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CHAPITRE 4 : Le contrôle judiciaire des décisions administratives au

4.1 Le contrôle judiciaire au Canada

4.1.4 Révision des décisions en matière de droits antidumping et compensateurs au

Dans le cadre de notre thèse, nous nous intéressons plus particulièrement au contrôle des décisions du Tribunal canadien du commerce extérieur (TCCE) et de lřAgence des services frontaliers du Canada (ASFC). En effet, le Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA remplace, pour les pays signataires de lřAccord, le processus canadien de révision judiciaire des décisions du TCCE et de lřASFC en matière de droits antidumping et compensateurs. En

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temps normal, cette révision judiciaire est effectuée par la Cour fédérale et la Cour dřappel fédérale du Canada. Puisque les panélistes du Chapitre 19 sont chargés de respecter les mêmes règles que celles appliquées par les juges de ces deux cours lorsquřils révisent des décisions canadiennes, il convient dřexpliquer brièvement comment ces derniers contrôlent les décisions du TCCE et de lřASFC.

Tel que nous lřavons expliqué au chapitre précédent, le TCCE enquête sur lřexistence de dommage ou dřune menace de dommage à lřindustrie canadienne à la suite de dumping ou de subventionnement déloyal sur des importations au Canada. Lřexistence de dumping ou de subventionnement déloyal est quant à elle déterminée par lřASFC. Selon la Loi sur les

mesures spéciales d’importation (LMSI), les décisions du TCCE et de lřASFC peuvent

faire lřobjet dřun appel72 ou dřune révision par la Cour dřappel fédérale du Canada ou la Cour fédérale du Canada. Une révision peut être demandée lorsque : 1) lřASCF ou le TCCE a agi sans compétence, a dépassé celle-ci ou a refusé de lřexercer; 2) les principes de justice naturelle ou dřéquité procédurale nřont pas été respectés ou il y a eu une erreur de procédure; 3) il y a eu erreur de droit, manifeste ou non; 4) la décision a été basée sur des faits erronés, des faits tirés de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments à disposition; 5) il y a eu une fraude ou un faux témoignage; 6) le TCCE ou lřASCF a agi de façon contraire à la loi (Smith, 1996).

Jusqu'en 2003, la Cour fédérale du Canada était subdivisée en deux sections : la Section d'appel et la Section de première instance. Depuis l'entrée en vigueur des modifications apportées à la Loi sur les Cours fédérales en 2003, ces deux sections sont devenues des tribunaux distincts : la Cour d'appel fédérale et la Cour fédérale. La Cour dřappel fédérale a la compétence pour entendre les demandes de contrôle judiciaire ou dřappel introduites à l'encontre des décisions du TCCE. Selon lřarticle 61 de la LMSI, le TCCE entend les appels des décisions révisées de lřASFC concernant la subjectivité (description des

72 Traditionnellement, les cours nřavaient pas de devoir de déférence à lřégard des décisions de droit portées

en appel. Cependant, depuis les années 1990 (arrêts Pezim et Southam), il y a un rapprochement entre lřappel et la révision judiciaire, car les juges reconnaissent maintenant lřexpertise des tribunaux administratifs lors des appels sur les points de droit et, donc, tendent davantage vers la norme intermédiaire de contrôle judiciaire (Comtois, 2003 : 58-61). Nous pouvons donc avancer que la présence dřun droit dřappel ne milite pas en faveur de la déférence envers un tribunal administratif, mais quřelle ne lřempêche pas non plus (Comtois, 2003 : 61).

121 marchandises), la valeur normale des marchandises ou le prix à lřexportation des marchandises. La Cour fédérale du Canada entend quant à elle les autres types dřappels concernant les décisions de lřASFC et les décisions de la Cour fédérale peuvent ensuite être appelées devant la Cour dřappel fédérale du Canada (Cour dřappel fédérale, 2005).

La Loi sur la Cour fédérale (maintenant devenue la Loi sur les Cours fédérales) stipule que la Cour dřappel fédérale peut : « […] ordonner au tribunal fédéral d'accomplir tout acte qu'il a illégalement omis ou refusé d'accomplir ou dont il a retardé l'exécution de manière déraisonnable » (Smith, 1996) ou « […] déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu'elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte du tribunal fédéral » (Smith, 1996). Les décisions de la Cour dřappel fédérale et de la Cour fédérale ont force obligatoire au Canada, le TCCE et lřASCF étant légalement contraints de les appliquer. Cela contraste avec les décisions émises par les panélistes du Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA qui ont force obligatoire selon le texte de lřALÉNA, mais dont lřobligation nřest pas pareillement enchâssée dans la législation canadienne.

En effet, lřarticle 41.1 (1) de la LMSI stipule que lorsquřune décision est renvoyée à lřASFC dans le cas dřune révision judiciaire, lřASFC doit réexaminer lřaffaire et obligatoirement rendre une nouvelle décision. Dans les cas dřune révision effectuée sous le Chapitre 19 de lřALÉNA, lřarticle 41.1 (2) mentionne plutôt que lřASFC doit réexaminer la décision, la confirmer, lřannuler ou la modifier. Il sřagit dřune différence notable dans le niveau de force obligatoire entre le processus de révision judiciaire au niveau national et celui du Chapitre 19 au Canada : lřAFSC a lřoption de confirmer sa décision après un renvoi sous le Chapitre 19 et nřest donc pas obligée de rendre une nouvelle décision comme cřest le cas lorsquřelle reçoit un jugement adverse de la part de la Cour fédérale ou de la Cour fédérale dřappel du Canada.

Au sujet du TCCE, celui-ci est constitué par la Loi sur le Tribunal canadien du commerce

extérieur. Cette loi ne contient pas de clause privative visant à restreindre la portée de la

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administre certaines lois, dont la LMSI, qui, elles, peuvent contenir des clauses privatives. En fait, lřarticle 61 (3) de la LMSI contient une clause privative partielle, car elle stipule que « [l]es ordonnances, conclusions et déclarations du tribunal sont définitives, sauf recours prévus à lřarticle 62 » (LMSI, 1985 : 82-83). Les recours de lřarticle 62 permettent les requêtes devant la Cour dřappel fédérale sur les points de droit seulement (LMSI, 1985 : 83). Plus loin, lřarticle 76 de la LMSI mentionne également que « [s]ous réserve du paragraphe 61(3) et des parties I.1 et II, les ordonnances ou conclusions du Tribunal prévues à la présente loi sont sujettes au contrôle judiciaire de la Cour dřappel fédérale pour lřun des motifs prévus au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales » (LMSI, 1985 : 83).

Quant à lřASFC, celle-ci est constituée par la Loi sur l’Agence des services frontaliers du

Canada (LASFC). Selon nos observations, la LASFC ne contient pas de clause privative

visant à restreindre le pouvoir de révision de la Cour fédérale ou de la Cour dřappel fédérale (LASFC, 2005). Nous pouvons toutefois observer une clause privative dans lřarticle 58 (1) de la LMSI : « [l]es décisions ou révisions de lřagent désigné [fonctionnaire de lřASFC] prévues aux articles 55 ou 57 sont définitives en ce qui a trait aux marchandises importées » (LMSI, 1985 : 78). Toutefois, il sřagit encore là dřune clause privative partielle, car les paragraphes subséquents de la LMSI expliquent les possibilités de dérogation au caractère définitif des décisions de lřASFC.

Selon Blais et al. (2006), la clause privative qui concerne la révision des décisions du TCCE nřa pas vraiment dřimpact sur le niveau de déférence que les juges doivent exercer envers le TCCE : « [t]he presence of both a right of appeal and an express reference to all the grounds of judicial review set out in section 18.1 of the Federal Court Act suggests that the legislator intended decisions of the CITT [TCCE] regarding dumping and subsidizing to be reviewable by the courts. The partial privative clause does little to weaken this conclusion […] » (Blais et al., 2006: 75). Nous pouvons aussi supposer quřil en est de même pour les décisions de lřASFC étant donné que la LMSI prévoit également un droit dřappel et de révision pour cet organe administratif.

123 En ce qui concerne lřobjet de la loi, les décisions rendues par lřASFC et le TCCE en matière de droits antidumping et compensateurs sont considérées comme étant polycentriques, cřest-à-dire quřelles font « […] intervenir un grand nombre de considérations et dřintérêts entremêlés et indépendants » (Cane, dans Perrault, 2002 : 69). En effet, les enquêtes sur le dumping et le subventionnement doivent tenir en compte de multiples facteurs politiques et économiques en plus dřassurer la bonne application de la LMSI, ce qui est dřailleurs souligné par le juge Sharlow dans lřarrêt Yves Ponroy Canada c.

Canada : « [t]he function of the CITT as both an adjudicator of disputes and an instrument

in the development of trade and import policy suggests that the Parliament intends and expects the CITT to take into account… policy questions that are not appropriate for ordinary judicial appeals » (Sharlow, dans Blais et al., 2006 : 78-79). La « polycentralité » des décisions prises par le TCCE et lřASFC est un facteur qui joue en faveur dřune plus grande retenue judiciaire, car les cours de révision considèrent généralement que les tribunaux administratifs sont les mieux placés pour juger des questions qui comprennent plusieurs éléments qui ne font pas nécessairement partie du droit.

Au niveau de lřexpertise, il ne fait aucun doute que les membres du TCCE ont des connaissances très précises en ce qui concerne les droits antidumping et compensateurs au Canada. Le calcul du dommage ou de la menace de dommage envers une industrie canadienne est complexe et demande beaucoup dřinformation. Le TCCE est composé dřun maximum de neuf personnes, dont le président et deux vice-présidents, nommés à titre inamovible pour cinq ans (Issalys et Lemieux, 2009 : 339) et dont les mandats sont renouvelables. Ces derniers sont assistés par un personnel temporaire (mandats renouvelables) qui est sélectionné pour sa grande expertise dans le domaine (Blais et al., 2006 : 81). La permanence des principaux membres du TCCE fait en sorte que ceux-ci deviennent des experts à force dřexaminer des questions de même nature. De plus, la Cour dřappel fédérale a statué73 quřil est très rare quřune question qui se retrouve à lřintérieur de la juridiction du TCCE tombe à lřextérieur de son expertise (Blais et al., 2006 : 82). Lřexpertise du TCCE est donc très grande et cela constitue, compte tenu du contexte

73 Siemens Westinghouse Inc. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux),

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canadien, le plus important facteur qui joue en faveur dřun haut niveau de déférence envers le TCCE.

En ce qui concerne lřASFC, cette agence est constituée dřun président et dřun vice- président, nommés à titre amovible pour des mandats dřau plus cinq ans (LASFC, 2005 : 4). Ceux-ci sont accompagnés de divers fonctionnaires qui vaquent aux différentes tâches de lřagence. Depuis 2003, cřest le Ministre de la Sécurité publique du Canada qui est responsable de lřASFC74. Le caractère moins permanent des membres de lřASFC devrait, selon nos recherches, marquer une différence au niveau de lřexpertise reconnue de lřASFC par rapport au TCCE. Il est donc possible que les cours de révision considèrent que les membres de lřASFC soient relativement moins experts que ceux du TCCE et, donc, que le niveau de déférence soit moins élevé envers les décisions de lřASFC quřenvers celles du TCCE. Il sera intéressant dřobserver cette hypothèse lors de notre analyse des décisions rendues par les panélistes du Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA.

La nature du problème est le dernier facteur à considérer pour évaluer le niveau de déférence auquel nous devrions nous attendre envers les décisions de lřASFC et du TCCE. En matière de droits antidumping et compensateurs, le niveau de déférence des juges devrait varier en fonction de sřil sřagit dřune question de droit ou de fait. La plupart du temps, le TCCE et lřASFC traitent de questions factuelles et exécutent des calculs complexes, ce qui appelle davantage de déférence de la part de la Cour fédérale et de la Cour dřappel fédérale. Toutefois, le TCCE et lřASFC peuvent parfois toucher à des questions de droit ou porter leur attention sur la définition de termes précis. Par exemple, le TCCE a déjà dû déterminer si une sorte particulière de souliers correspondait à la définition de « sandales », ces dernières étant exclues dřune décision sur les droits antidumping et compensateurs touchant les « bottes et souliers en cuir pour dames »75. Le TCCE a donc dû définir et interpréter le mot « sandales » afin de savoir si la sorte de souliers en question devait être considérée comme une sandale et, donc, non sujette aux droits antidumping et compensateurs. Il sřagissait alors dřune question dřinterprétation et, dans ce cas, une cour

74 Avant 2003, les enquêtes sur le dumping et le subventionnement étaient sous la responsabilité du Ministre

de lřAgence du revenu du Canada.

125 de révision peut sentir le besoin dřexercer un plus faible niveau de déférence si elle croit quřelle est la mieux placée pour juger de la définition dřun terme.

Suite à lřanalyse des quatre facteurs à prendre en considération pour déterminer la norme de contrôle appropriée, Blais et al. (2006) arrivent à la conclusion suivante en ce qui concerne le TCCE : « [i]n short, where the CITTřs conclusion in relation to dumping or subsidizing is of primarily factual nature, the courts will grant considerable deference to the CITT. However, where the question tends more towards non-jurisdiction defining law or mixed fact and law, the appropriate standard of review will be reasonableness simpliciter » (Blais et al., 2006: 85). En ce qui a trait aux décisions de lřASFC, nous pouvons nous attendre à un niveau de déférence semblable ou plus faible que celui qui est normalement accordé au TCCE. Les panélistes du Chapitre 19 de lřALÉ et de lřALÉNA devraient exercer ces normes de contrôle, puisquřils sont supposés appliquer la loi canadienne de la même façon dont le font la Cour fédérale et la Cour dřappel fédérale. Notons enfin que le niveau de déférence peut avoir varié dans le temps, car nous avons vu précédemment que les récents développements dans le contrôle judiciaire des décisions administratives au Canada ont mené à un niveau de déférence de plus en plus grand au fil des ans.