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RATIONALITE ET CONNAISSANCE COMMUNE: LES OBJETS DANS LE JUGEMENT SITUE

une situation de gestion se présente lorsque des participants sont réunis et doivent

VIII. CONVENTIONS DE COORDINATION ET ORGANISATIONS Laurent THEVENOT

2. RATIONALITE ET CONNAISSANCE COMMUNE: LES OBJETS DANS LE JUGEMENT SITUE

QUELLES SONT LES CATEGORIES SUR LESQUELLES PEUT REPOSER UNE ANALYSE DE LA COORDINATION?

Nous avons tout d'abord cherché à construire un cadre théorique minimal destiné à rendre compte de la possibilité de coordination d'actions humaines. Les développements néoc1assiques, tout comme les constructions des classiques, correspondent à un tel programme de recherche. Nous le présentons à partir de trois types d'hypothèses que nous semble exiger un tel programme: le premier (Hl) porte sur la compétence des personnes, sur leur entendement (leur rationalité, dans le modèle néoc1assique) ; le deuxième (H2) concerne l'ensemble d'objets, extérieurs aux personnes, qui sont engagés dans leurs relations (les biens, dans ce modèle) ; le troisième (H3) a trait à la forme de coordination principale des actions ajustées à ces objets et sur laquelle les personnes s'entendent (l'échange marchand). La théorie économique, s'apparentant en cela à une philosophie politique, montre qu'on peut déduire de ces hypothèses la possibilité d'un accord, d'un équilibre, alors même que la formulation des hypothèses Hl et H3 préserve une grande marge de liberté pour les actions des personnes.

En rapportant la littérature néoclassique au programme suggéré par les trois types d'hypothèses mentionnés plus haut, nous nous sommes préparés àla confrontation avec d'autres constructions de l'action justifiable. Pour cela, nous nous sommes replacés en amont du questionnement formulé classiquement en termes de rationalité, de façon à faire dériver ce questionnement d'une interrogation, que nous avons jugée plus fondamentale, sur les contraintes de la coordination. Soulignons que cette démarche s'éloigne d'une présentation standard du coeur de la théorie économique qui tend à en réduire le corps d'hypothèses à celle portant sur la rationalité des individus, et à relâcher notamment la contrainte d'exclusivité du mode d'allocation marchand des biens, ce qui revientàalléger H3, à ignorer H2.

Une première façon de caractériser les charges que fait peser cette extension consiste à observer qu'à mesure que l'on s'écarte d'une situation marchande - c'est-à-dire conforme à un marché concurrentiel à information parfaite - la dotation que les êtres humains reçoivent de l'économiste pour assurer leur rationalité devient de plus en plus lourde. Ainsi, on sait qu'en information imparfaite les anticipations exigent une capacité de calcul beaucoup plus importante parce qu'elles conduisent àdes régressions infinies dont la convergence est problématique, soit sur les anticipations des anticipations de la partie adverse (Walliser [1985]), soit sur l'optimisation du calcul d'optimisation (nécessité par la prise en compte des coûts d'information et de calcul) (Mongin et Walliser [1988]). De telles situations sont souvent caractérisées par le faible nombre des acteurs impliqués, les acteurs devenant alors conscients de leur capacité à modifier l'équilibre général par leur propre action. Cette conscience complique la tâche du théoricien et l'amène à reporter ces complications sur la capacité des acteurs. L'économie de l'ordre marchand, suggérée par

l'image d'une main invisible, s'amenuise progressivement à mesure que la compétence dont doit être doté tout être humain pour commercer se rapproche de la science de l'économiste, la main devenant de plus en plus visible: "En dehors de ces hypothèses (équilibre, concurrence et perfection des marchés), le concept même de rationalité est menacé, parce que la perception des autres, en particulier de leur rationalité, devient un élément de notre propre rationalité". (Arrow (1987], p. 25).

En explicitant les conditions, parfois restées implicites, d'une coordination par l'équilibre d'un marché concurrentiel, on peut y voir les spécifications d'un type plus général de coordination conventionnelle.

Dans le modèle de la coordination marchande, les conditions du jugement et du suivi des actions sont clairement définies. Ce jugement n'est ni subjectif, ni local, il permet de traiter en général de ce qui se passe, dans des termes communicables à un tiers qui n'aurait aucune familiarité avec les comportements des acteurs. II dépasse donc de beaucoup, en généralité, le jugement impliqué dans la coordination d'un plan par un individu. Ce jugement généralisable a d'autres caractéristiques intéressantes pour notre démarche. II est très économique, en termes cognitifs: l'interaction pourra être saisie dans un compte-rendu sommaire, un rapport se limitant à une liste d'êtres humains et d'objets engagés, à laquelle s'ajoutent l'identification des relations d'achat ou de vente, ainsi qu'une qualification des biens par rapport à un ordre de grandeur, le prix. Chacun de ces éléments est identifiable localement, dans des termes qui lui assurent une portée trés générale. Cette économie cognitive, soulignée par Hayek (1945), est parfois rapprochée de la notion de rationalité limitée de Simon. Autre caractéristique intéressante: le jugement est révisable, il s'adapte aux circonstances et aux cours des actions, il n'est pas inscrit dans des règles déterminant a priori les comportements. C'est par la réévaluation de la grandeur prix que se manifeste le plus couramment cette révision. Le jugement peut ainsi se concentrer sur l'enregistrement d'un prix marquant une hiérarchie d'importance entre les objets engagés dans l'action.

C'est un lieu commun de l'argumentation en faveur de ce modèle d'action en commun, que d'affirmer qu'il est particulièrement peu gourmand en hypothèses, dites "holistes", recourant à des notions comme celle de "règle" ou de "norme sociale"; De fait, il est incontestable que ce modèle n'implique pas la coordination extrême des conduites que suppose leur unification sous la pression de normes ou de dispositions communes; c'est en cela qu'il est intéressant pour une théorie de l'action. Toutefois l'argumentation précédente fait peu de cas des ressorts de coordination restés implicites dans ce modèle. Un premier ressort est contenu dans l'hypothèse d'un monde commun réunissant l'ensemble des personnes et des objets qui constituent les seuls êtres pertinents pour définir une action. L'hypothèse d'objets "naturels" ayant la forme de biens marchands est très exigeante en savoir commun. Un deuxième ressort se trouve dans l'hypothèse spécifiant le mode d'engagement des personnes et des choses, les relations d'achat-vente, elles aussi tenues pour naturelles. Un troisième ressort réside dans l'hypothèse d'une commune grandeur servant à évaluer les objets. Ces trois hypothèses sur des savoirs communs doivent avoir un statut dans le cadre d'une théorie de l'action.

L'examen de plus en plus systématique, dans la littérature néoc1assique, des limites du marché concurrentiel aide à mettre en évidence le rôle tenu par l'hypothèse d'un monde commun d'objets, en montrant les effets dévastateurs du défaut de cett.e

couramment exprimé en termes d'information asymétrique sur la qualité des biens (Eymard-Duvernay, 1989). Comme la brèche créée par une incertitude intertemp?relle (Thévenot, 1989a), la levée de l'hypothèse sur un marché de biens communement identifiés rouvre largement la question de l'identification de ce que l'autre fait et du contexte pertinent, question nettement circonscrite dans le modèle de l'échange concurrentiel parfait. Cette ouverture conduit à porter attention à la notion de "savoir commun" ("common knowledge"]. On sait que Lewis s'était déjà appuyé sur cette notion (Lewis 1969, p. 36) pour proposer une analyse des conventions inscrites dans un comportement rationnel, et tenter d'éviter le recours à une notion de norme sociale contraignante étrangère à la rationalité instrumentale. Outre l'irréalisme de certaines expressions du savoir commun, des travaux ultérieurs ont fait ressortir des contradictions logiques entre cette notion et la spécification de la rationalité utilisée en économie.

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Ajoutons que l'on peut envisager des formulations du savoir commun en terme d'identification commune d'une situation commune ("shared situation"], expression mieux adaptée à la démarche que nous empruntons ici (Barwise 1989, p.203).

Laqualification des objets sert de fondement au jugement et nourrit des attentes communes. Les investissements de forme qui confèrent cette qualification allègent donc la charge de calcul des anticipations qui pèse sur la rationalité

Les difficultés à rendre compte d'actions coordonnées en ne prenant appui que sur la première classe d'hypothèses (H 1 concernant la compétence des personnes) incitent à explorer conjointement les deux hypothèses complémentaires H2 (sur les objets) et H3 (sur la forme de coordination).

La coordination entre des actions de personnes diverses, dans des situations différentes, suppose la possibilité de dépasser certaines particularités contingentes pour opérer des rapprochements. Si l'on conçoit cette possibilité de rapprochement comme une faculté cognitive des personnes, il reste à expliquer ce que sont des rapprochements plus résistants, c'est-à-dire plus généraux que d'autres. Se donner d'emblée des représentations collectives est une hypothèse, pratique certes en ce qu'elle dispense des interrogations précédentes, mais incongrue dans le cadre de l'analyse économique de l'action.

Notre démarche a consisté à envisager la question de la généralité du rapprochement, et donc de la coordination, en relation avec la notion d'objet. La charge qui pèse sur l'entendement des personnes dans leurs spéculations, leurs jugements et leurs justifications, peut ainsi être allégée et reportée en partie sur les objets. Cette démarche théorique suppose de reconnaître plusieurs formes d'objectivité liées à plusieurs formes de coordination des actions. On reconnaîtra aisément, dans la coordination marchande, le rôle des marchandises qui rendent comparables des actions en les orientant vers l'appropriation de biens détachés des personnes. Arrêtons-nous plutôt sur l'objectivité des outils techniques qui diffère de celle des biens marchands, tout en étant également indissociable d'une contrainte de coordination qui s'exerce sur les actions productives et qui se distingue de la coordination marchande. La fonctionnalité de l'outil technique comporte en effet l'assurance d'un avenir et l'éfficacité de ce type d'objet tient à ce qu'il vaut pour le futur. Ce n'est qu'à ce prix qu'il peut, en tant qu'investissement, perpétuer une fonction de production qui coordonne des actions productives. En établissant une équivalence temporelle, les objets industriels permettent donc de réaliser une certaine forme de coordination des actions : les gens s'appuient sur eux pour prendre des décisions les engageant sur l'avenir, pour se transporter dans le temps, notamment lorsqu'une personne se lie à sa contrepartie dans le futur. Sans de tels objets,ilserait tout simplement impossible de raisonner et de s'entendre sur le futur.

En reconnaissant la place des objets dans la coordination, on allège le poids de la contrainte de rationalité dont sont dotées les personnes pour le reporter en partie sur la détermination de leur environnement et des modalités de leur entente. Le calcul des personnes, les opérations auxquelles elles procèdent pour ajuster leurs conduites, supposent un certain état des faits engagés dans ces opérations. La spécification du mode de calcul dans des modèles opératoires différents va de pair avec celle des formes requises pour que ces faits ou objets soient pertinents.

La notion d'investissement de forme (Eymard-Duvernay (1986], Thévenot [l986a)) a permis d'appréhender la relation entre les objets sur lesquels les acteurs prennent appui, et la coordination de leur conduite. Les formes sont définies par une capacité d'équivalence et le rendement de l'investissement de forme est la conséquence de cette généralité qui permet de donner une assiette à l'accord. De plus, comme dans l'usage classique de la notion d'investissement, l'investissement de forme est lié à un sacrifice (en l'occurrence de réversibilité) et l'économie dece sacrifice passe par un coût d'accès aux bienfaits d'une forme de généralité. Cette notion permet d'appréhender la mise en oeuvre, notamment dans le fonctionnement d'une entreprise, de ressources (règles, normes, marques, coutumes, etc.) qui, sans être à proprement parler des outils, sont

clairement associées àune efficacité, et dont la prise en compte amèneàreconsidérer la définition de la fonction de production (Eymard-Duvernay et Thévenot [1986]). En rapportant l'efficacité à une capacité d'équivalence qui assure une stabilisation èt une standardisation du monde, et en recherchant dans cette stabilisation l'origine des rendements de l'investissement, notre approche conduità rendre compte d'un ensemble élargi de ressources engagées dans la fonction de production, sans se limiter aux facteurs de production couramment mentionnés. La forme de la relation et l'ajustement des facteurs ne sont plus les seules contraintes à prendre en compte: l'état des input et des output doit également se conformer à un même type d'exigences, ce qui suppose des investissements de formes complémentaires. La nécessité de ces investissements apparaît clairement, a contrario, dès lors que cette conformité n'est pas vérifiée. On a observé les effets de ce défaut de forme industrielle aussi bien dans le cas du produit fini (notamment lorsque sa durée de vie est très courte, qu'il "ne voyage pas loin" : Eymard-Duvernay et Thévenot [1986], p. 131-132) que des matières premières (quand elles sont instables et peu standardisées: Boisard et Letablier [1987], Callon [1989], Thévenot [1989]. Mais une analyse similaire peut être menée concernant la mise en forme des personnes et le facteur travail (Thévenot [1986a]). Salais, Baverez et Reynaud ont mis en évidence, dans leur histoire de l'émergence de la catégorie de chômeurs, la façon dont avait dû être défaite la "forme paternelle de l'entreprise" pour que l'activité des personnes soit mise dans la forme de postes de travail et d'un temps de travail: les emplois étant "classés et dénombrés", "le travail étant géré par création ou diminution d'emplois, l'entreprise rationnelle peut extérioriser ses fluctuations du travail sous forme de chômeurs" ([ 1986], p. 184). Aux coûts de production s'ajoutent donc des coûts de mise en forme et le cadre d'analyse permet ainsi d'éviter de recourirà des hypothèses supplémentaires pour rendre compte de la nécessité d'équipements de transport ou de réfrigération (Chandler [1977]) qui correspondent à de tels investissements de formes standardisant et stabilisant les produits, et pour justifier la cohérence de leur assemblage avec des équipements plus normalement considérés comme des outils de production.

L'analyse menée à partir de la notion d'investissement de forme suggère donc une recomposition des rôles impartis, dans le modèle économique de l'action, aux trois types d'hypothèses portant respectivement sur la rationalité des acteurs, l'extériorité de l'environnement de l'action, et le monde de coordination des actions. Le calcul d'optimisation est replacé dans un cadre de contraintes plus étendu qui tient compte du fait que les éléments disponibles dans l'environnement doivent avoir une forme appropriée pour servir de resssources à l'action, cette forme étant une capacité d'équivalence nécessaire aussi bien au raisonnement qu'aux relations avec d'autres. Dans le cas d'une action de nature industrielle, la fonctionnalité des objets est la condition de leur intégration dans une relation de production projetant l'avenir et de la possibilité d'un calcul technique. La pertinence des éléments de l'environnement

à

prendre en compte pour déterminer une action, la visée de cette action, et la forme de coordination qui autorise raisonnement et compréhension sont donc trois déterminations étroitement liées.

3. MODES DE COORDINATION PRINCIPAUX: LES ORDRES