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Orphée et Eurydice, deux termes en dehors du Neutre

Dans le document Maurice Blanchot et son écriture (Page 114-124)

– Autre et Tout Autre –

3. Orphée et Eurydice, deux termes en dehors du Neutre

Impossibilité du meurtre

Il est évident que l’inspiration blanchotienne – jour, œuvre et Eurydice – n’est pas la « vérité » au sens heideggerien de l’Être et temps : « la vérité au sens d’être-découvert (hors-retrait) », « le hors-retrait, α−ληθεια » (§44, b). Or, le retrait est, nous l’avons vu, altérité et adieu, à savoir perte et absence éternelles

290 Mais Eurydice qui survient inopinément et qui, ainsi, effraie Orphée, ne le regarde

pas : c’est, peut-on le dire, parce que le mouvement divin, avant tout, commence par dérailler que l’homme, inspiré par le déraillement divin, répète celui-ci, ce mouvement répétitif – toujours déjà répétitif dès l’origine et sans origine – étant ce que Derrida appelle « une affaire entre Dieu et Dieu » (chapitre VI), l’invitation réciproque à l’extériorité plus extérieure que toute extériorité.

et irréductibles à toute découverte et toute ouverture. Par ailleurs, le logos auquel appartient « le hors-retrait, α−ληθεια » puise et épuise l’inspiration comme autre :

« Le parler “fait voir” απο... à partir de cela même dont il est parlé. Dans le parler (αποφανσις) pour autant qu’il est authentique, ce qui est dit doit être puisé dans ce dont il est parlé, de telle sorte que la communication parlante rende manifeste, en son dit, ce dont elle parle, et ainsi le rendre accessible à l’autre. » (§7)

Le parler épuise ce qui est dit et, sans plus ni moins, en d’autres termes sans aucune altérité, l’autre est compris par le parler, et cela à la fois en tant que même autre et moi-même. Le parler de Heidegger n’a aucun rapport avec le « rapport du troisième genre » de Blanchot. Or, l’inspiration munie de l’altérité est inépuisable : « Le premier caractère de l’inspiration est d’être inépuisable, car elle est l’approche de l’ininterrompu. »291Il ne faut définir « l’ininterrompu » de l’inspiration blanchotienne ni comme permanent ni comme immortel, mais précisément comme discontinu, ce que l’on ne saurait saisir sur le chemin. Il faut qu’à cette inspiration ininterrompue, le je impose le silence de sorte que c’est le moi qui écrive et parle, et, ainsi, que le langage généralise et immortalise ce que l’inspiration lui a dit :

« Écrire commence seulement quand écrire est l’approche de ce point où rien ne se révèle, où, au sein de la dissimulation, parler n’est encore que l’ombre de la parole, langage qui n’est encore que son image, langage imaginaire et langage de l’imaginaire, celui que personne ne parle, murmure de l’incessant et de l’interminable auquel

il faut imposer silence, si l’on veut, enfin, se faire entendre. »292

Il faut imposer silence pour que, dans la caverne de Platon, l’ombre devienne l’objet réel et originel, et le murmure, la parole réelle et de la réalité, parole d’un sujet qui se fait entendre : le parler heideggerien. Imposer silence, c’est alors faire taire l’autre qui murmure, c’est dissiper l’ombre et l’image : c’est tuer et interrompre l’autre. C’est un acte ressemblant à celui de Thomas qui fait

291 M. Blanchot, L’Espace littéraire, p. 239. 292 Ibid., pp. 51-52.

taire son interlocuteur, en jugeant unilatéralement que ce qu’il écoute ne sont « que de bavardages » :

« Thomas écouta quelques instants le mot chambre et le mot raison, puis il frappa son compagnon pour le faire taire.

– Que de bavardages ! »293

Il le fait taire ; il l’interrompt. Et pourtant, l’inspiration ne fait que passer et ne le fait précisément qu’en tant qu’ « ininterrompu ». Elle est ce langage passager que « personne ne parle » parce que personne ne saurait l’interrompre afin de le parler. L’impossibilité de l’interruption, c’est, d’une part, l’impossibilité du meurtre. Constatons donc, encore une fois, qu’Orphée ne peut pas tuer Eurydice ne faisant que se révéler. Levinas, donnant « précisément le nom de visage à cette “épiphanie” d’autrui », appelle l’enlèvement du pouvoir, « éthique » :

« Devant le visage, souligne Levinas, je ne puis plus pouvoir. Et c’est cela, le visage : que devant lui l’impossibilité de tuer – le “Tu ne tueras point” – se prononce à partir même de ce qui s’expose complètement à mon pouvoir de donner la mort. Ou encore, je me heurte, face au visage, à la résistance de ce qui ne me résiste en rien, et cette résistance – du moins, Levinas la caractérise ainsi – est éthique. »294

Violemment évoqué par le visage, mon pouvoir, quand il est prêt à s’exercer ou quand il s’exerce réellement, dévie dans l’air, dans le rien et dans le silence. Le visage d’autrui me fait chuter du pouvoir à « l’impouvoir »295. Le retournement orphique n’est pas sacrifice d’Eurydice ; mais le retournement orphique qui est

« mouvement de l’insouciance où l’œuvre est sacrifiée »296 signale « l’insouciance »

et le sacrifice de « l’œuvre » qu’est Orphée lui-même, son Moi-Je, Sujet-Moi souverain.

293 M. Blanchot, Aminadab, Paris, Gallimard, 1942, p. 33. 294 M. Blanchot, L’Entretien infini, p. 78.

295 E. Grossman, L’Angoisse de penser, p. 10. 296 M. Blanchot, L’Espace littéraire, p. 230.

Réduction d’Autrui et du Tiers, et continuité du discontinu

L’impossibilité de l’interruption, c’est, d’autre part, l’impossibilité du silence pur. L’ininterrompu se fait discontinu immédiat, et s’il faut encore imposer silence là où le langage retourne au silence, il faut, pour ainsi dire, imposer

silence au silence. C’est un excès de silence, mouvement redondant et stérile. Pourquoi cet excès ? C’est que, si le langage est impur dans la mesure où il est « murmure de l’incessant et de l’interminable », langage « que personne ne parle », alors « le silence, lui aussi, est impur. »297 En effet, le silence l’est, car le langage

est l’incessant et l’interminable, exactement comme l’écriture au sens blanchotien : « Écrire est l’interminable, l’incessant. »298

Il faut reconnaître là un double mouvement. Premièrement, l’inspiration survient à l’homme de manière inopinée, et le paradoxe traduisant que ce n’est pas l’écrivain qui écrit quelque chose pour la première fois, mais que c’est inversement ce qui est déjà écrit qui d’emblée fait de l’homme un écrivain, déplace le rapport de l’inspiration au moi vers celui du moi au Tiers, à quelque chose de complètement autre que l’inspiration, à la parole autre : « Cette parole non parlante ressemble beaucoup à l’inspiration, mais elle ne se confond pas avec elle »299. Le deuxième mouvement concerne la façon même dont s’exprime la parole autre, « Cette parole non parlante ». Elle s’avère « non parlante », elle s’exprime donc tout à fait de la même manière dont se révèle l’inspiration qui l’incite et s’incite au silence. Le tiers – l’image d’autrui et donc jamais autrui lui- même – est de la même nature que l’inspiration. Ce rapprochement signifie que l’image – l’objet reproduit comme originel à partir de son ombre dans le monde sensible de Platon – échappe à celui qui l’a, ou, plus précisément, celui qui, par «

la foi » platonicienne, est sûr de l’avoir (tandis qu’il a, non pas la réalité, mais l’image laquelle, d’ailleurs, lui échappe) : l’image ne représente pas de séjour où

l’homme est transcendant, existential et pré-individuel avec son objet ainsi retrouvé.

297 M. Blanchot, La Part du feu, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1949, p. 67. 298 M. Blanchot, L’Espace littéraire, p. 21.

L’inspiration passe. Elle annonce une vie, mais c’est une vie non à venir mais prématurée ou dont le commencement en est la mort ; or, si l’on ignore la vie, jamais apparue au premier rang visible et audible, on n’en ignore pas moins la mort. Eurydice est en train de mourir, en instance de mourir. La mort est imminente, mais la mort qui n’est qu’imminente ne dit ni Eurydice morte ni vivante. S’impose par là l’ « impossibilité de décider » l’un ou l’autre. C’est précisément « l’expérience du neutre comme neu-ter, ni-ni »300. Radicalement exclu de et par l’exclusion s’excluant, l’homme est d’emblée rejeté, – rejeté au dehors, au neutre, au tiers, au rien et au silence. L’homme qui ne possède aucun savoir est-il calme et silencieux ? Evidemment que non, car, justement, le silence auquel l’homme est rejeté est impur. S’entend alors une « double impossibilité inévitable » dont parle Derrida : s’il est impossible de décider l’un ou l’autre et que l’homme est ainsi chassé à l’entre-deux, il est également « impossible d’y rester »301.

Il est ainsi question de la double impossibilité par la double exclusion ; de l’inspiration au Tiers et d’Autrui à l’image d’Autrui, le passage est passage d’un passage à un autre passage. De l’un à l’autre se reflète et s’invite l’impossibilité. D’où la question essentielle qu’il faut nous poser : serait-il encore possible de distinguer l’inspiration du Tiers et Autrui de son image lorsque, dans tous les cas, on ignore ce qu’est ce dont il s’agit et que l’on ignore si ou non existe ce dont il s’agit ? Le passage d’un passage à un autre est immédiat, il l’est tellement que l’homme, sur le coup, néglige la séparation infime quoique décisive. N’est-ce pas justement ainsi qu’à son insu l’homme platonicien identifie et assimile à l’originel l’objet – l’image – reproduit par « l’imagination » ?

Se réduisent l’inspiration et le tiers, autrui et son image ; ils se réduisent et se rassemblent sous le nom d’autre. S’enchainent et se reflètent un autre et un autre autre, pour ainsi dire. Une seule nomination de l’un et de l’autre ne veut néanmoins pas dire une continuité quelconque du mouvement passager. Quasi- contigus l’un de l’autre, le passage d’un passage à un autre, c’est, autrement dit, le passage d’un discontinu à un autre discontinu, d’un ininterrompu à un autre

300 J. Derrida, Demeure, Maurice Blanchot, p. 120. 301 Ibid., pp. 16-17.

ininterrompu. Quasi-contigus, l’un et l’autre ne se croisent pas, précisément comme Orphée et Eurydice. Un autre et un autre autre sont irréductibles non seulement au moi mais aussi l’un à l’autre, chacun se refusant à tout rapport. Ainsi, le Neutre blanchotien ne se fait-il pas continuité, mais va-et-vient continuel sans fin entre une vie et sa mort, irréductibles et réfractaires l’une à l’autre. C’est ce que nous nous proposons d’appeler continuité du discontinu.

Retour d’Eurydice et Orphée infiniment mort

La continuité du discontinu est le signe de la récurrence d’Eurydice.

Le passage d’un autre à l’autre n’est possible que si le discontinu revient et survient, aussi indépendamment du moi et immédiatement que ne l’est le premier discontinu. Or, la réduction de l’un et de l’autre revient à déterminer le tiers comme autrui, l’image comme originel et le revenant comme Eurydice. Eurydice, ni vivante ni morte, revient. Pourquoi donc revient-elle ? Parce qu’elle est attirée par le regard orphique : « S’il ne l’avait pas regardée [= Si Orphée n’avait pas regardé Eurydice], il ne l’eût pas attirée »302. Attiré lui-même par ce à quoi il est impossible de (ne pas) répondre, le regard orphique attire l’encore autre qui, lui, l’attire encore. Le retour d’Eurydice force le retournement d’Orphée, et cela infiniment, – telle est une autre spécificité du mythe d’Orphée blanchotien :

« Il est inévitable qu’Orphée passe outre à la loi qui lui interdit de

“se retourner”, car il l’a violée dès ses premiers pas vers les ombres. Cette remarque nous fait pressentir que, en réalité, Orphée n’a pas cessé d’être tourné vers Eurydice : il l’a vue invisible, il l’a touchée intacte, dans son absence d’ombre, dans cette présence voilée qui ne dissimulait pas son absence, qui était présence de son absence infinie. »303

302 M. Blanchot, L’Espace littéraire, p. 227.

303 Ibid. Il est toujours important de souligner l’emploie blanchotien du passé composé.

Dès le premier discontinu qui est antérieur à toute loi, un autre, un autre autre et, finalement, tous les autres passent les uns après les autres, ou, plus précisément, parce qu’il ne s’agit pas de l’ordre chronologique, les uns en dehors des autres, ce qui fait que le tout se compose de tous les autres et, chacun des tous étant immédiat, il se fait tout entier immédiatement. Immédiatement, – tel est le temps de la reproduction de l’objet en tant qu’image. Platon parle du temps de l’ « habitude » : « Il aura, je pense, besoin d’habitude pour voir les objets de la région supérieure. » (516a) Blanchot, reprenant ce temps, reformule : « peu à peu quoique aussitôt »304. Qu’une image soit composée de plusieurs images, et qu’ainsi le Tiers ne soit aucunement une image simple, continuelle et homogène, nous le verrons dans le chapitre suivant.

Et voilà « l’Orphée dispersé, l’ “infiniment mort” » ; « “l’infiniment mort”, l’Orphée mis en pièces et dispersé »305. La dispersion n’est pas ce qu’Orphée peut

projeter envers Eurydice, mais elle reflète la sienne. Nous avons précédemment évoqué la chose suivante : afin de réfléchir l’autre côté – transcendant et existential quoique, du moins le qualifie ainsi Heidegger muni du langage, existentiel – du neutre, nous ne pouvons pas refléter le point de vue de « nous autres lecteurs ». En effet, d’une part, si la séparation s’impose à un tel point que les deux termes s’absolvent de la relation avec le neutre aussi bien l’un que l’autre, aucun reflet, ultérieur quoique simultané, ne saurait être justifié ; d’autre part, la continuité du discontinu nous enseigne que, d’autrui au tiers, Eurydice, antérieure à et en dehors d’Eurydice d’Orphée, ne connaît aucune sorte de chute, de mort. Basculée, par la passivité plus passive que toute passivité ou la sensibilité d’avant le sensible, dans son indifférence radicale entre sujet/objet, elle néglige foncièrement que son tout qu’elle constitue et d’autrui et du tiers – de tous les autres – n’inclut, en réalité, ni l’un ni l’autre. Au même moment où le « je » du moi orphique commence par tomber, scintille le « je » d’Eurydice, baignée

quelque chose dont on pourrait se rendre compte en même temps, l’en même temps immédiat se refusant à toute simultanéité.

304 « et ce “peu à peu quoique aussitôt” est le temps même de la métamorphose » (M.

Blanchot, Le Livre à venir, p. 16.)

dans la vie pléthorique : « la foi ». Il serait alors tentant de formuler que la vie est à Eurydice ce que la mort est à Orphée. Or, peut-on dire que la mort est du côté d’Orphée ? Ce serait par cette attribution de la mort que Heidegger dans l’Être et temps, confirmant certes l’impossibilité de s’emparer de la mort d’autrui – « Nul ne peut prendre son mourir à autrui. » (§ 47) –, en fait cependant la mienneté de la mort : « Dans le mourir, il apparaît que la mort est ontologiquement constituée par la mienneté et l’existence. » (§ 47) Or, de même que le moment de la vie pléthorique n’appartient pas au Moi-Je souverain s’édifiant sur l’ignorance totale de la chute, mais à Autrui comme nouvelle subjectivité levinassienne, de même la mort excessive n’est pas au Moi-Je, car absent et fictif au même moment. Cela est évident dès lors que nous sommes obligés de penser les deux termes en dehors du Neutre. A qui alors attribuer la mort ?

La mort au neutre

Elle est attribuée, non pas à Eurydice, mais à l’Eurydice d’Orphée. C’est une Eurydice n’étant pas Eurydice elle-même et qui serait de l’autre côté du Neutre, mais surgissant là où elle n’est pas. Le Neutre n’est pas un miroir qui refléterait l’image qu’Orphée a d’Eurydice envers une Eurydice transcendante, mais il est miroir privatif de tout retour à un soi, miroir qui reflète ce qu’Orphée regarde envers et sur lui-même : « sans doute elle [= Eurydice] n’est pas là, mais lui- même, en ce regard, est absent »306. La mort d’Eurydice est la mort qu’Orphée

superpose sur lui-même. De même que l’homme blanchotien s’avère en tant qu’ « Autre », « en tant qu’ “homme”, plus Autre que tout ce qu’il y a d’autre »307,

le retournement fait d’Orphée « Orphée ». Or, il n’y a pas qu’Orphée dans la mesure où Orphée, souhaitant avoir rapport à Eurydice, considère la mort comme celle d’Eurydice : pour lui, la mort fait d’Eurydice « Eurydice ». Le Neutre blanchotien est justement ce mélange d’ « Orphée-Eurydice » sans pourtant les

306 M. Blanchot, L’Espace littéraire, p. 227. 307 M. Blanchot, L’Entretien infini, p. 102.

mélanger car sans renvoyer ni à Orphée ni à Eurydice. Le Tiers meurt : « Orphée- Eurydice », s’avérant absent et fictif et suivant la double mort immédiate, meurt, – et ce infiniment. D’où la possibilité que nous avons de formuler, à l’instar du « hommes-dieux » qui est l’un des « mots couplés, maintenus ensemble par leur contrariété réciproque » 308 , de la façon suivante : « Orphées-Eurydices ».

Quelqu’un meurt sans cesse. Le « il » qui n’est pas une troisième personne meurt à la place d’Orphée et d’Eurydice. Les autres meurent et le on meurt, tel est l’événement dont parle Deleuze, et telle est aussi l’entrée de ce que Platon appelle monde sensible et Heidegger, existentiel.

Chapitre IV

Dans le document Maurice Blanchot et son écriture (Page 114-124)