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CHAPITRE 5 : Cadre opératoire et méthodologie de recherche

5.1 Question de recherche

Tel que nous lřavons expliqué au chapitre 3, la délégation dřautorité juridique accordée au Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA est assez élevée, ce mécanisme ayant notamment une force obligatoire, un haut niveau de précision ainsi quřun accès direct pour les parties privées. Le fait quřil sřagisse dřun tribunal ad hoc (non-permanent) amoindri, toutefois, la force de cette délégation. En liant notre cadre théorique concernant le concept de délégation en Relations internationales avec la problématique entourant le conflit canado-américain sur le bois dřœuvre, nous constatons toutefois quřil persiste un questionnement quant à la possibilité que cette délégation juridique permette aux panels binationaux dřimposer de nouvelles obligations pour les Membres de lřALÉ et de lřALÉNA. En effet, les critiques qui sont et qui ont été adressées envers ce mécanisme de règlement des différends laissent croire que la délégation qui lui est accordée va, en pratique, au-delà de la délégation juridique qui est prévue dans les textes de lřALÉ et de lřALÉNA. Ce haut niveau de délégation juridique serait unique dans lřintégration économique nord-américaine, car le

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Chapitre 19 est le seul mécanisme de lřALÉ et de lřALÉNA qui a le pouvoir de renvoyer des décisions dřagences administratives pour reconsidération. Or, dřun point de vue pratique, ce pouvoir de renvoi pourrait laisser entrevoir un impact indirect au niveau des politiques internes des États dans le sens où les panels binationaux auraient la possibilité dřimposer leur interprétation des lois et des règlements internes en matière de droits antidumping et compensateurs (Bélanger, 2007 : 202). Ce pouvoir dřinterprétation, en pratique, pourrait permettre aux panélistes du Chapitre 19 de créer de nouvelles obligations pour les États, du moins de façon interstitielle.

Donc, si le niveau de délégation juridique accordée au Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA dans les textes des accords ne prévoit pas lřautorité dřinterpréter les législations internes de façon à créer de nouvelles obligations pour les États, quřen est-il au niveau pratique? Est-ce que cette délégation juridique, dans les faits, sřétire jusquřà inclure le pouvoir de se prononcer sur la justesse des interprétations que font les agences administratives des lois quřelles sont chargées dřadministrer, ayant ainsi un impact sur lřélaboration des politiques administratives au niveau interne?

Cet intéressant questionnement a été soulevé par Bélanger il y a quelques années : « [t]his raises the question of whether this panel system of review is mandated to conduct strictly judicial appeals of the legality of agencies decisions (judicial delegation), or is it also mandated to make pronouncements on the fairness and appropriateness of these decisions beyond the strict question of their legality (political/administrative delegation)? » (Bélanger, 2007 : 203). Si Bélanger associe ici à de la délégation politique le fait que les panels binationaux puissent interpréter les lois internes et se prononcer sur la justesse des décisions administratives, nous associons plutôt cela à de la délégation juridique élevée, à lřinstar de la définition présentée à la section 2.3.1. À notre connaissance, aucune recherche empirique nřa encore bien répondu à cette question dans un cadre incluant à la fois lřALÉ et lřALÉNA92. Nous estimons que cela justifie dřentreprendre une recherche à ce sujet, ce

92 La seule étude que nous connaissons à ce sujet est celle de Davey (1996), qui vérifie entre autres le niveau

de déférence des panels de lřALÉ. Lřanalyse de Davey (1996) ne se questionne toutefois pas au sujet de lřampleur de la délégation et a une approche plus juridique et normative, décrivant et commentant chacun des cas sous lřALÉ. Nous proposons une analyse différente dans le sens où elle sřassoie dans une approche

147 qui nous amène au questionnement de recherche suivant concernant le niveau de délégation juridique qui est accordée au Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA :

Question de recherche :

 Est-ce que la délégation juridique qui est accordée au Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA sřétend, en pratique, jusquřà inclure le pouvoir dřinterpréter les règles de façon à créer de nouvelles obligations pour les États?

Notre question de recherche fait directement référence au niveau de déférence que les panélistes du Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA exercent envers les agences administratives dans le domaine des droits antidumping et compensateurs. En effet, nous nous questionnons sur la capacité dřun mécanisme de règlement des différends à se prononcer, non pas strictement sur la légalité dřune décision administrative (fort niveau de déférence), mais également sur la justesse de celle-ci, en substituant parfois par les siennes les interprétations que font les agences nationales des lois et des règlements quřelles administrent (faible niveau de déférence). En dřautres termes, la question est de savoir si les panels du Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA exercent seulement un contrôle juridictionnel ou sřils ont aussi le pouvoir de dicter des décisions aux agences administratives. Bélanger avance également que la déférence est au centre du questionnement sur la délégation accordée au Chapitre 19 de lřALÉ et de LřALÉNA :

If the nature of the delegation of authority vested in panels was purely judicial, they should defer to the political discretion and technical competence of administrative agencies, therefore limiting their action at judging if the administrative agencies have violated the law or their own statutes in reaching a particular decision; if, to the contrary, this delegation authority was extended to judge the impartiality of agenciesř usage of their political discretion, then the panels should handle cases with more scrutiny and render more intrusive decisions (Bélanger, 2007 : 203).

Sřinterroger sur le niveau de délégation juridique, et par le fait même sur le niveau de déférence des panélistes du Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA envers les agences administratives, est premièrement pertinent dřun point de vue théorique. En effet, la

théorique basée sur le concept de délégation en Relations internationales et quřelle inclut à la fois lřALÉ et lřALÉNA. Nous proposons également une méthode dřanalyse différente et plus systématique.

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délégation a engendré un riche corpus théorique en Relations internationales, mais ce concept reste encore flou et beaucoup dřauteurs traitent de celui-ci sans nécessairement lřopérationnaliser afin dřen observer lřampleur au niveau pratique. Tel que mentionné au chapitre 2, plusieurs auteurs, dont Helfer (2006) et Slaughter et Helfer (2005), mentionnent que les États ont à leur disposition des formes de contrôles politique et structurel qui peuvent être utilisés afin dřorienter les mécanismes de règlement des différends dans le sens de leurs préférences. En dřautres termes, les États, selon cette théorie, exerceraient un contrôle de façon ex post sur la délégation quřils octroient aux institutions internationales. Toutefois, rappelons que cette hypothèse ne fait pas lřunanimité dans la littérature, les études dřAlter (2008 a, 2008 b) avançant notamment que les États nřont pas vraiment de contrôle sur les cours internationales. Notre démarche vise donc à éclairer ce débat théorique. Pour ce faire, nous sommes dřavis que seule une analyse de la délégation au niveau pratique peut permettre de préciser la portée des engagements ex post des États, cřest-à-dire une fois quřun accord est mis en place.

Notre question est également très intéressante et dřactualité au niveau pratique, car elle permettra dřéclairer le débat canado-américain qui entoure le Chapitre 19 de lřALÉNA. En effet, nous avons expliqué au chapitre 3 que depuis les négociations de lřALÉ, les acteurs politiques américains défendent une grande déférence envers les agences administratives nationales, alors que les Canadiens désirent un mécanisme plus agressif qui permette de juger de lřobjectivité des décisions émises par les agences nationales. Nous tenterons donc, à lřaide dřune analyse empirique, de répondre à notre question de recherche afin dřéclairer ces débats théorique et pratique. Précisons, enfin, que notre démarche nřa pas pour objet de traiter du rôle des acteurs politiques au niveau interne des États, comme les groupes dřintérêt ou les dirigeants politiques93. Cette thèse ne se questionne pas non plus au sujet de la délégation au niveau interne des États94. Maintenant que notre question de recherche est bien circonscrite, il convient dřélaborer notre hypothèse de recherche.

93 À ce sujet, voir entre autres Drope et Hansen (2004) et Hansen (1990), qui étudient lřinfluence des groupes

dřintérêt sur les décisions de lřITC et du DOC aux États-Unis.

94 En ce qui concerne la délégation au niveau interne, des études ont été effectués sur la délégation dřautorité

par le Congrès américain (Kiewiet et McCubbins, 1991; Cox, 2007) ou de la délégation dans les démocraties parlementaires (StrØm et al., 2003). Dřintéressants travaux ont également été réalisés au sujet de

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