship and resistance among different tribunals (Dunoff, 2007 : 335).

Ces questions montrent que la particularité du Chapitre 19 de lřALÉNA peut être très intéressante dřun point de vue théorique. Il sřagit dřun mécanisme de règlement des différends prévu par un traité international, lřALÉNA, qui reflète les règles et les pratiques commerciales internationales. Ce chapitre de lřALÉNA peut également évoluer avec le droit international, car il intègre les législations nationales qui doivent respecter les obligations internationales des États. Lřanalyse du Chapitre 19 de lřALÉNA doit donc sřopérer sur trois niveaux : les règles nationales, les règles de lřALÉNA et, dans une moindre mesure, les règles du GATT/OMC. Ces trois ensembles de règles sont inter-reliés et leur interaction peut faire varier le degré de latitude des juges8 et les décisions rendues sous ce mécanisme de règlement des différends.

En interprétant les règles nationales ou internationales, les juges nommés sur les mécanismes de règlement des différends commerciaux internationaux sont-ils créateurs de nouvelles obligations pour les États? Les tribunaux internationaux sont-ils plutôt liés par la volonté politique des États qui leur délèguent ce pouvoir de décision? Cřest à ce questionnement global que notre thèse tentera de répondre, en sřintéressant plus particulièrement au Chapitre 19 de lřAccord de libre-échange Canada-États-Unis (ALÉ) et de lřALÉNA. Pour ce faire, il est important dřanalyser un ensemble représentatif de cas et non seulement les cas les plus litigieux, car ceux-ci peuvent mener à une conception biaisée

8 Tout au long de cette thèse, nous utilisons généralement le terme « juge » pour signifier les personnes qui

sont habilitées à émettre une décision au sein dřun mécanisme de règlement des différends internationaux. Selon cette définition, un « juge » peut donc être un avocat, un expert en commerce, un panéliste, un membre dřun groupe spécial, etc. Il ne porte alors pas nécessairement le titre de « juge ».

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du Chapitre 19. En effet, du point de vue canadien, le Chapitre 19 avait généralement été considéré comme une réussite durant lřALÉ et lors des premières années de lřALÉNA. Dans ce contexte, il convient donc de sřinterroger en profondeur sur lřévolution institutionnelle du Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA. Une telle analyse permettra dřévaluer le fonctionnement de ce mécanisme de règlement des différends et de constater si les critiques actuelles qui y sont formulées de part et dřautre du continent sont justifiées. Enfin, pour des raisons méthodologiques qui seront expliquées au chapitre 5 de cette thèse, notre analyse sera limitée aux différends commerciaux qui ont eu lieu entre le Canada et les États-Unis, excluant ainsi le Mexique.

Cette thèse a comme objectif de vérifier notre hypothèse générale de recherche voulant que la délégation juridique qui est accordée au Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA ne sřétende pas, dans la pratique, jusquřà permettre aux panels binationaux dřimposer de nouvelles obligations pour les États. Notre analyse empirique ne permet pas de confirmer cette hypothèse. Nos données suggèrent que les panels binationaux ont généralement exercé un niveau de déférence très semblable de cas en cas, ce niveau se trouvant quelque part entre la déférence forte et la déférence moyenne. Toutefois, notre analyse empirique dévoile que, dans environ 30% des cas, les panélistes du Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA ont fait preuve de déférence faible. Nos données identifient également la présence dřun développement modéré dřun mode de raisonnement indépendant sous le Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA. Ces résultats de recherche témoignent donc dřun certain niveau dřindépendance des panels binationaux, ce qui permet à ces derniers de créer de nouvelles obligations pour les États, du moins de façon interstitielle. En effet, notre recherche montre que ceux-ci ont la possibilité dřaller au-delà du simple contrôle juridictionnel en choisissant dřinterpréter les lois et dřémettre des jugements qui vont à lřencontre des décisions administratives.

À notre connaissance, aucune autre étude ne traite de façon aussi systématique et rigoureuse des aspects juridiques, politiques et économiques des décisions émises sous le mécanisme de règlement des différends prévu par le Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA. La seule étude sérieuse que nous connaissons au sujet de la déférence des panélistes du

21 Chapitre 19 est celle de Davey (1996), qui nřinclut que les décisions émises sous lřALÉ et qui effectue une analyse qui est uniquement juridique et normative. Nous proposons une analyse différente dans le sens où elle sřinscrit dans une approche théorique basée sur le concept de délégation en Relations internationales et quřelle inclut à la fois lřALÉ et lřALÉNA. Les résultats de notre recherche permettront dřéclairer le débat actuel qui entoure la pratique du Chapitre 19 en la situant face aux critiques américaines et canadiennes qui sont effectuées à son endroit.

Notre analyse empirique permet également de contribuer au débat théorique qui existe au sujet de la délégation en Relations internationales, notamment en avançant que le niveau dřindépendance des tribunaux internationaux évolue dans le temps et que les États, ou du moins les États les plus forts, ont de la difficulté à contrôler efficacement le comportement des tribunaux internationaux. Nos conclusions vont à lřencontre dřétudes phares que nous retrouvons dans la littérature au sujet de lřindépendance des tribunaux internationaux (par exemple, Guzman et Landsidle, 2008; Goldstein et Steinberg, 2008; Helfer, 2006; Slaughter et Helfer, 2005; Posner et Yoo, 2005). En fait, notre thèse se démarque de ces analyses en étudiant la délégation juridique du point de vue pratique des raisonnements des juges, plutôt que de ne considérer que lřoctroi dřautorité tel quřénoncé dans les textes des accords ou dřévaluer les décisions selon leur résultat, et ce, sans égard à la logique qui sous-tend celles-ci. Enfin, nos conclusions au sujet de la délégation juridique peuvent être généralisables à lřensemble des mécanismes de règlement des différends, quřils traitent ou non de questions commerciales. Cela revêt une pertinence à la fois théorique et pratique, ce qui est particulièrement saillant dans le contexte actuel de la juridisation croissante des relations internationales.