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CHAPITRE 5 : Cadre opératoire et méthodologie de recherche

5.2 Hypothèse de recherche

Dans la pratique, rappelons que le Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA est marqué par des critiques politiques américaines qui avancent que ce mécanisme de règlement des différends est caractérisé par un trop faible niveau de déférence ou, en termes plus théoriques, par un haut niveau de délégation juridique. Cela ne serait toutefois pas lřavis de certains groupes dřintérêts canadiens qui croient, quant à eux, que les États-Unis arrivent à contraindre les panels de lřALÉNA par des contrôles politiques et structurels. Le conflit canado-américain sur le bois dřœuvre peut laisser croire que les critiques américaines au sujet de la déférence sont justifiées, car ce conflit a notamment été caractérisé par une importante opinion dissidente du juge Wilkey, qui a dénoncé le faible niveau de déférence des panels binationaux. Toutefois, peu dřautres cas semblent avoir engendré de la controverse par rapport à la façon dont les panélistes ont rendu leurs décisions. Il est donc possible de croire quřen général, le niveau de déférence des panélistes est aussi élevé que celui qui est normalement exercé par les cours nationales. La délégation juridique qui est accordée au Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA ne sřétendrait donc généralement pas jusquřà inclure le pouvoir dřinterpréter les règles de façon à créer de nouvelles obligations pour les États.

Au niveau théorique, la littérature présentée au chapitre 4 semble appuyer la perception voulant que les États conservent un contrôle ex post sur la délégation quřils octroient aux institutions internationales (Helfer, 2006; Slaughter et Helfer, 2005). Abbott et Snidal avancent également que dans une relation asymétrique, les États forts conservent un contrôle sur lřautorité quřils ont déléguée (Abbott et Snidal, 2000). De plus, selon Guzman et Landsidle :

There is a growing and misinformed sense in some quarters that the United States and other countries have engaged (and continue to engage) in delegations to international institutions that pose significant threat to domestic sovereignty. […]. This sense that states have delegated important and impactful decisions to international institutions across a wide range of policy issues is simply false. It is a myth » (2008 : 1694-1695).

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Ces auteurs ajoutent également que :

The typical charge to international tribunals, in the few areas in which they exist, is simply to resolve disputes between states. This mandate discourages ambitious rulings, rule setting, and policy-making from the bench. Moreover, tribunals do not issue rules that generate formal legal precedent; instead, the tribunalřs decision is limited to parties in the particular case (Guzman et Landsidle, 2008 : 1713).

Pour soutenir cette dernière assertion, Guzman et Landsidle citent en exemple lřOrgane dřappel de lřOMC, dont lřarticle 3.2 du Mémorandum dřaccord limite la formation de précédents et empêche la création de nouvelles obligations (Guzman et Landsidle, 2008 : 1719). La thèse de Guzman et Landsidle va donc dans le sens de la faiblesse ou de lřabsence de délégation juridique significative dans la pratique des relations internationales. Ceci nous amène donc à poser lřhypothèse de recherche suivante :

Hypothèse de recherche :

 En pratique, la délégation juridique qui est accordée au Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA ne sřétend pas jusquřà inclure le pouvoir dřinterpréter les règles de façon à créer de nouvelles obligations pour les États.

Cette hypothèse de recherche sera vérifiée à lřaide dřune analyse empirique des décisions des panels binationaux du Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA. Elle nous oriente vers une inférence descriptive, car aucune relation causale nřest ici proposée. Lřinférence descriptive est le processus de rendre intelligible un phénomène non-observable (dans ce cas-ci la création de nouvelles obligations pour les États) sous la base dřun ensemble ordonné de faits observables (King et al., 1994 : 55). La complexité de notre question de recherche justifie cette approche descriptive, car « [w]e cannot construct meaningful causal explanations without good description » (King et al., 1994 : 34). Toutefois, nous croyons, à lřinstar de Gerring (2012), que la description ne doit pas être nécessairement subordonnée à lřinférence causale et quřelle vaut parfois que lřon y consacre nos efforts de recherche :

[…] difficulties arise when description is systematically subordinated to causation within a discipline. Specifically, if description occurs only in the quest for causal inference the causal

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motivation of researchers may mitigate both the quality and the quantity of descriptive inferences. We will know less about the world (descriptively) and what we know will be less precise, less reliable and perhaps subject to systematic bias Ŕ generated by scholarsř motivation to uncover a causal relationship. My argument is, therefore, that description should sometimes proceed independently of causal propositions […] (Gerring, 2012: 733).

À notre avis, lřampleur de la description nécessaire à la vérification de notre hypothèse justifie à elle seule la rédaction dřune thèse. Nous sommes bien conscients que lřinférence causale est actuellement plus populaire en science politique (Gerring, 2012 : 729), mais nous ne croyons pas pertinent de consacrer une recherche à tenter de faire des inférences causales au sujet dřun concept qui nřest pas encore bien précis dans la littérature et qui nřest pas encore bien compris au niveau pratique. Nous savons également que la description peut être vue par certains chercheurs comme une tâche banale dřune faible valeur scientifique. Nous ne sommes pas en accord avec ce point de vue : lřinférence descriptive est souvent plus utile afin de produire de vastes connaissances que ne le serait une recherche limitée à une étroite inférence causale. Les connaissances obtenues par lřinférence descriptive peuvent être essentielles à la vérification dřautres hypothèses de recherche, quřelles soient de nature descriptive ou causale (Gerring, 2012 : 734).

De plus, contrairement à la tendance quřil est possible dřobserver en science politique, la description est considérée comme une tâche importante dans plusieurs domaines de recherche tant en sciences sociales quřen sciences pures. Par exemple, lřastronomie, la biologie, la chimie ou la géologie cherchent à découvrir de nouveaux éléments ou phénomènes qui doivent ensuite être nommés, mesurés, caractérisés et classifiés (Gerring, 2012 : 732). En sciences sociales, même les économistes, qui ont joué un rôle central dans lřanalyse des relations causales en sciences sociales, accordent une importance aux statistiques descriptives et débattent sur les méthodes de mesure de celles-ci (Gerring, 2012 : 732). Lřimpopularité relative de lřinférence descriptive en science politique ne semble alors pas justifiée, dřautant plus que « […] a large class of topics in political science is intrinsically important, regardless of any causal effect it might possess » (Gerring, 2012: 733).

Les critiques concernant lřinférence descriptive en science politique sont aussi souvent basées sur une fausse conception de la démarche descriptive. En effet, la description est

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souvent considérée comme étant simplement une description de faits observables. Toutefois, lřinférence descriptive sert à cerner un phénomène non-observable qui ne pourrait être bien compris sans une description approfondie et méthodique. La pertinence de lřinférence descriptive peut dériver, entre autres, de lřimprécision ou de la difficulté à mesurer un concept (Gerring, 2012 : 723). Si les termes dřune hypothèse sont flous, il est impossible dřy fournir des explications causales pertinentes. Or, notre recherche propose justement de préciser le concept de délégation dans le contexte de lřALÉ et de lřALÉNA, ce qui nécessite une description.

Par exemple, nous aurions pu proposer de vérifier sřil existe une relation causale entre les contrôles politiques exercés par les États et la délégation accordée au Chapitre 19. Toutefois, il y a une incertitude évidente quant à la délégation qui est accordée à ce mécanisme de règlement des différends, ce qui justifie une analyse descriptive : « [u]ncertainty about whether X really causes Y means that it may be a safer to approach X and Y first as decriptive phenomena » (Gerring, 2012 : 734). Pour vérifier notre hypothèse, il convient donc dřabord de préciser le concept de délégation en traduisant celui-ci en référents empiriques, ce qui permettra de mieux opérationnaliser notre recherche.