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Le déploiement d’un nouveau canal de prospection

3. Confrontations empiriques

3.1. Le déploiement d’un nouveau canal de prospection

Le chercheur préoccupé d’éprouver l’efficacité du nouveau moyen de communication rencontre une difficulté majeure lorsqu’il se réfère à la littérature passée en revue jusqu’à présent : que ce soit dans l’approche macro- ou dans l’approche micro-économique, la technique de recherche est toujours traitée de manière unidimensionnelle. Tout se passe

comme si internet venait améliorer un processus de rencontre parfaitement homogène. Or, la nouvelle technologie ne vient pas se substituer subitement et intégralement aux technologies de rencontre la précédant. Non seulement l’usage de la technologie se développe de façon progressive, mais il y a de bonnes raisons de penser que le nouveau mode de mise en relation pourrait cohabiter encore longtemps avec d’autres modes de rencontre. Dès lors, tester l’efficacité d’internet revient à évaluer son efficacité relativement à d’autres modes de recherche d’emploi et/ou de recrutement. Par conséquent, il est nécessaire de reformuler le problème du job search de façon à y intégrer une pluralité de méthodes de prospection d’emploi ou de recutement [cf. encadré 2]. Dans ce cadre, évaluer l’impact de l’internet reviendrait dans l’idéal à supposer qu’il est possible d’identifier clairement et de mesurer les spécifications d’une technologie numérique d’appariement parfaitement dissociable d’autres « technologies » d’appariement. Les premiers résultats laissent entrevoir l’émergence rapide d’une technologie de rencontre qui se présente partiellement comme un complément, et partiellement comme un substitut à d’autres modes de mise en relation de l’offre et de la demande de travail.

38 Nous remarquons à cet égard que les prédictions vers lesquelles nous a conduit l’exploration de la théorie de la

prospection et de ses raffinements sont bien plus nuancées que les attentes formulées par les travaux présentés ci- dessous vis-à-vis de l’internet.

3.1.1. La pénétration rapide de l’internet

Un premier traitement statistique permet d’évaluer la pénétration de la nouvelle technologie aux Etats-Unis39. Le travail de P. Kuhn et M. Skuterud [2004 ; repris par Fountain, 2005] présente les résultats d’une enquête effectuée en 1998 et 2000 par le Bureau of Labor Statistics (BLS) américain, dans laquelle la question suivante était posée aux sondés : « Do you REGULARLY use the Internet […] to search for jobs ? ». En 1998, 15 % des chômeurs répondent positivement à cette question ; ils sont 25.5 % en 2000. De plus, 11 % des employés en poste se servent de l’internet pour rechercher un emploi en 2000, contre 7 % en 1998. Ces données montrent que l’usage d’internet se répand rapidement chez les chômeurs comme chez les salariés en poste. Cet usage est grandement facilité par le développement des connexions à domicile et par les possibilités de connexion via un ordinateur depuis le poste de travail. Ces chiffres donnent la mesure de la pénétration – rapide et massive – de l’internet dans la recherche d’emploi. Parallèlement, Y. Hadass [2004] présente des données issues

39 La progression de l’internet est également rapide sur le marché du travail français. Selon l’enquête que

l’ANPE réalise annuellement auprès de 15 000 établissements, 12% d’entre eux ont diffusé une offre sur leur propre site ou sur un site spécialisé en 2002 (7% en 2000) et cette part progresse nettement avec la taille de l’établissement. Symétriquement, l’usage du web pour trouver un emploi progresse : un tiers des Français est connecté depuis son domicile pour se consacrer à la recherche d’emploi et la multiplication des points d’accès au nouveau média (sur le lieu de travail ou d’études, dans les agences ANPE, espaces multimédias…) autorise une certaine banalisation de son usage [ANPE, 2003 ; Loué et Heitzmann, 2003]. Initialement destiné aux cadres et aux informaticiens, l’internet s’adresse désormais à l’ensemble des chercheurs d’emploi, y compris aux moins qualifiés, comme en témoigne la diffusion de l’ensemble des offres de l’ANPE sur son propre site, ou encore l’émergence de sites spécialisés (transport, BTP, secrétariat).

Encadré 2 : l’efficacité relative des canaux de prospection / de recrutement

L’étude de l’efficacité relative des canaux de recherche/recrutement a donné lieu à une littérature importante. La distinction la plus courante est celle qui est faite entre modes formel et informel de transmission de l’information, selon la terminologie employée par A. Rees [1966]. Rees montre ainsi l’efficacité des recommandations personnelles pour révéler la qualité des candidats. A la suite de Rees, de nombreux travaux montrent que les réseaux de relations personnelles constituent une méthode courante, peu coûteuse et particulièrement efficace de prospection d’emploi [Granovetter, 1974 ; Montgomery, 1991].

Certains travaux ne se contentent pas de cette opposition entre formel et informel et proposent une distinction plus fine entre différentes méthodes de prospection/recrutement. Ainsi, dans leur étude, M. Lindenboom et al. [1994] distinguent quatre canaux différents : petites annonces, recherche informelle, services publics de l’emploi et autres. L’approche de ces auteurs consiste à tester l’efficacité de ces différents canaux de recherche/recrutement en spécifiant, pour chacun d’eux, une fonction d’appariement – i.e. un stock de chômeurs et d’emplois vacants et un paramètre d’efficience. Ainsi, cette approche est parfaitement « multidimensionnelle » : la technologie globale d’appariement est « désagrégée » en une série de technologies parfaitement indépendantes l’une de l’autre.

d’une grande entreprise multinationale américaine. Cette entreprise a recouru à l’internet pour recruter 20.3 % de ses employés en 2002, contre 1.2 % en 1998 et 6 % en 2000. On peut noter, ici aussi, que la nouvelle technologie s’est imposée comme un mode de recrutement majeur en l’espace de quelques années.

3.1.2. Un nouveau canal de prospection

Si l’internet est adopté symétriquement par les candidats et les recruteurs, il est intéressant de savoir comment la nouvelle technologie interagit avec les méthodes dites « traditionnelles » de prospection/recrutement. Le BLS recueille des données très fines sur la recherche d’emploi, puisque neuf canaux de recherche (search channels), outre la recherche par internet, sont identifiés40. Kuhn et Skuterud soutiennent qu’il existe une complémentarité forte entre l’usage d’internet et les modes traditionnels de prospection : en moyenne, un chercheur d’emploi connecté à l’internet utilise davantage de méthodes traditionnelles – il a recours à 2,17 méthodes traditionnelles contre 1,67 pour un non-internaute. Cependant, il apparaît que les internautes ont tendance à recourir significativement plus que les non-internautes aux canaux suivants : contacter une agence pivée ; envoyer un CV ou remplir un questionnaire ; placer ou recevoir des annonces. Or, quoique qualifiées de « traditionnelles » par les auteurs, ces méthodes de recherche sont celles qui devraient le plus logiquement prendre place sur internet41. Ainsi, il est possible qu’il y ait un effet-substitution entre l’internet et d’autres modes de prospection – par exemple, renoncer aux annonces-presse pour se concentrer sur les annonces-internet –, mais l’enquête du BLS ne permet pas de le mettre en évidence. En revanche, il est intéressant de noter que les internautes cherchent plus intensément que les autres. En effet, l’addition simple des méthodes de prospection employées sert couramment de mesure de l’intensité de recherche. Ce résultat confirme l’hypothèse formulée précédemment [cf. Ci-dessus, 3.2.] : l’arrivée d’un mode de recherche moins coûteux se traduit par une intensification de la recherche d’emploi.

40 A savoir : contacter directement un employeur ; contacter une agence publique ; contacter une agence privée ;

contacter des amis et proches ; envoyer des CV et remplir des formulaires de candidature ; consulter les registres syndicaux ; placer ou répondre à des annonces ; autre méthode active.

41 Ainsi, la question posée par le BLS aux sondés, quoique claire, n’est pas sans équivoque. En effet, on ne

demande pas aux chercheurs d’emploi s’ils utilisent régulièrement le téléphone ou le courrier postal pour chercher un emploi – des technologies de communication au même titre que l’internet. Parallèlement, on ne demande pas aux utilisateurs de l’internet ce qu’ils en font. Or, internet peut servir de support à plusieurs méthodes de prospection précédemment citées. Cette ambiguïté n’est pas prise en considération par Kuhn et Skuterud.

De son côté, l’étude de Y. Hadass confirme l’hypothèse d’une forte substitution entre le recrutement par internet et certaines méthodes « traditionnelles » de recrutement. Alors que le recours à l’internet est passé de 1 à 20 % entre 1998 et 2002, le recrutement par annonces (presse) a été divisé par deux, et le recours aux agences privées de recrutement s’est effondré, passant de 24,5 % à 1,5 % des recrutements42. Ainsi, le passage à l’internet implique un changement important dans les modalités de l’appariement, puisque le changement de technique de communication s’accompagne d’un changement profond dans les formes mêmes de l’intermédiation.