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Rapprochement de l’interprétation heideggerienne de l’image blanchotienne

Dans le document Maurice Blanchot et son écriture (Page 161-168)

– Sortie du On et idée du mourir –

3. Rapprochement de l’interprétation heideggerienne de l’image blanchotienne

Avant d’analyser la mort au sens existential de Heidegger, il nous importe d’approfondir une nouvelle fois la position de l’écrivain qui comprend, explicite et interprète le sens de son propre être. Nous essayerons ici de rapprocher l’ « interprétation » heideggerienne de l’image blanchotienne.

Compréhension et interprétation Qu’est-ce qu’une interprétation ?

« Traditionnellement (notamment dans le champ des recherches herméneutiques), on inclinait à présenter l’explicitation ou interprétation comme un moyen de la compréhension : pour arriver à

du Dasein, autrement dit des tâches, des règles, des critères, de la profondeur et de l’étendue de l’être-au-monde dans sa préoccupation et sa sollicitude. Le On a toujours déjà soustrait au Dasein la saisie de ces possibilités d’être. Davantage, le On soustrait au regard [du Dasein] cette soustraction même, silencieusement opérée par lui, de tout choix exprès de ces possibilités. » (§ 54)

comprendre, il faut interpréter. Mais la compréhension était alors entendue comme compréhension expresse, théorique, et elle faisait figure de but ou d’idéal à atteindre. »386

La compréhension nécessite l’interprétation. L’interprétation d’un objet mène à la compréhension de cet objet : la compréhension, c’est l’interprétation. Or, « Avec Heidegger », continue Zarader, « la compréhension est saisie à son stade élémentaire, ce qui signifie à la fois qu’elle est préthéorique et qu’elle est première. » Élémentaire et première, elle exige quelque chose d’exhaustif et de secondaire. C’est justement l’interprétation, séparée et indistincte de la compréhension :

« Bien loin de précéder la compréhension, elle lui succède, et elle lui succède comme un approfondissement de celle-ci : l’explicitation n’est rien d’autre qu’un prolongement de la compréhension, où celle-ci acquiert une transparence qu’elle n’avait pas. »387

La compréhension n’est plus interprétation. Celle-ci, séparée et distincte de celle-là, lui est ultérieure. Or, nous ne pouvons pas parler comme si, séparée, distincte et ultérieure, elle lui était différente. En effet, l’interprétation n’est qu’un « prolongement de la compréhension », et « il n’y a pas là deux actes de nature différente, mais l’approfondissement d’un seul, qui est la compréhension. »388 La compréhension renvoie déjà au compris ; seulement, c’est

un compris vague, pareil à un paysage plongé dans le brouillard. L’interprétation, arrivant plus tard, dissipe le brouillard afin de nous permettre de voir clairement le paysage qui a toujours été là. – Qui a toujours été là, le passé composé de Heidegger renvoyant à « un seul » acte, c’est-à-dire renvoyant au même paysage que l’interprétation permet de révéler. C’est là l’une des problématiques de l’interprétation heideggerienne. Même si on laisse de côté le renversement violent qui rejette d’emblée le Dasein dans le dehors rendant l’ « existentiel » complètement – absolument – autre que lui-même, c’est-à-dire existentiel, l’existentiel ne ferait-il donc qu’un avec l’existential ? Et pourtant, en réalité, on

386 M. Zarader, Lire Être et temps de Heidegger, p. 237. 387 Ibid., p. 237.

ne saurait penser la structure du Même sans l’extériorité de l’existentiel. Ce que l’interprétation approfondira comme existential, c’est ce que la compréhension a compris comme « existentiel », et c’est justement ainsi que le Dasein retournera à l’ « existentiel » : c’est ainsi que, en d’autres termes, le Dasein retombera dans l’oubli, dans un oubli plus profond parce que redoublé (par l’interprétation). En un mot, c’est une mise en abîme : le Dasein, passant par le dehors, rejette le dehors duquel il a été violemment expulsé. Dans la pensée de Heidegger, le dehors sert et ne sert que d’intermédiaire.

Immédiat et retenue

Incroyable, et problématique bien entendu, est la retenue ou demeure de l’immédiat. La compréhension est immédiate : « dans le lexique de Heidegger, le mot compréhension (Verständnis ou Verstehen) désigne toujours une compréhension immédiate, déjà donnée, non explicite. » Et pour éclairer la compréhension au sens heideggerien, Zarader cite Bultman qui « propose le concept de précompréhension, que l’on peut tenir pour une sorte d’équivalent du concept heideggérien de compréhension. »389 « Le concept de précompréhension »

confirme l’entrée immédiate de l’homme platonicien dans le monde « sensible » et de l’homme heideggerien dans l’ « existentiel ». Non encore explicite, la précompréhension est donc susceptible d’être implicite. Seulement, « Il faut revenir sur elle, faire retour, pour expliciter ce qui était déjà donné sans avoir été remarqué ni clarifié : ce mouvement de retour, c’est ce que Heidegger nomme interprétation. »390 Le retour heideggerien, c’est la répétition heideggerienne.

Pour que, néanmoins, le « mouvement de retour » soit possible, il faut avant tout que ce sur quoi l’interprétation revienne soit retenu et demeure toujours au moment du retour. La compréhension est compréhension d’un objet, que ce soit quelque chose ou quelqu’un. Si, donc, la compréhension est immédiate, l’objet est,

389 Ibid., p. 28. 390 Ibid., p. 29.

également, immédiatement donné ; si, ensuite, l’interprétation effectue un retour sur la compréhension pour approfondir celle-ci, elle doit être accompagnée de l’objet qu’elle a vaguement compris. Autrement, l’interprétation ne trouverait rien dont elle aurait à approfondir la compréhension. Ainsi, l’immédiat heideggerien ne connaît, à la différence du blanchotien, aucune exclusion de lui- même. Si, chez Blanchot, l’immédiat est la double dissimulation excluant à la fois la présence qui est « le Sacré »391 et excluant l’exclusion elle-même de la présence,

en allant jusqu’à ce que Blanchot nomme « l’ultime, l’hyperbolique » 392 ,

interruption et discontinuité radicales n’autorisant aucune sorte de retour de même, alors l’immédiat, chez Heidegger, traduit d’une part la présence donnée et de l’autre la demeure de la présence donnée, cela – tout ce qui constitue le revers du mouvement en réalité – étant précisément les premières spécificités de l’image, transcendante. Et toutefois, le passage de l’existentiel, par le dehors encastré entre l’ « existentiel » et l’existential, doit signifier, au moins une fois, l’absence c’est-à-dire la perte de l’objet. Les termes retour et répétition aussi bien que la notion de la sortie de l’oubli perdraient, sinon, leur sens fondamental. Ainsi, loin de la retenue ou de la demeure, il est question du retrait.

Retirement et énonciation

Employant les termes retour et répétition aussi bien que la notion de la sortie de l’oubli, Heidegger n’est tout de même pas inconscient de ce retrait, et c’est par là qu’il rapproche la phénoménologie de l’herméneutique, de l’interprétation.

« En principe, il y a bien de la différence entre phénoménologie et herméneutique. La phénoménologie a pour objet les phénomènes, en

391 « […] le Sacré, c’est la présence “immédiate”, c’est ce corps passant […] » ; « […] la

présence, c’est le Sacré – cela même “qui n’offre nul point d’appui ni d’arrêt, la terreur de l’immédiat qui fait échec à toute saisie, l’ébranlement du chaos”. » (M. Blanchot, L’Entretien infini, pp. 51-52.)

tant que ceux-ci sont donnés (à l’intuition sensible, par exemple – et en tout cas à une conscience). L’herméneutique a pour objet privilégié des textes, en tant que ceux-ci sont à déchiffrer : parler d’herméneutique suppose la recherche d’un sens qui n’est pas d’emblée manifeste. Phénoménologie et herméneutique désignent donc deux démarches a priori incompatibles. »393

Or, d’une part, dès lors que l’interprétation sert à expliciter le sens déjà immédiatement donné mais encore implicite de l’être du Dasein, et, d’autre part, que le Dasein découvre que son propre sens s’est retiré et se retire, il n’est nullement douteux que la phénoménologie heideggerienne appelle l’herméneutique.

« En d’autres termes : si le phénomène est ce qui se montre, il sera l’objet d’une description (qui procédera selon des règles strictes, et qu’on qualifiera de description phénoménologique) ; si le phénomène est ce qui se retire dans ce qui se montre, alors il faut se livrer à un travail d’interprétation ou d’explicitation de ce qui se montre, afin de mettre en lumière ce qui ne s’y montre pas de prime abord et le plus souvent. En ce sens, toute l’analytique existentiale peut légitimement être qualifiée d’herméneutique. Elle est le déchiffrement d’un sens de prime abord caché. »394

L’explicitation, interprétation ou herméneutique a pour objet ultime d’éclairer « ce qui se retire dans ce qui se montre » : elle doit mettre au jour ce qui ne se montre pas, parler de l’autre de ce qui se montre, et cela même dans ce qui se montre. Un tel moyen de démonstration s’appelle le langage : « la compréhension (§ 31) se prolonge en explicitation (§ 32), laquelle est présentée comme condition de possibilité de l’énonciation (§ 33). »395 Nous traitons ici du

monde suprasensible et de l’existential incluant « la connaissance discursive » de Platon. Il faut cependant souligner, encore une fois, que l’énonciation heideggerienne, à la différence de celle platonicienne, ne fait qu’effectuer un retour sur le sens de l’être qui a déjà été donné, ne fait que le répéter, s’il est vrai que « Le sens précède l’énoncé. »

393 M. Zarader, Lire Être et temps de Heidegger, p. 87. 394 Ibid., p. 88.

« En conséquence, s’il existe une vérité de la chose, cette vérité n’a pas son lieu originaire dans la proposition énonciative, dans l’énoncé ou dans le jugement, ainsi qu’on l’a cru depuis Platon : elle est antérieure à l’acte d’énonciation. Pour paraphraser Heidegger, il faut dire de la proposition qu’elle peut aussi être vraie, mais elle ne l’est que de façon seconde et dérivée. »396

Vers l’image, à nouveau

Que la vérité naisse dans la proposition ou qu’elle précède l’énoncé qui ne fait que la répéter, elle pivote néanmoins sur et autour de l’énonciation. Comment alors le langage pourrait-il montrer ce qui se retire, l’autre de ce qui se montre dans ce qui se montre ? Est-ce parce qu’il montre désormais un autre sens ? Mais alors, le langage ne montrerait plus le sens qu’il retire, et un sens qui devient le sens serait différent du sens que le Dasein avait compris. C’est en réalité ce qui se passe par la compréhension, explicitation et interprétation langagières d’un autre sens, et cela dans l’oubli redoublé et multiplié :

« Au niveau du monde, l’ambiguïté est possibilité d’entente ; le sens s’échappe toujours dans un autre sens ; le malentendu sert à la compréhension, il exprime la vérité de l’entente qui veut que l’on ne s’entende jamais une fois pour toutes. »397

En effet, par le langage, ni l’homme platonicien ni heideggerien ne sortirait à aucun moment du cercle « sensible »-sensible et « existentiel »-existentiel. Dorénavant muni de langage, il n’atteindrait jamais le suprasensible et l’existential. Par ailleurs, malgré ce qui se passe en réalité par la phénoménologie heideggerienne, l’énonciation ne cherche pas à dire un autre de ce qui se montre, mais l’autre de ce qui se montre dans ce qui se montre. Lorsque ce dont elle devrait parler se retire essentiellement dans l’énoncé, comment devrait-elle en parler sinon en tant que ce qui ne se montre pas mais se retire ? Elle présenterait dans l’énoncé l’autre de l’énoncé en tant que se retirant. Or, la présentation de ce

396 Ibid., p. 251.

dont elle parle en tant que se retirant dans ce qu’elle énonce, n’est possible que si l’énonciation qui en parle participe de la même nature que ce dont elle parle, c’est-à-dire que si l’énoncé se présente lui-même comme se retirant. Autrement, ce serait la naissance et la compréhension d’un autre. L’énoncé se retire parce que ce qu’il voudrait manifester se retire, il ne capte rien à énoncer, en transformant l’énoncé en l’autre de l’énoncé : « Transformation qui se produit dans la mesure où le mouvement “vide” se charge d’un contenu »398. La réduction

de la forme en contenu – transformation de la présence, quelle qu’elle soit, en absence – est au cœur de la pensée blanchotienne399, nous amenant par là à

l’image :

« Elle [= l’image] peut bien, quand elle s’éveille ou quand nous l’éveillons, nous représenter l’objet dans une lumineuse auréole formelle ; c’est avec le fond qu’elle a partie liée, avec la matérialité élémentaire, l’absence encore indéterminée de forme (ce monde qui oscille entre l’adjectif et le substantif), avant de s’enfoncer dans la prolixité informe de l’indétermination. »400

La phénoménologie par l’énonciation s’oriente ainsi encore vers l’image laquelle traduira l’ « existentiel ». Mais, l’image s’est immédiatement produite à l’entrée dans le « sensible » et l’ « existentiel » que nous avons observée au seuil de notre thèse, tandis qu’il s’agit ici d’un temps. L’énonciation ne se fait pas immédiatement, mais dans un certain laps de temps. Analyser l’énonciation et en réduire la qualité à celle de la continuité du discontinué, telle est donc désormais notre tâche.

398 Ibid., p. 273.

399 Par exemple : « […] tout cela est comme un rêve de la nuit, un rêve où la forme du

rêve devient son seul contenu. » (L’Espace littéraire, p. 362.)

Dans le document Maurice Blanchot et son écriture (Page 161-168)