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Rapport du troisième genre : langage

Dans le document Maurice Blanchot et son écriture (Page 46-53)

L’analyse est ultérieure mais Blanchot se permet de décrire ce qu’est l’écriture. Quelle en est la justification ?

Dans cette section du chapitre I, nous traiterons de l’instant présent du témoignage pour en faire non une unité sûre et indivisible sur laquelle le présent et la présence sont possibles, mais une unité divisible et divisée rendant impossibles à la fois le présent et la présence. Cette impossibilité est, comme nous le verrons dans la dernière section de ce chapitre, ce qui, loin de justifier l’analyse ultérieure de Blanchot, empire le retardement de toute écriture.

Conditions du témoignage

En tant que témoin, je raconte ou écris dans une langue grâce à laquelle

que l’autre me comprenne, telle est la première condition du témoignage85. Par

ailleurs, je suis, en tant que témoin, « unique » et « irremplaçable » : « je suis seul à avoir vu cette chose unique, à avoir entendu, ou à avoir été mis en présence de ceci ou de cela, à un instant déterminé, indivisible »86. C’est la raison pour laquelle je suis le seul capable de parler et d’écrire, en tant que Moi-Sujet souverain. Que je sois ainsi capable de parler « à la première personne », telle est la deuxième condition du témoignage87 ; et toutes les autres instances que le

témoin ne peuvent qu’entendre ce qu’il (a) dit, et ne lire que ce qu’il (a) écrit : le sujet qu’ils emploient d’abord est le « il », et eux-mêmes ne sauraient parler à la place du « je ». Il (a) dit ceci, il (a) écrit cela et c’est précisément de ce point vue qu’il faut lire la première phrase du récit : « Je me souviens d’un jeune homme ». Rappelons-nous que Blanchot n’a jamais fait l’expérience de l’événement lui- même. Sans aucune possibilité de communication directe avec le jeune homme – sauf l’arrêt de mort – qui n’apparaît pas à la surface de l’écriture, il essaie de nous montrer l’impossibilité d’un partage quelconque. Ce qui est raconté par lui, nous paraît donc n’avoir rien à voir avec nous. Et pourtant : « Et à l’instant,

disant cela, je passe, et je suis déjà passé du je au nous. »88. De plus, la présence de ce « nous » est présupposée : sans elle, l’attestation n’existerait pas car, autrement, à qui raconter ? Le partage entre « nous » est nécessaire, et il est en lien avec la troisième condition du témoignage.

Le témoignage consiste non seulement à raconter ou reporter un événement, mais aussi à faire ce qui est raconté à l’instant même où il est raconté : « L’essence du témoignage ne se réduit pas nécessairement à la narration, c’est-à- dire aux rapports descriptifs, informatifs, au savoir ou au récit ; c’est d’abord un acte présent. »89 Je raconte ou écris ce que j’ai vu et entendu auparavant. L’événement que les autres n’ont jamais vu ni entendu – jamais parce qu’autrement je ne serais ni « unique » ni « irremplaçable » –, événement qui est ainsi inconnu et singulier, est maintenant représenté par notre langage commun.

85 J. Derrida, Demeure, Maurice Blanchot, 1998, p. 43. 86 Ibid., p. 47.

87 Ibid., p. 43. 88 Ibid., p. 37. 89 Ibid., p. 44.

En effet, le passé – « l’historique, le fait, le déjà fait, le déjà dépassé »90

redevient présent à l’ « instant déterminé, indivisible » par l’acte de la re-présent-

ation langagière. Au singulier s’adapte l’universel, au silence se donne la parole : nous y sommes ainsi ensemble. Par mon pouvoir d’attestation qui rend encore présent le passé, je suis à présent dans l’événement (dans lequel, dirait Blanchot, cependant je n’ai jamais été), mais aussi j’y invite les autres pour le partager.

C’est la puissance englobante et synthétisante de l’observation et de la représentation qui donnent le sens, mais essentiellement postérieures à l’événement, et avec lesquelles rompt l’écriture blanchotienne.

Instant excessif

L’ « acte présent » de témoigner fait écho à la notion de l’instant :

« L’exemplarité de “l’instant”, ce qui en fait une “instance”, si vous voulez, c’est qu’elle est singulière, comme toute exemplarité, singulière et universelle, singulière et universalisable. »91

Il est donc question de l’un et l’autre. Voilà l’étrange constat de Derrida. Françoise Collin, dans un article intitulé « La pensée de l’écriture : différance et/ou événement. Maurice Blanchot entre Derrida et Foucault », jette un regard sur la revue Critique n°229 publiée en 1966, et, citant « un texte important de Michel Foucault, La Pensée du dehors, republié en volume par Fata Morgana en 1986 », déclare le crucial : « Pourtant, à côté de l’article que j’avais intitulé “L’un et l’autre”, Foucault intitulait plus justement une des sections du sien : “Ni l’un ni l’autre”. »92 Ni l’un ni l’autre, telle est donc la juste nature du Dehors et du Neutre blanchotiens. Or, ce que manifeste ici « L’exemplarité de “l’instant” » est justement le l’un et l’autre. L’événement – L’Instant de ma mort – est d’abord

90 E. Levinas, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, p. 60. 91 J. Derrida, Demeure, Maurice Blanchot, p. 48.

92 Revue de Métaphysique et de Morale, Avril-Juin 2015 – N° 2, Blanchot : écriture et

singulier dans la mesure où personne d’autre que moi ne l’a vécu, il est donc encore secret aux autres ; il est en revanche universel une fois qu’il reçoit, par mon « acte présent », l’expression langagière. « Le singulier doit être universalisable, c’est la condition testimoniale. »93D’où vient alors la conjonction « et », soulignée en italique ? Le passage de l’un à l’autre n’est-il pas plutôt unilatéral ? Ne faudrait-il donc pas choisir l’un ou l’autre ? Ce qui est dit et écrit devient général, et le général, une fois écouté ou lu, est désormais susceptible d’être répété même sans ma présence. D’un côté, l’écriture et la parole sont preuves du témoignage ; de l’autre, les autres deviennent eux aussi témoins de l’événement dont je témoigne. La généralisation – « l’idéalisation »94, dit Derrida

– du singulier permet la répétition du général. C’est « une répétabilité »95. D’où

vient alors la simultanéité de la singularité et de la généralité à l’instant ? Elle vient de ce que la « répétabilité » est en réalité une « itérabilité, plus d’une fois en une fois, plus d’un instant dans un instant, en même temps »96. C’est plus qu’une

plénitude ; c’est un excès de l’instant provoquant de la différence imperceptible.

La différence ici n’est pas celle entre ce qui est évoqué par l’inspiration et ce qui, par le langage, est exprimé. C’est une différence qu’occulte le langage par le fait même d’exprimer ce qui est évoqué par l’inspiration : occultation parfaite parce que l’exprimé se superpose parfaitement sur l’évoqué. L’indicible est refoulé par son autre ; l’indicible naît par le fait même de tenter d’exprimer l’indicible. Mais la différence ici concerne la manière dont s’exprime cet indicible exprimé. Fût-il privé du particulier auquel il est censé nous renvoyer aussi bien que de son idée, il reste tout de même le langage pur, et l’expression – extériorisation langagière – permet la généralisation de l’exprimé ; or le langage blanchotien, loin d’apparaître afin d’être généralisé, n’apparaît pas. Si, autrement dit, c’est l’apparition et la présence de l’exprimé qui conditionnent la généralisation langagière, il n’y a rien de tel dans la notion de langage blanchotienne. Le langage – le « Il » impersonnel – est vide, imaginaire et absent. Toutefois, il nous faut nous demander à qui s’impose cette différence. Le passage

93 J. Derrida, Demeure, Maurice Blanchot, p. 48. 94 Ibid., p. 48.

95 Ibid. 96 Ibid.

du « tu » au « il » est, nous l’avons vu, la double mort du « je » ; or, si, comme nous l’avons également vu, Blanchot était le premier à regretter son propre mythe de l’écrivain – « l’idée que l’écrivain est celui qui écrit en sachant qu’il est déjà mort » –, l’écrivain ne sait pas qu’il est mort mais il est celui qui, essentiellement de manière erronée, se croit vivant et survivant. Autrement dit, il passe du « je » au « nous » pour partager l’événement qu’il a lui-même vécu – qu’il croit avoir vécu – et dont il a fait l’expérience – dont il croit avoir fait l’expérience. Il n’en est pas de même, en réalité, pour Blanchot. Le « nous » auquel aboutit le « je » présuppose le « tu ». Le « je » et le « tu » ou « vous » composent le « nous ». Mais le « je » blanchotien donne la mort au « tu » en même temps qu’il se la donne, de telle sorte qu’il atteint l’absence de tout sujet et de tout objet : il passe au « il » impersonnel. La structure de l’instant excessif est comparable à celle de la mort, elle-même instantanée et particulièrement excessive parce que double : de même qu’il y a deux morts, l’instant différencie deux termes : celui qui parle ou écrit, et celui qui l’écoute ou le lit. C’est par cette différence que se désignera le « nous » de l’écrivain en dehors de « nous autres lecteurs », le dehors de « nous autres lecteurs »97.

Violence de tout langage

La différence est due au langage. « Le langage, dans le monde, est par excellence pouvoir. »98 Il est vrai : en famille, à l’école et dans la société, nous apprenons et acquérons des connaissances grâce au langage. Nous nommons ce que nous ne connaissions pas et notre monde se déploie par le langage. Mais ce dernier, qui constitue un moyen de s’emparer de connaissances, est violent : « Qui parle est le puissant et le violent. Nommer est cette violence qui écarte ce qui est nommé pour l’avoir sous la forme commode d’un nom. »99Nous nommons arbre cet objet qui se trouve dans un parc. La nomination nous sert à communiquer,

97 M. Blanchot, Le Livre à venir, p. 234. 98 Ibid., p. 48.

mais c’est parce qu’elle soustrait violemment l’arbre nommé de l’arbre réel. Nous ne saurions penser comme si celui-ci était le même que celui-là. Les deux diffèrent, et nous ne pouvons communiquer l’arbre qu’en dehors de ce que nous voudrions nommer arbre. Que nous considérions le langagièrement nommé comme objet réel, voilà la violence aussi bien que l’étrangeté du langage : « rien de plus étranger à l’arbre que le mot arbre, tel que l’utilise, pourtant, la langue quotidienne. »100

Remarquons que la pensée de Blanchot pénètre notre monde quotidien. Le témoignage en répondant à l’autre mort, est fondamentalement impossible. C’est d’ailleurs ainsi que, répondant au jeune homme, à savoir à « l’autre »101, l’écriture

blanchotienne s’écrit sans sujet ni objet, « témoignant pour l’absence d’attestation. » 102 La parole de Robert Antelme que Blanchot cite dans

L’Entretien infini témoigne également de cette même impossibilité :

« – Oui, il fallait parler : faire droit à la parole en répondant à la présence silencieuse d’autrui. L’autorité unique de cette parole venait directement de l’exigence même.

« – C’est une exigence, en effet, la plus immédiate qui fût. Je dois parler. Revendication infinie qui s’impose avec une force irrépressible. Et c’était aussi une découverte bouleversante, une surprise très douloureuse : Je parle, est-ce que je parle ? Je pourrais donc parler vraiment ? Rien de plus grave que ce pouvoir-parler à partir de l’impossible, la distance infinie à “combler” par le langage même. “Et cependant, dit Robert Antelme, c’était impossible. A peine commencions-nous à raconter, que nous suffoquions.”103

Il est évident que le « nous » de l’auteur de L’Espèce humaine n’indique pas celui du témoignage que nous connaissons dans notre monde. L’impossibilité est interne – à l’intérieur d’une personne ; mais elle est déjà – c’est-à-dire intérieurement – externe. Comment alors témoigner d’un événement sans témoin premier et authentique, sinon en « témoignant pour l’absence d’attestation » ? L’ultime finalité de la pensée blanchotienne consiste cependant à réduire

100 M. Blanchot, L’Espace littéraire, p. 61.

101 J. Derrida, Demeure, Maurice Blanchot, p. 71.

102 M. Blanchot, Le Pas au-delà, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1973, p. 107, cité

dans Demeure, Maurice Blanchot, p. 33.

103 M. Blanchot, L’Entretien infini, p. 199. La dernière phrase d’Antelme se lit à la page 9

l’impossibilité de toute parole : « Pourquoi cette douleur toujours présente, et non seulement ici dans ce mouvement extrême, mais déjà, comme je le crois, dans la parole la plus simple ? »104 Lorsque le plus simple et le plus ordinaire deviennent

les plus difficiles, c’est le règne ultime du Dehors absolu qui nous attend105.

L’étrangeté de « la langue quotidienne » qui, par la différence, désigne le dehors de l’arbre, désigne donc l’autre de l’arbre : arbre vide, absent et mort. Et le règne ultime du dehors par la violence et l’étrangeté, c’est le règne de la mort :

« Toute parole est violence, violence d’autant plus redoutable qu’elle est secrète et le centre secret de la violence, violence qui déjà s’exerce sur ce que le mot nomme et qu’il ne peut nommer qu’en lui retirant la présence – signe, nous l’avons vu, que la mort parle (cette mort qui est pouvoir), lorsque je parle. »106

Uniquement « en lui retirant la présence – » ; uniquement, donc, en lui retirant la vie. Déclarons, tout d’abord, explicitement que Blanchot mentionne tout de même la présence. Aussi langagière que soit cette dernière, Blanchot ne parle pas que de l’absence ou de la disparition. Il est vrai que, sans présence quelconque, il ne saurait s’agir d’aucune absence. L’absence doit être absence de quelque chose ou de quelqu’un. Il y a la présence, mais seulement, si présence il y a, nous en sommes privés et n’en percevons que l’absence. Assurément. On pourrait cependant dire qu’il y a encore ce langage démuni de sujet/objet. Le mot arbre, étranger à l’arbre, ne renvoie certes ni à un arbre réel ni à l’idée de tous les arbres, mais ce signifiant vide, parce que et autant qu’il est signifiant, peut/doit avoir le signifié qui lui est propre et qui comble l’absence du signifié. L’écriture au sens que Blanchot voudrait faire ressortir, n’était-elle pas justement celle qui rompt « aussi avec ce mixte signifiant-signifié » ? Cela étant dit, la rupture avec tout signifié est clairement insuffisante : la rupture doit, en outre, être avec tout

signifiant. En effet : le langage n’apparaît pas en tant qu’absence de tout

sujet/objet, mais le langage pur lui-même n’apparaît pas pour qu’un signifiant

104 M. Blanchot, L’Entretien infini, p. 200.

105 « Faire rouler, faire sauter la pierre, c’est là certes quelque chose de merveilleux, mais

que nous accomplissons à chaque instant dans le langage quotidien (…) » (M. Blanchot, L’Espace littéraire, p. 257.)

quelconque n’erre à la recherche du signifié. C’est de l’absence radicale de tout langage qu’il est désormais question.

Dans le document Maurice Blanchot et son écriture (Page 46-53)