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Angoisse, conscience et immédiat

Dans le document Maurice Blanchot et son écriture (Page 178-185)

– Sortie du On et idée du mourir –

1. Angoisse, conscience et immédiat

« L’angoisse arrête le Dasein dans sa “tombée” hors de lui-même : elle interrompt la déchéance. » 408 L’angoisse sépare le Dasein d’autrui et le

singularise dans sa solitude ; par la séparation, elle rend le monde familier, étranger au Dasein et l’ « existentiel », existentiel. Elle préserve donc le Dasein de la déchéance dans l’existentiel. Or, ce qui se qualifie actuellement d’existentiel face auquel l’angoisse place le Dasein, est ce que l’ « existentiel » est d’emblée devenu. Que l’angoisse interrompe la déchéance manifeste ainsi l’interruption de l’image, de la vie d’Eurydice, du monde enchanté, du rêve et du fictif. Arraché au tout et à sa vie du On, le Dasein se place au Da – au « là » – du Dasein. Il est séparé du « mon séjour est mon être »409, tandis que c’est là – au « là » – que se

donne le sens de son propre être : il s’y donne le plus proprement. Car, arraché au séjour et à l’être, la demeure est encore possible. Nous avons vu que, dans le mode d’être existential du Dasein n’atteignant ni la vie ni la mort, il s’agissait de la demeure dans l’entre-deux à chaque fois, à chaque instant.

Seulement, la demeure du Je signifiant le plus proprement l’être, la continuité homogène excluant toute altérité d’autrui, ne s’entrevoit, pour « nous

408 Marlène Zarader, Lire Être et temps de Heidegger, p. 329. 409 M. Blanchot, L’Espace littéraire, p. 360.

autres lecteurs » en dehors de Heidegger perdu dans l’oubli profond, que comme continuité du discontinu n’autorisant aucune sorte de séjour. Dans quel sens

l’être au neutre est-il le plus propre lorsque, notamment, il y manque la certitude sans vie ni mort, sans présence ni absence ? Est-ce vraiment ce que Heidegger

appelle l’être qui est là ou, alors que le Dasein croit qu’il y est, c’est quelque chose

d’autre qui y est ? Telle est la question à laquelle nous tenterons de répondre dans le chapitre présent.

Voix de la conscience

Comment, tout d’abord, le Dasein est-il soustrait au On et jeté devant l’angoisse ? Autrement dit, comment « un pouvoir-être authentique du Dasein », « un pouvoir-être-Soi-même authentique », est-il « attesté » ? Comment, de la stagnation du On à « l’ipséité du Dasein » entendu « comme une guise d’exister », le passage a-t-il lieu ? Par la « voix de la conscience » (§ 54), répond Heidegger. « La conscience donne “quelque chose” à comprendre, elle ouvre. » Elle est ce qui invite le Dasein à l’ouverture de l’être ; en tant que « voix », elle doit ensuite être comprise comme « appel », « un mode du parler », « ad-vocation » et « con- vocation ». Elle se dévoile finalement « comme vouloir-avoir-conscience. » (§ 54)

Il y a la conscience qui appelle, et le « vouloir-avoir-conscience ». La structure de la conscience n’est pas simple. A qui appartient le vouloir, sinon au Dasein appelé par la conscience qui lui exige de l’avoir ? Convoqué, le Dasein a le vouloir, mais le vouloir qu’il a doit aboutir à ce que Heidegger nomme « résolution ». Par cette dernière, il arrive à avoir, non le vouloir de l’avoir, mais le plus proprement la conscience elle-même qu’il veut. En d’autres termes, consciente de la conscience, la conscience qu’il a doit encore devenir autre que ce qu’elle est ; autrement, le Dasein ne pourrait exister dans sa structure existentiale410. Autant qu’il la veuille, il ne l’a pas encore, ce pas encore étant

410 « Mais, dans ce phénomène est contenu le choisir existentiel — que nous cherchons —

aussi bien déconstruction en cours de l’existentiel que construction en cours de l’existential, c’est-à-dire d’un certain laps de temps qui constitue l’objet de notre analyse. En effet, « La conscience ouvre, et elle appartient pour cette raison à l’orbe des phénomènes existentiaux qui constituent l’être du Là comme ouverture. » (§ 55)

Quel est alors ce « “quelque chose” à comprendre » que la conscience donne au Dasein ? Qu’il lui soit exigé de sortir du on, qu’il se projette vers la mort, pour le pouvoir-être-Soi-même propre. Ce que, en tant qu’être-avec-autrui, être-l’un- avec-l’autre quotidien, je comprends de prime abord et le plus souvent est ce dont autrui me parle. J’entends – et je n’écoute pas411 – autrui, mais ce que autrui me

dit, c’est ce que personne ne dit : j’entends une opinion sans origine, participant de la sorte moi-même à ce Personne. « Cette écoute doit être brisée, autrement dit il faut que lui soit donnée par le Dasein même la possibilité d’un entendre qui l’interrompe. La possibilité d’une telle rupture se trouve dans l’être-ad-voqué im- médiat. » (§ 55) Par le détachement de l’opinion des autres et dans l’isolement du moi-je, le Dasein doit être, « doit pouvoir être ramené » – son choix est inéluctablement une obligation – à devenir la véritable et authentique origine de sa propre, de sa plus propre attestation. C’est précisément cela que la conscience donne à comprendre.

Conscience heideggerienne et inspiration blanchotienne

La conscience qui donne quelque chose à comprendre et qui exige de l’homme de devenir l’origine de son attestation, partage les mêmes caractéristiques que ce que nous avons appelé, avec Blanchot, inspiration. La

existentiale, la résolution. » (§ 54)

411 « Et celui qui écrit est, aussi bien, celui qui a “entendu” l’interminable et l’incessant

[…] » (M. Blanchot, L’Espace littéraire, pp. 35-36.) La phrase par laquelle nous avons indiqué le décalage temporel aussi bien que l’antériorité paradoxale de l’écriture – au sens blanchotien – eu égard de l’écrivain, détermine également le choix du verbe. Nous ne pourrions intentionnellement écouter ni autrui qui n’est personne, ni « l’interminable et l’incessant ».

conscience heideggerienne et l’inspiration blanchotienne ont en commun plusieurs spécificités, ainsi que les différences qui en découlent.

En premier lieu, la conscience comme l’appeler, et « l’appeler comme un mode du parler », n’a pas essentiellement « l’ébruitement vocal » ; au contraire, « Toute profération de parole et de “cri” présuppose déjà le parler. » (§ 55) Dans son immédiateté, le parler est le langage d’avant la langue, pure communication, écriture au sens blanchotien, conditionnant – par le déphasage infime quoique décisif qu’ignore l’étude heideggerienne sur la conscience – le discours à venir, de telle façon que, « Dans le parler comme communication, ce parlé devient accessible à l’être-Là-avec d’autrui, le plus souvent moyennant l’ébruitement dans la parole. » Si, pour Blanchot, il y a une grande « Difficulté de donner à ses “idées” un séjour qui leur ressemble »412, « C’est, le manifeste Heidegger, dans ce

qui est ainsi discuté qu’il puise ce qu’à chaque fois il dit en tant que parler — le parlé comme tel. » (§ 56) C’est la coïncidence et l’épuisement parfaits entre le parler et le parlé.

En deuxième lieu, la voix de la conscience est destructrice dans la mesure où, « Dans une telle ad-vocation, le Dasein tel qu’il est mondainement compris pour les autres et pour soi-même est passé413. » La conscience heideggerienne est

l’inspiration blanchotienne qui enlève tout : le monde, le tout, mon être et mon séjour. Autrement dit, l’appel de la conscience précipite le Dasein « dans l’insignifiance » (§56). De l’être à l’insignifiance, la descente est fulgurante. L’interruption de la déchéance excluant le Dasein de l’ « existentiel » ne se passe pas petit à petit, mais immédiatement. Par ailleurs, l’arrivée inopinée de la conscience dévastatrice n’est pas maîtrisable. Nous ne savons pas quand elle survient, et encore moins qui nous appelle. D’où que « “Cela” appelle, contre notre attente, voire contre notre gré. D’un autre côté, l’appel ne vient incontestablement pas d’un autre qui est au monde avec moi. L’appel vient de moi et pourtant il me dépasse. » (§ 57) Le dépassement de la conscience immédiate est ce qui, plaçant d’emblée et désormais la conscience au-devant du Dasein, rend possible son devancement : vouloir-avoir-conscience. Ainsi, se

412 M. Blanchot, Le Livre à venir, p. 77.

413 E. Martineau ajoute au terme passé une note : « Au double sens d’ “omis” et

devançant lui-même, le Dasein s’oriente vers lui-même, vers ce qui le dépasse et ce qu’il ne saurait dépasser : la mort en tant que possibilité la plus propre. Heidegger a beau mentionner l’indéterminité du quand et du qui de la conscience survenante, car « la conscience, en son fond et son essence, est mienne. » Et « c’est le Dasein à chaque fois propre qui est lui-même tout à la fois l’appelant et l’ad- voqué » (§ 57). La coïncidence et l’identification sont parfaites sans aucune altérité par l’épuisement du parler – du Dire – dans le parlé – le Dit.

Expérience de l’angoisse et immédiateté

En troisième et dernier lieu, la conscience heideggerienne et l’inspiration blanchotienne ont en commun leur rapport à l’immédiat. L’arrivée de la conscience est immédiate. La conscience survenant immédiatement n’enlève cependant pas totalement l’existentiel et, notamment, ne s’enlève pas : elle laisse l’existentiel à analyser, et la conscience elle-même à envisager et à vouloir avoir. Autrement dit, l’immédiateté de la conscience ne va pas jusqu’au bout, s’arrête à mi-chemin et guide désormais le Dasein. En dépassant le Dasein, elle prescrit la projection et la résolution du Dasein vers lui-même en tant que Soi-même le plus propre. C’est précisément pourquoi « Tout chercher reçoit son orientation préalable de ce qui est cherché. » (§ 2) Une telle orientation n’est possible que par la demeure de ce qui me dépasse immédiatement. Ainsi l’écriture heideggerienne, identifiant l’inspiration à ce qui est à écrire, renvoie d’ailleurs à l’identité parfaite entre ce qui est à écrire et l’écrit.

Nous pouvons citer un autre exemple du rapport heideggerien à l’immédiat, développé dans Qu’est-ce que la métaphysique ? Ce rapport concerne justement la relation à l’angoisse. Selon Heidegger, « L’angoisse diffère fondamentalement de la crainte. »414 La crainte renvoie à tel ou tel objet qui fait peur : un lion, un

couteau tranchant, etc. Que nous puissions déterminer ce qui nous fait peur, tel

414 M. Heidegger, « Qu’est-ce que la métaphysique ? », Conférence de 1929, Cahier de

l’Herne consacré à Heidegger (pp. 47-58), traduction de Roger Munier,

est ce qui nous permet de définir la crainte. L’angoisse, en revanche, se dérobe à toute sorte de détermination. Ce n’est pas devant ceci ou cela, un objet déterminable et déterminé, que nous nous angoissons, car ce serait, non de l’angoisse, mais de la crainte ; l’angoisse est, justement, « l’impossibilité essentiale de recevoir une détermination quelconque. »415 L’angoisse ne désigne

aucun objet et, en ce sens, elle ne manifeste rien, c’est-à-dire que « L’angoisse manifeste le rien. »416 Mais la définition heideggerienne de l’angoisse reste

fortement discutable. S’il n’y avait purement rien, comment le fait même qu’il n’y ait rien pourrait-il nous angoisser ? Il n’y a justement rien qui nous angoisse, et qu’il n’y ait rien qui nous angoisse, ne transforme pas le rien pur en un rien quelconque qui nous effraie. Or, le rien « “n’est pas un rien total” : il est crédité d’une richesse, en lui se réserve l’être même. »417 Il n’est pas pur, et s’il en est

ainsi, ne devrait-il pas y avoir, entre l’objet que nous pouvons déterminer et le rien pur que nous ne saurions en aucune façon déterminer, ce que nous ne pourrions peut-être pas appeler autrement que quelque chose, voire quelque chose d’essentiellement indéterminable. Or, si Heidegger peut conclure que l’angoisse manifeste finalement le rien, et pas même quelque chose, c’est à travers son rapport immédiat au rien : « Que l’angoisse dévoile le rien, c’est ce qu’immédiatement l’homme vérifie lui-même quand l’angoisse est passée. »418 Il

n’est pas faux de remplacer l’adverbe « immédiatement » par en même temps. L’emploi de ces adverbes trahit la dépendance aveugle de Heidegger vis-à-vis de l’évidence – qui est la sienne, bien entendu – de l’unité minimale et sûre du temps : de même qu’un instant et chaque instant est l’unité minimale et sûre, constitutive d’une continuité temporelle (chapitre V), de la même façon l’immédiat heideggerien est l’unité indivisible. Indivisible, il ne laisse s’y insérer aucune fissure temporelle par laquelle quelque chose pourrait fuir. Au contraire, il ne laisse rien passer et, partant, « l’angoisse dévoile le rien ». Il n’en reste pas moins que c’est ce que l’homme vérifie ultérieurement, « quand l’angoisse est passé. » Il est donc déjà question de réflexion, fût-elle immédiate ; de plus,

415 Ibid. 416 Ibid.

417 M. Zarader, Lire Être et temps de Heidegger, p. 332. 418 M. Heidegger, « Qu’est-ce que la métaphysique ? », p. 10.

l’immédiat heideggerien qui est décrit comme ne laissant rien passer, ne fait pourtant pas barrage à l’angoisse elle-même. Comment l’auteur de Qu’est-ce que la métaphysique ? pourrait-il alors dire que « l’angoisse manifeste le rien » « quand l’angoisse est passée » ? Il nous semble qu’il y a là un décalage temporel. Heidegger le renoue par ce que, fût-il ultérieur, l’immédiateté de la réflexion est sans aucune fissure temporelle. La continuité temporelle qui rattrape immédiatement, en même temps et simultanément l’angoisse passée généralise le rien que manifeste l’angoisse, même « quand l’angoisse est passée ».

Nous avons examiné les deux rapports heideggeriens à l’immédiat. Dans le premier cas, l’immédiat ne s’exclut pas mais demeure ; dans le second cas, il assure l’indivisibilité de l’unité temporelle. Nous voyons bien que les deux cas présentent des attributs complètement opposés à ceux de l’immédiat blanchotien qui s’exclut en même temps qu’il exclut. C’est un immédiat infime et imperceptible que l’analyse de Heidegger ne saurait inclure : l’immédiat se faisant une interruption absolue.

« Supposons une interruption en quelque sorte absolue et absolument neutre ; supposons-la, non plus intérieure à la sphère du langage, mais extérieure et antérieure à toute parole et à tout silence ; appelons-la l’ultime, l’hyperbolique. »419

C’est une dimension que Heidegger néglige.

Loin de cela, des deux rapports heideggeriens à l’immédiat résulte un corollaire : parce que « l’angoisse dévoile le rien » et qu’ « en lui se réserve l’être même », il s’agit du temps, non de l’après-angoisse où l’homme vérifie que « l’angoisse dévoile le rien », mais de l’angoisse non-encore-passée et où, justement parce que l’angoisse n’est pas encore passée, l’homme ne pourrait pas encore vérifier que « l’angoisse dévoile le rien ». Sans encore pouvoir le vérifier, l’homme pourrait-il savoir qu’au sein du rien « se réserve l’être même » ? Sans encore avoir le savoir absolu de Heidegger faisant l’expérience de l’angoisse qui rend possibles le discours sur le rien et les déterminations du rien, et nous incitant ainsi à retracer son chemin que lui-même retrace par l’écriture, chemin

qui lui a permis de retrouver les autres et autrui précipités dans le rien, à savoir dans l’être420, qu’est-ce qui justifie la présence dissimulée mais retenue de l’être ?

C’est ce que nous tenterons de déterminer à travers une anecdote d’Abraham.

Dans le document Maurice Blanchot et son écriture (Page 178-185)