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Recherches linéaire et sublinéaire versus complexité computationnelle

MARCHES NUMERIQUES DU TRAVAIL

2. La dimension procédurale de la recherche : compétences cognitives et distribution de la cognition

2.2. Règles de sélection et distribution de la cognition

2.2.1. Recherches linéaire et sublinéaire versus complexité computationnelle

A. Norman et ali. [2004] s’intéressent au comportement des consommateurs sur les marchés de biens hétérogènes, tels que les produits high-tech. Lorsqu’ils doivent choisir entre un grand nombre de biens ayant chacun un nombre important de caractéristiques, ces consommateurs font face à une incertitude de nature procédurale. Ils doivent donc développer une procédure

(ou règle) de sélection efficace pour parvenir à orienter leur recherche parmi de multiples choix possibles. Norman et ali. comparent différentes règles de sélection du point de vue du temps nécessaire qu’elles requièrent pour aboutir au choix. A la suite de H. Simon [1978], le temps de recherche peut être mesuré par le nombre d’étapes – ou opérations computationnelles – qui doivent être exécutées pour résoudre le problème151.

Norman et ali. considèrent un consommateur à la recherche du bien qu’il préfère dans un panier de n biens hétérogènes fini X = {x1, x2, …, xn}.

Chacun des n biens possède un nombre fini de m attributs. On considérera par exemple que n’importe quelle voiture possède les attributs suivants : un moteur, une marque, une couleur, des roues motrices, etc152.

Un aspect – ou qualité [cf. ci-dessous, 3.1.] – décrit si le bien manifeste une (ou plusieurs) valeur(s) sur l’un (ou plusieurs) de ses attributs. Soit les aspects ‘2 roues motrices’ ou ‘gris métallisé’ qui se manifestent sur les attributs ‘nombre de roues motrices’ et ‘couleur’ : chaque item du panier de biens considéré – par exemple : voitures de tourisme – possède ou ne possède pas chacun de ces aspects.

151 H. Simon dérive cette approche de l’intelligence artificielle : « classical numerical analysis has long been

concerned with goodness of approximation and speed of convergence of computational algorithms. In the case of algorithms that are, sooner or later, guaranteed to find exact solutions, the corresponding concern is with the amount of computing required to find them. […] The important question for computing were the probabilities that answers would be produced in a reasonable computation time (an hour or a day, depending on the importance of the problem), and what the average computing time would be for those problems from a domain that could be solved at all with reasonable amounts of computation » [1978, p. 500-501].

152 Comme dans l’approche de K. Lancaster [1971 ; 1979], la décomposition des biens en un nombre fini de

caractéristiques – ici, d’attributs – permet de rendre des biens de nature hétérogène comparables. Cependant, Lancaster s’intéresse aux propriétés d’un marché – offre, demande et équilibre – où les consommateurs disposent d’une information complète sur l’ensemble des biens et de leurs caractéristiques. Il fait de plus l’hypothèse que les variations dans les caractéristiques peuvent être quantifiées : tel véhicule atteint telle vitesse maximale ou consomme telle quantité d’essence aux 100 kilomètres. Ces deux hypothèses ne sont pas retenues ici. Les consommateurs sont engagés dans une démarche de prospection car ils ne disposent pas de l’information complète. De plus, ils cherchent des biens dont les attributs possèdent telle ou telle valeur – sans que cette valeur soit nécessairement quantifiable. Notons enfin que le prix est intégré dans notre analyse comme un attribut parmi d’autres et non comme la valeur surplombante qui vient équilibrer les offres et les demandes – ce qui est le cas dans l’approche de Lancaster [cf. ci-dessus, note de bas de page n° 141].

i) La règle de décision compensatoire

Le consommateur détermine la valeur du bien i ∈ X en associant une valeur aijà chacun de ses attributs. La valeur associée au bien i peut donc être décrite à partir de l’opérateur suivant :

D(xi) = {ai1, ai2, …, aim}

La matrice n x m représente les valeurs des attributs des n biens : Figure 4. La matrice n x m

Bien 1 Bien 2 Bien 3 … Bien n

Attribut 1 x=α1,1 x'=α2,1 x=α3,1153 … x=αn,1

Attribut 2 y=α1,2 y'=α2,2 y''=α3,2 … y''=αn,2

Attribut 3 z=α1,3 z=α2,3 z=α3,3 … z'=αn,3

… … … …

Attribut m w=α1,m w'=α2,m w''=α3,m … w'''=αn,m

Afin de déterminer son bien préféré, le consommateur peut comparer deux biens entre eux, conserver le meilleur (et éliminer l’autre), le comparer à un autre bien, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul bien. Norman et ali. qualifient cette procédure de ‘règle de décision compensatoire’. Ils montrent qu’elle réclame un grand nombre d’opérations computationnelles. En effet, la comparaison entre deux biens suppose une comparaison systématique des valeurs associées aux m attributs ; cette opération est répétée n – 1 fois.

ii) La règle d’élimination par aspect

La ‘règle de décision compensatoire’ est dominée strictement par la règle d’élimination par aspect (elimination-by-aspect rule - EBA ; pour la démonstration, voir [Norman et ali., 2004]). La règle EBA a été initialement formalisée par A. Tversky [1972]. Intuitivement, suivre une règle EBA consiste à choisir un aspect, et éliminer tous les biens du panier initial qui ne possèdent pas cet aspect. Cette procédure est ensuite répétée avec de nouveaux aspects jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un bien.

153 On remarque que les biens 1, 3 et n manifestent la même valeur sur l’attribut 1 : x = α

1,1 = α3,1 = αn,1. Cela

traduit le fait : soit que ces trois biens possèdent tous le même aspect qui se manifeste sur l’attribut 1 ; soit que le consommateur est indifférent entre les aspects qui se manifestent sur cet attribut pour les biens 1, 3 et n.

Il est possible de décrire l’algorithme EBA ainsi :

Etape 1 : i = 1

Etablir la nomenclature du panier de biens : X0 = X. Etape 2 : Définir un aspect

γ

i sur les m attributs.

Etape 3 : Examiner séquentiellement chaque item dans Xi–1 et éliminer tous ceux qui ne possèdent pas l’aspect

γ

i pour obtenir Xi.

Etape 4 : Répéter les étapes 2 et 3 jusqu’à ce que Xi contienne un item.

Le recours à la règle EBA rend inutile l’analyse systématique de l’ensemble des valeurs correspondant aux attributs de chaque bien. Elle est de ce fait, plus économique que la règle compensatoire. Cependant, comme cette dernière, la règle EBA est une règle de recherche linéaire. En effet, le consommateur doit examiner l’un après l’autre, chaque item pour voir s’il possède ou non l’aspect considéré. Or, toute règle linéaire implique que le temps de recherche – correspondant au nombre d’étapes qui doivent être exécutées pour résoudre le problème – est proportionnel à la taille du panier à explorer. Aussi, l’exploration extensive d’un panier contenant un grand nombre de biens peut s’avérer très coûteuse : le consommateur s’expose à la complexité computationnelle. Soit un chercheur d’emploi faisant face à 150 000 offres d’emploi. Il définit l’aspect ‘ingénieur’. Supposons qu’il lui faut 10 secondes pour analyser chaque offre et déterminer si elle possède ou non l’aspect considéré. Alors, il lui faudra 416 heures pour constituer le sous-ensemble des offres contenant l’aspect ‘ingénieur’. En raison du grand nombre d’alternatives possibles, la mise en œuvre d’une règle EBA exige donc un effort cognitif très coûteux.

iii) La règle de sélection de panier par aspect

Afin de réduire le temps imparti par une recherche linéaire, il peut être avantageux de recourir à une règle de recherche ‘sublinéaire’ – soit, littéralement ‘moins que linéaire’. Norman et ali. [2004] développent une règle de recherche sublinéaire, qu’ils nomment ‘sélection de panier par aspect’ (set-selection-by-aspect ou SSBA). Cette règle repose sur l’intuition que la séquence d’opérations permettant de déterminer le sous-panier contenant l’aspect prédéfini peut être réalisé en une seule opération computationnelle. Norman et ali. introduisent l’opérateur de computation Q(

γ

i,Xi–1) : étant donnés Xi–1 et

γ

i, l’opérateur Q détermine Xi en une seule opération computationnelle. La règle SSBA agit comme un filtre puissant qui retient

le sous-panier pertinent. Elle permet donc au consommateur d’économiser les ressources cognitives que réclamerait une recherche linéaire item-par-item.

Il est possible de décrire l’algorithme SSBA ainsi :

Etape 1 : i = 1

Etablir la nomenclature du panier de biens : X0 = X. Etape 2 : Définir un aspect

γ

i sur les m attributs.

Etape 3 : Exécuter Q(

γ

i,Xi–1) pour obtenir Xi.

Etape 4 : Répéter les étapes 2 et 3 jusqu’à ce que Xi contienne un item.

L’utilisation de la règle SSBA s’avère particulièrement économique – en termes de computation – si on la compare aux règles compensatoire et EBA. En effet, elle supprime la complexité computationnelle linéaire : il n’est pas nécessaire d’observer la valeur associée aux m attributs de chaque bien ; il est inutile d’analyser séquentiellement les n biens. Le coût de la recherche est donc égal au produit du coût d’exécution de Q et du nombre l d’aspects sélectionnés par le consommateur – soit l x Q.