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PARTIE II Contexte de l’étude

12. Recherche sur la productivité herbagère

La volonté de valoriser le potentiel fourrager de la Guyane réapparaît dans les années 1950. Cette volonté s’inscrit dans la dynamique de développement de la Guyane, induit par la départementalisation de la colonie en mars 1946. Les études ont été relancées par le Bureau Agricole et Forestier de Guyane (BAFOG). Elles ont consisté à apprécier le comportement de plantes fourragères introduites ou locales et des savanes en l’état. Ce bureau a notamment pu montrer la pertinence de certaines savanes comme pâture sur les terrains à sables jaunes dont la flore se caractérise par la présence d’Axonopus fissifolius.

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Compte tenu du nombre de morts et du très piètre nombre de colons survivants qui sont restés et ont surtout réussis à s’installer dans la colonie.

En matière de gestion des parcours de savanes, le BAFOG instaurait principalement comme recommandations techniques, le recours à la fertilisation phosphatée et azotée71 avec la rotation systématique des pâturages comme principe de base (Thomassin, 1960). L’application de ces techniques a montré, par expérimentations, que des pâtures conduites intensivement pouvaient dépasser en charge les 600 kg de poids vif.ha-1. Les fertilisations favorisent le développement des espèces fourragères qui peuvent grâce à une rotation adaptée induire une évolution du faciès herbager de plus en plus fourrager (Hoock, 1971).

En parallèle à ces travaux sur les savanes, des collections de plantes fourragères sont expérimentées par le BAFOG (encadré n° : 1). Les principaux résultats acquis grâce à ces études portent sur l’adaptation et le comportement de ces plantes fourragères hors contrainte de pâture (Thomassin, 1960). Le BAFOG a apporté les fondements des connaissances et des techniques permettant l’intensification et la productivité des ressources fourragères en Guyane. Toutefois les modèles d’élevages qui en découlent n’ont pas su trouver d’échos auprès de la population.

Tableau n° : 2

Espèces fourragères introduites et expérimentées par le BAFOG : 1953 - 1959 Graminées

Brachiaria mutica (herbe de Para) Digitaria decumbens (herbe de Pangola) Melinis minutifora (herbe du Brésil) Panicum maximum (herbe de Guinée) Pennisetum purpureum (herbe à éléphant)

Pennistum clandestinum (Kikuyu de la Réunion)

Tripsacum laxum (herbe du Honduras)

Légumineuses

Glycine max ou Glycine hispida ou Soja hispida (soja)

Phaseolus lunatus Phaseolus mungo Phaseolus radiatus

Pueraria phaseolïdes (kudzu) Vignia sinensis (pois yeux noirs)

Les pratiques des systèmes d’élevage en place et les techniques d’élevage préconisées se sont révélées comme étant de deux "mondes" parallèles ! L’élevage local doit d’abord remplir une fonction d’assurance, de sécurité et d’épargne (Dedieu, 1995).

Pour le BAFOG la fonction principale de l’élevage est de produire. D’après le maître d’œuvre de ce bureau, « les éleveurs guyanais ont une méthode d’élevage [qui] est un échec

technique et financier. Ils ne possèdent aucune instruction de base […], n’ont pour la plupart aucune ressource financière notable et parfois même aucun goût pour l’élevage au sens normal de ce mot » (Thomassin, 1960).

Les travaux agronomiques et zootechniques du BAFOG ont su présenter et valider par des essais des solutions techniques adaptées aux contraintes du milieu pour permettre un "productivisme fourrager", mais il restait à trouver des éleveurs pour mettre en pratique ces techniques ! L’absence d’éleveurs souhaitant impliquer leur élevage dans des processus intensifs s’est donc révélée comme le "verrou" majeur au "productivisme" "moderne" des savanes au cours des années 1960 ! Les seuls travaux réalisés sur les fourrages, en Guyane, lors de ces années, ont été menés par l’Institut de Recherches Agronomiques Tropicales et des cultures vivrières (IRAT) qui avait créé une collection (pour compléter les connaissances sur le comportement des espèces fourragères72) et conduit des expérimentations sur quelques graminées (Borget, 1966).

71 L’usage des engrais organiques était aussi souligné dans les recommandations techniques du BAFOG. 72

L’ensemble des espèces étudiées par le BAFOG ont été à nouveau travaillées avec en plus quelques espèces supplémentaires : Brachiaria arrecta tanner, Brachiaria decumbens, Brachiaria ruziziensis, Ischaemum indicum,

Dans les années 1970, l’Etat instaura un vaste programme de développement, baptisé : “Plan vert” qui comportait un important volet dans le domaine de l’élevage bovin qui est même devenu le volet principal de ce plan (Vivier, 1995). L’Etat français et la Commission des Communautés Européennes ont sollicité un bureau d’études73 pour monter un dossier de faisabilité d’un « programme de développement de l’élevage bovin sur la zone côtière de la Guyane française » (Arnaud, Nobile et al., 1976). Ce dossier s’appuie sur des études menées directement par les personnes impliquées dans ce bureau d’études et des recherches réalisées par le Bafog, l’Inra, l’Irat, l’Orstom.

Il en ressort des modèles théoriques de pensée qui ont orienté la mise en œuvre de l’opération de développement, notamment en matière de ressources fourragères. Les savanes y sont considérées comme trop pauvres pour obtenir les gains de productivités zootechniques à l’hectare nécessaires (450 kg de viande - carcasse.ha-1.an-1 d’après Letenneur & Matheron74, 1991 p. 63.) pour obtenir un équilibre économique des élevages. Pour illustrer la perception des savanes à cette période voici deux phrases percutantes (la première est issue d’une mission de développement ; la seconde provient d’une étude scientifique) :





 « Les sols de savanes étant inaptes à une production rationnelle et importante » (Arnaud, Nobile

et al., 1976).





 « Les savanes sont inutilisables, même les essais de Brachiaria pour le pâturage sont médiocres à

franchement mauvais suivant le degré de podzolisation de ces sols » (Blancaneaux, 1981).

Toutes les études pédologiques menées à cette époque notamment par l’Orstom ont révélé à quel point les sols des savanes étaient non seulement pauvres chimiquement, mais présentaient surtout des très fortes contraintes hydriques : mauvaise dynamique hydrique, le drainage est souvent horizontal ou vertical bloqué. En période de sécheresse ces mêmes sols (très hydromorphe sous pluies) se révèlent sans réserve en eau (peu d’argile et de matière organique dans les horizons supérieurs)75.

Un premier paradigme est directement issu des conclusions de ce dossier sur les savanes : la mise en culture de prairies de terrain déforesté se révèle à l’époque comme la seule solution fiable pour obtenir une productivité fourragère élevée (> à 8 tonnes de MS.ha-1). Tous les projets de mise en valeur des savanes sont proscrits. Le remplacement de la forêt par des prairies s’avère aussi écologiquement pertinent, des études sur prairies ayant montré qu’elles étaient de très bonnes cultures de cicatrisation, notamment pour éviter ou limiter les risques d’érosion (Lefeuvre, 1984). La démarche qui avait été préconisée par le BAFOG76, a été considérée comme trop risquée et aléatoire malgré les résultats obtenus. Reprendre cette démarche demandait de tenir compte de la géomorphologie et de la biogéographie de l’espace. L’opération de développement dont l’Etat français était maître d’ouvrage souhaitait un aménagement géométrique du territoire (Vivier, 1995). Deuxième paradigme de ce dossier : les prairies doivent être des monocultures. Les auteurs du dossier d’études puis le maître d’œuvre du programme excluent de pratiquer des mélanges (plusieurs espèces de graminées) et considèrent qu’il est préférable d’éviter toute tentative d’associations (graminées - légumineuses).

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SGET Internationnal 74

Information issue de : "approche économique d’élevages bovins viande. Plan de développement agricole de la Guyane" – Jenty Anne-Caroline, Inra-Sad Guyane, 1986.

75

Boulet, Fristch, et al., 1978 ; Boulet, Brugière, et al., 1979, Cabidoche, 1984 ; Humbel, 1978 ; Turenne, 1975 76

« Les premières observations réalisées par les techniciens du BAFOG ont surtout porté sur la partie des savanes où ils

pouvaient accéder et sur laquelle 99 % du cheptel subsistait ; aussi ont-ils recherché dans quelle mesure ces savanes pouvaient être améliorées ou mieux exploitées en faveur de l'élevage. [...] Le milieu naturel étant mal connu, il fallait rechercher dans quelle mesure on pouvait améliorer les conditions naturelles » (Thomassin, 1960).

L'implantation de prairies monospécifiques a été une règle forte lors du "Plan vert" (Béreau et Vivier, 1985 ; Béreau, 1995). « Il semble bien que l'intensification fourragère souhaitable dans

beaucoup de pays tropicaux, soit plus aisée en utilisant des graminées pures. » (Salette, 1967

cité par Béreau et Vivier, 1985). On retrouve cette règle dans tous les pays de l'Amazonie (Rippstein et al. 1996 ; Chauvel et al., 1997). Cette volonté de créer des prairies mono- spécifiques était aussi un paradigme important chez les agronomes européens dans les années 1970 : « En Europe, tous voient dans la culture monospécifique un facteur de progrès décisif

dans la maîtrise de l'alimentation des animaux » (Mansat, 1973).

Le troisième paradigme porte sur le recours à des espèces exotiques, africaines principalement. Aucune espèce végétale locale, potentiellement fourragère, n’a été retenue pour la création de prairie par le bureau d’études préalable au "Plan vert". Sur ce point ce dossier s’inscrit dans une logique de pensée généralisée dans toute l’Amazonie qui connaissait une "africanisation" par l’usage d’espèces fourragères originaires d’Afrique (Rippstein, 1996). Dans les genres Paspalum et Axonopus, le BAFOG avait pu indiquer le potentiel de certaines espèces, mais à l’issue des travaux et choix du bureau d’études du "Plan vert" et de l’INRA, aucune d’entre elles n’a été retenue. L’INRA a été sollicité par les maîtres d’ouvrage et d’œuvre du projet de développement "Plan vert" pour enrichir les connaissances acquises et accompagner la mise en place des premiers élevages (Vivier, 1995). En 1978, l’INRA implante une collection de graminées composées de 100 espèces, écotypes, variétés avec des collections décentralisées suivant les types de milieu pour comparer les comportements d’une même espèce suivant les diverses situations (Vivier & Coppry, 1984). A l’issue de ces travaux 90 % des plantes furent éliminées. La première gamme fourragère destinée à la création des prairies étaient composée d’une dizaine d’espèces fourragères listées dans l’encadré n° : 2. Dans la pratique seulement quatre espèces fourragères furent vulgarisées et utilisées pour la réalisation des prairies dans les élevages installés dans le cadre du projet "Plan vert".

Tableau n° 3 : Première gamme de graminées fourragè res retenues fin des années 1970 en Guyane pour la création de prairie

Espèces retenues par l’INRA Espèces utilisées par le développement

Brachiaria brizantha cv USDA, ++

Brachiaria decumbens, +++

Brachiaria humidicola, -

Brachiaria mutica tanner, +

Brachiaria ruziziensis, -

Digitaria swazilandensis, ++++

Ischaemun timorensis, -

Panicum maximum, -

Pennisetum purpureum, -

(Vivier & Coppry, 1984 ; Béreau & Vivier, 1988 ; Letenneur & Matheron, 1991 ; Béreau, 1995)

Plus de 8 000 ha de prairies ont été créées à la fin des années 1970 (Vivier & Coppry, 1984) sur terrains déforestés (hormis de rares exceptions). Digitaria swazilandensis a été implantée sur la majorité de ces terrains car les plantes fourragères retenues étaient connues pour leurs caractéristiques biologiques et phénologiques, mais pas encore suffisamment sur le plan de l’adéquation : plantes / incidences de la pâture par le bétail & réponses du sol … Digitaria

swazilandensis était assez bien connue des agronomes français, car elle avait été l’objet de

éleveurs et ses réponses à l’intensification étaient connues pour être très intéressantes. Autre avantage de cette plante à l’époque : elle se bouture77 facilement (cela permettait de contourner le problème des commandes de semences et de matériel liés au semis). Les pieds "mères" pour réaliser des pépinières provenaient de l’INRA des Antilles.

Brachiaria decumbens a été très vite diffusée lorsque des semences ont été disponibles. Le

bouturage de cette plante n’a guère été pratiqué. Sur le plan pratique le bouturage était plus intéressant avec le Digitaria swazilandensis (rapidité78, efficacité de reprise des boutures). En revanche, quand des semences étaient disponibles, la majorité des éleveurs préféraient installer leur prairie par semis pour des raisons essentiellement de temps et de pénibilité. Donc suivant les approvisionnement en semences, l’organisation de chaque éleveur, la presque totalité des parcelles destinées aux prairies pouvaient être installées, en mono spécifique, soit en Digitaria swazilandensis soit en Brachiaria decumbens. Pour les milieux particuliers (très sableux ou très humides) les deux autres espèces indiquées dans l’encadré n° : 2 étaient utilisées. Toutes les deux ne s’implantent que par boutures.

Brachiaria sp. Usda79, en terrain sableux, était perçu comme se développant très bien grâce à

son maillage stolonifère. Sans entretien spécifique il se révèle apte à tenir à la pâture, mais n’a pas une forte productivité. En revanche, les travaux de l’Inra ont montré qu’elle présentait un fort potentiel à l’intensification. En Guyane, lorsque cette espèce est fertilisée périodiquement (150 unités.ha-1.an-1 d’azote, de phosphore et de potasse, apport fractionné entre 3 à 5 fois par an) sa productivité est supérieure à 15 tonnes de MS.ha-1.an-1.(Béreau & Vivier, 1988).

Brachiaria mutica, en terrain humide, était très utilisé dans les bas fonds, les abords de

marais, les zones drainées… Ce cultivar provenait de l’ex Rhodésie. Il a été introduit en Guyane à partir du Surinam. Deux principales remarques négatives sont soulignées par Vivier et Coppry (1984) : sa sensibilité à la fusariose et son problème potentiel d’induire parfois des hématuries chez les zébus. Cependant, les surfaces d’usage étant modestes, les facilités de reprise après bouturage de B. mutica en a fait à cette époque la plante des parties de parcelles trop humides.

La fin des années 1970 allait inscrire la Guyane, comme d’autres pays d’Amazonie, dans une aventure agronomique. Ces prairies devaient remplacer un écosystème forestier. Elles sont des agrosystèmes installés sur un écosystème équatorial complètement perturbé (voir même détruit). Les éleveurs à qui ces prairies étaient destinées, n’avaient pour la plupart aucune connaissance agricole ! Lors de la première série d’installations d’exploitations, en 1976, aucun de ces éleveurs n’étaient originaire de Guyane (Vivier et al, 1995).

Un milieu inconnu devait donc être mis en valeur et géré par des "éleveurs" inexpérimentés ne connaissant pas le pays, pour produire de la viande à partir de vaches importées du Costa Rica et du Panama. L’ensemble du programme de développement était supervisé par des maîtres d’œuvre dont les aptitudes se basaient sur des fondements théoriques adaptés aux systèmes en cours dans les pays tempérés.

77 Il n’existe pas de semence de Digitaria swazilandensis car cette plante ne produit pas de graine (ou très peu). 78

Épandage de Digitaria swazilandensis fauchée, puis simple passage de disques droits. 79

Cette plante a été introduite par l’IRAT dans les années 1960 du Surinam, elle aurait fait l’objet de travaux de sélection par le Département d’Agronomie des Etats Unis d’où le pseudo nom de cultivar : "Usda". A la suite d’avis d’agropastoralistes et notamment Jonas B. Veiga de l’Embrapa – Cpatu (Empresa Brasileira de Pesuisa Agricola Centro de Pesquisa Agropecuária do Trópico Úmido) ce cultivar serait issu de l’espèce Brachiaria brizantha, dont les

Ils se trouvaient aussi privés du projet papetier80 destiné à être la "locomotive" de tout le programme de développement. Ce rôle fut attribué au volet "élevage bovin viande" sans aucune étude nouvelle de faisabilité, l’Etat se portait garant (Vivier, 1995). S’il avait prévu que le secteur papetier soit rapidement rentable et atteigne des marges pouvant entraîner les autres secteurs, tous les calculs technico-économiques, en élevage bovin, indiquaient qu’aucune marge ne pouvait être obtenue à moins d’une durée de dix ans d’exploitation81. La préoccupation majeure des maîtres d’ouvrage portait sur la gestion générale du DOM compte tenu des problèmes posés par l’indépendance du Surinam. Les revendications populaires concernant le statut du territoire et la panne du spatial. Une activité rurale rentrait dans des logiques de gestion sociétale pour un apaisement de la population. Le recul du temps permet d’apprécier la complexité de la situation. Les problèmes se sont révélés très nombreux, dans sur le domaine des fourrages, le premier problème était déjà qu’il fallait tout apprendre et déjà arriver à faire pousser de l’herbe !

La malherbologie a très vite dépassé les problèmes de mise en culture, de pédologie, d’agrologie, de physiologie végétale, de mécanisation agricole. Les premiers problèmes sont survenus avec l’apparition de Cypéracées dans les prairies, suivis par des subligneux (Vivier & Coppry, 1984). Ces nouveaux agrosystèmes n’avaient pas encore de mode d’emploi pour gérer les équilibres entre la végétation cultivée et les plantes spontanées et c’est pourtant de cela que dépendait principalement l’intensification du "nouvel élevage guyanais".