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Internet et hétérogénéité : persistance des frictions et reformulation de la fonction d’appariement

2. Coûts de recherche et prospection d’emploi : l’entrée microéconomique

2.3. Internet et hétérogénéité : persistance des frictions et reformulation de la fonction d’appariement

Une hypothèse fondamentale des modèles de prospection et de la plupart des travaux microfondant la fonction agrégée d’appariement est que les agents sont myopes. Ils ne disposent que de très peu d’information et cherchent de manière aléatoire. De plus, une fois qu’un contrat est signé entre un travailleur et un employeur, l’appariement est supposé durer indéfiniment – à moins qu’un choc exogène vienne rompre un nombre déterminé de relations d’emploi32. Par conséquent, il n’existe pas de phénomènes d’apprentissage ou d’expérience. Avec l’internet, les agents se retrouvent néanmoins dans un univers où les problèmes d’accès à l’information sont sensiblement réduits : l’information sur la localisation des opportunités d’emploi est désormais disponible à un coût marginal quasiment nul. L’hypothèse de recherche aléatoire perd de sa consistance. Parallèlement, il importe de rendre compte de dynamiques d’ajustement plus lentes pour justifier la persistance de certaines frictions sur le marché. Cela passe par la prise en compte de l’hétérogénéité des agents33 dans un cadre ouvert aux dynamiques d’apprentissage.

2.3.1. Le mismatch

A un haut niveau de généralité, il est possible de regrouper un certains nombre d’hétérogénéités sous l’intitulé générique de « mismatch ». En effet, comme le notent B. Petrongolo et C. Pissarides, « mismatch is an empirical concept that measures the degree of heterogeneity in the labor market accross a number of dimensions, usually restricted to skills, industrial sector and location » [2001, p. 399]. L’éloignement géographique constitue, de fait, une barrière à la mobilité que ne peut abolir l’information sur la localisation des emplois et des travailleurs. Tout au plus, l’élévation du niveau d’information des agents peut-elle exercer une pression forte en faveur de la mobilité [Autor, 2001]. S’il existe un déséquilibre entre deux régions, celui-ci peut être comblé plus rapidement du fait de la connaissance de ce déséquilibre : les opportunités d’emploi sont saisies par les agents qui consentent à migrer. Cependant, cet écart entre l’information dont disposent les agents et l’hétérogénité des

32 Sur ce point, les modèles de recherche sur-le-tas font exception.

33 Rappelons que dans le modèle de la prospection d’emploi, le travail est assimilé à une marchandise

localisations peut conduire à des défauts de coordination. R. Lagos note ainsi que des frictions émergent si les agents ne se coordonnent pas a priori : des phénomènes de congestion émergent de manière endogène lorsque trop d’agents se tournent vers une localisation et en délaissent une autre [2000]. Par ailleurs, l’existence de différences importantes entre les qualifications détenues par les travailleurs et les qualifications exigées par les firmes constitue un frein à la mobilité parfaite du travail. Le temps nécessaire à l’adaptation des qualifications des travailleurs à la demande – généralement qualifié de chômage structurel – dépend de capacités d’apprentissage plus lentes que la simple réception d’une information sur la localisation des offres. Ce temps d’ajustement génère des frictions contre lesquelles l’élévation du degré d’information ne peut, au mieux, qu’exercer une pression à la mobilité des compétences, et, au pire, générer davantage de défauts de coordination [Autor, 2001 ; Lagos, 2000].

2.3.2. La relation d’emploi, entre inspection et expérience

Le mismatch repose sur l’hypothèse selon laquelle la dynamique d’ajustement d’une offre et d’une demande peut être ralentie par l’existence d’hétérogénéités, a priori. Cependant, l’hétérogénéité peut également émerger à partir d’individus et de postes a priori non différentiables. Telle est l’approche suivie par B. Jovanovic, dans son modèle d’appariement comme pur bien d’expérience [1979]. L’auteur suppose que la seule façon de déterminer la qualité d’un appariement est de l’expérimenter. Un appariement de mauvaise qualité sera rompu rapidement, tandis qu’un appariement de bonne qualité pourra durer pendant longtemps. Or, puisque les agents sont a priori indistincts, et puisque la valeur de l’appariement se révèle après sa formation, les agents ne rencontrent pas de problème (ou de coûts) de prospection dans la période précédent la signature du contrat. Ainsi, l’arrivée d’une technologie d’information plus performante n’aura strictement aucun effet dans le cadre défini par Jovanovic. Cependant, il est intéressant de noter que la définition de l’appariement comme pur bien d’expérience constitue un cas-limite ; l’autre cas-limite est donné par la configuration où l’appariement est un pur bien d’inspection [Jovanovic, 1984]. Ce second cas correspond au modèle de la prospection d’emploi. Si des phénomènes de prospection a priori et d’expérimentation dans l’emploi coexistent, quelles pourraient être les conséquences d’une réduction des coûts de recherche dans la phase précédant la signature du contrat ? Une première conséquence est que les problèmes d’inspection tendent à s’effacer, tandis que les problèmes d’expérimentation persistent. Il est ainsi probable que l’arrivée d’une technologie

d’information performante déplace l’équilibre du marché vers une situation plus conforme au modèle d’appariement comme pur bien d’expérience. Notons que dans ce modèle, l’équilibre est caractérisé par une rotation de la main-d’œuvre et par un niveau de chômage nul. Parallèlement, il est possible que la réduction des coûts de recherche d’information a priori donne lieu à un effet de substitution : les agents recourent davantage à l’inspection au détriment de l’expérimentation. L’existence d’un tel effet présuppose que l’information acquise a priori et l’information acquise a posteriori sont – en partie – substituables. Une telle hypothèse est défendue par D. Autor [2001] et par R. Freeman [2002] qui soutiennent que l’arrivée d’internet devrait sensiblement améliorer l’inspection (screening34) des travailleurs sur le marché, et, par conséquent, conduire à une amélioration de la qualité des appariements – la mesure de la qualité étant ici la stabilité de la relation d’emploi35.

2.3.3. Stocks, flux et persistence des frictions

La baisse importante des coûts de recherche permise par l’internet permet aux candidats (aux recruteurs) de disposer d’une information plus importante sur la localisation des postes vacants (des candidats). Dans ces conditions, il n’est pas inutile de tester les effets du passage d’une recherche aléatoire vers une recherche systématique. Une telle approche est privilégiée dans les modèles dits de « stock-flow matching » [Coles et Smith, 1998 ; Petrongolo et Pissarides, 2001]. Dans ce type de modèle, chaque chercheur d’emploi dispose d’une information complète sur la localisation des emplois vacants et envoie, simultanément, sa candidature à tous les employeurs dont l’offre lui paraît acceptable. En raison de l’hétérogénéité des offres et des candidats, les offres sont acceptables aux deux parties avec une probabilité donnée. Ainsi, lorsqu’il entre sur le marché – il se retrouve au chômage – un travailleur a une certaine probabilité de ne rencontrer aucun poste – parmi le stock des emplois vacants – avec lequel il pourrait former un appariement acceptable. Il devra alors attendre la période suivante et le flux de nouveaux postes vacants. Ce modèle explique pourquoi le taux de sortie du chômage est très élevé lorsque les agents entrent sur le marché, puis décroît brutalement. Cet effet pourrait se trouver renforcé avec l’arrivée de l’internet : le

34 La question du screening est approfondie dans la section suivante [cf. ci-dessous, 4.2.].

35 Cet « effet qualité » peut cependant être compensé par la plus grande facilité à recevoir des informations sur

les opportunités d’emploi : les agents sont davantage incités à quitter leur emploi. Voire, si les employeurs disposent de meilleurs moyens d’inspection des candidats, ils pourraient être amenés à se séparer d’employés peu performants jusqu’à présent protégés par l’existence d’importants coûts de recrutement [Autor, 2001].

chercheur d’emploi parcourt de nombreuses offres d’emploi avant de décider où déposer sa candidature, et envoie rarement une nouvelle candidature à un même poste si la première a été rejetée. Le phénomène se trouve renforcé lorsque les employeurs embauchent prioritairement les chômeurs de courte durée, au détriment des chômeurs de longue durée [Blanchard et Diamond, 1994]. Ainsi, il est possible d’expliquer l’existence du chômage et la persistance d’un chômage de longue durée dans un modèle où les agents disposent d’un niveau très élevé d’information36.

Conclusion

Nous avons exploré dans cette section comment l’analyse économique peut rendre compte des conséquences microéconomiques de l’internet sur le marché du travail. L’arrivée de la nouvelle technologie est intégrée à l’analyse comme une baisse des coûts de recherche d’information. La plupart des auteurs [voir, par exemple, Autor, 2001 ; Petrongolo et Pissarides, 2001 ; Freeman, 2002 ; Kuhn, 2003] s’accordent sur le fait que cet effet devrait se traduire par une amélioration sensible de l’efficacité du processus d’appariement sur le marché du travail. Cependant, il est plus délicat de savoir comment cette amélioration pourrait se répartir entre la hausse des salaires et la baisse du chômage, et quels pourraient être ses effets sur la longévité des appariements. De plus, le processus engagé par l’arrivée d’internet pourrait voir son effet aussi bien redoublé par la présence d’externalités fortes que limité par la persistance de frictions non réductibles à un problème d’accès à l’information sur les opportunités d’emploi. Ces prédictions – pour le moins incertaines – appellent une vérification empirique. Nous allons à présent nous intéresser aux principaux travaux empiriques portant sur l’impact de l’internet sur le marché du travail.

36 Comme le remarquent M. Coles et E. Smith, « of course, assuming the existence of a central information

agency that puts buyers and sellers into direct contact is a polar case. The search litterature assumes the other polar case that buyers have no information on the location of sellers » [p. 240]. Nous nous intéresserons dans le chapitre 2 aux conditions d’émergence d’un grand marché du travail fonctionnant comme une place de marché centralisée.