• Aucun résultat trouvé

Image : mouvement préalable au langage

Dans le document Maurice Blanchot et son écriture (Page 124-129)

– Image et continuité du discontinu –

1. Image : mouvement préalable au langage

Image comme identification violente

Un autre, un autre autre et tous les autres meurent, et ce immédiatement les uns en dehors des autres. Tous les autres constituent un tout, une image. Une image, qui est l’objet reproduit à partir de son image, homogénéise Autrui et le Tiers. Elle les homogénéise doublement ; d’abord Autrui et le Tiers se rassemblent sous le nom d’autre lequel, ensuite, se recueille sous le nom de même. La double homogénéisation violente marque l’entrée dans le monde sensible, de Platon, et l’existentiel, de Heidegger. Or, l’homogénéisation est violente, en effet elle va jusqu’à assimiler le sujet à l’objet qu’il retrouve : dans la pré-individualité sensible, le sujet est essentiellement antérieur à la qualification de la sensibilité, c’est-à-dire qu’il est indifférent de son objet. En d’autres termes, il ne connaît pas encore la séparation d’avec son objet, par laquelle seulement il pourra l’analyser pour la première fois. Orphée est ainsi avec Eurydice, de l’autre côté ou en dehors du Neutre qu’il est pour « nous autres lecteurs » impossible d’atteindre. Orphée est avec Eurydice ; Orphée est Eurydice. La pré-individualité du sujet/objet, c’est également le revers de l’ « Orphée-Eurydice » ou des « Orphées-Eurydices » signalant et l’un et l’autre ou et les uns et les autres.

Mouvement préalable et hors langage

Des deux côtés du Neutre s’opposent et se déploient donc deux façons diamétralement opposées. Elles concernent également le regard d’Orphée. Celui- ci est, pour « nous autres lecteurs », destructif.

Selon Paul Valéry, « un ouvrage meurt d’être achevé »309 ; or, pour qu’un

ouvrage soit réellement achevé, il faut avant tout qu’Orphée ramène Eurydice – « point » qu’est « l’essence de la nuit » – sur terre : « Ce “point”, l’œuvre d’Orphée ne consiste pas cependant à en assurer l’approche en descendant vers la profondeur. Son œuvre, c’est de le ramener au jour et de lui donner, dans le jour, forme, figure et réalité. »310 Et pourtant, le regard orphique qui ne saisit pas ce

« point », fait chuter l’Orphée blanchotien, ce qui veut dire qu’Orphée commence par descendre et ne fait qu’éternellement descendre aux enfers. Le désœuvrement s’impose avant un achèvement quelconque de l’œuvre. S’il y avait quelque chose que le regard – l’acte d’écrire – peut encore réaliser en tant que livre lorsque, nommant par chaque mot et chaque proposition, l’écrivain écrit, alors ce serait « le substitut, l’approche et l’illusion sous la forme du livre », « l’insignifiant, l’inessentiel »311 : le blanc et le silence.

Le regard orphique, de l’autre côté du Neutre, ne connaît en revanche aucun désœuvrement simultané. Le poète est avec son aimée, il est l’aimée, avant l’acte d’écrire : son regard qui n’est pas encore actif mais passif, n’est pas encore destructeur. Ou bien, parce qu’il nous faut réfléchir en dehors du courant temporel, il nous faut exprimer autrement : Orphée ignore tout type de déphasage spatio-temporel, infime mais néanmoins abyssal, et il en résulte que son temps désormais n’avance plus mais s’arrête sur « l’identification de la pensée avec l’acte »312. Le temps orphique est au bord du précipice et cela jusqu’à

ce que Heidegger, par la première phrase de l’Être et temps, le réveille de l’oubli.

309 Paul Valéry, « Variations sur les Bucoliques » (1955) in Œuvres, vol. I, Paris,

Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 218.

310 M. Blanchot, L’Espace littéraire, p. 225. 311 Ibid., p. 16 et p. 229.

D’après Blanchot, le mythe d’Orphée traditionnel parle de ce regard qui n’est pas encore acte, qui est non-destructeur et intemporel :

« Et, il est vrai, le regard d’Orphée aussitôt la disperse, ce regard de la possession et de la violence appropriatrice, mais, avant le regard destructeur (et savant) qui a fait le vide et exterminé l’illusion cadavérique (ce que, pour obéir au vocabulaire de la sagesse de la diurne, on ne craindra pas d’appeler la vermine), il est un autre mouvement qu’il ne faut pas négliger et dont le mythe principalement fait mention : ce mouvement qui n’est pas encore un regard, c’est la parole lorsqu’elle parle en dehors de tout pouvoir de représenter et de signifier, c’est le chant d’Orphée, le langage qui ne repousse pas l’enfer, mais y pénètre, parle au niveau de l’abîme et ainsi lui donne parole, donnant entente à ce qui est sans entente. »313

L’œuvre d’Orphée est son chant où il se trouve avec Eurydice. Ce qui est étrange, c’est que le chant d’Orphée, puissant et magique, n’est pas étranger à l’enfer, à la nuit, « mais y pénètre ». C’est cette situation que nous tenterons d’analyser lors de ce chapitre. Peut-on cependant l’éclaircir par le langage ? Telle est la question qu’il faut nous poser avant tout. Il s’agit du monde sensible et visible de Platon, et de l’existentiel de Heidegger. Mais comme le dualisme et la division en quatre segments de chaque monde le montrent, « la connaissance discursive » appartient au monde invisible et suprasensible, équivalent de l’existential. Toute expression entendue au sens d’explicitation ou d’extériorisation vocale, communicative et interhumaine d’une pensée est un acte radicalement étranger à l’écriture au sens blanchotien aussi bien qu’au « langage originel, langage sans mots ni propositions, pure communication. »314 En effet, pénétrer dans l’enfer, c’est y demeurer ; y demeurer, c’est ne pas percevoir de différence entre le sujet et son objet, à savoir être indifférent, et l’image perdure jusqu’à ce que la conscience du congédiement se réveille, revendiquant pour la première fois le langage. Ni la sensibilité avant d’être qualifiée de sensible ni l’existentiel avant d’être qualifié d’existentiel n’ont le langage, que celui-ci soit écrit ou oral. Sans expression langagière, le point crucial de l’écriture blanchotienne est le silence et le blanc.

313 M. Blanchot, L’Entretien infini, p. 274.

Peut-on alors éclaircir et analyser l’écriture blanchotienne : « écriture hors langage »315 ? C’est précisément ce qu’effectuent Platon et Heidegger. Comment, néanmoins, pourrait-on justifier l’analyse par le langage d’un mouvement qui n’appartient pas à la dimension langagière ? Autrement dit, le « sensible » ou l’ « existentiel », que l’on doit dorénavant toujours garder entre guillemets, et le sensible dont parle Platon ou l’existentiel dont parle Heidegger renvoient-ils à la même chose ? Une réponse affirmative représenterait un épuisement violent et faux de l’altérité, aussi bien que la négation d’une infinité de possibilités d’interprétation. Qui n’a jamais éprouvé un sentiment d’insuffisance et de différence à travers l’explicitation langagière ? Tel est aussi pourquoi il est dit qu’ « Écrire est l’interminable, l’incessant. »316 Que se passe-t-il donc lorsque nous tentons d’exprimer le « sensible » et l’ « existentiel » ?

Séparation et autre

L’entrée dans le « sensible » et l’ « existentiel » signifie d’abord une vie immédiate et indépendante des autres.

« Au prime abord, la Conscience-de-soi est Être-pour-soi simple- ou-indivis ; elle est identique à elle-même par l’acte-d’exclure d’elle tout ce qui est autre [qu’elle]. Sa réalité-essentielle et son objet-chosiste absolu sont pour elle : Moi [Moi isolé de tout et opposé à tout ce qui n’est pas Moi]. Et, dans cette immédiateté, c’est-à-dire dans cet être- donné [c’est-à-dire non produit par un processus actif créateur] de son Être-pour-soi, la Conscience-de-soi est une entité-particulière-et-isolée. Ce qui, pour elle, est autre qu’elle, existe pour elle comme un objet- chosiste privé-de-réalité-essentielle, marqué du caractère de l’entité- négative. »317

315 « Les recherches sur le langage sont elles-mêmes trompeuses, dans la mesure où le

langage est toujours plus et toujours moins que le langage, étant aussi d’abord écriture, puis, à la fin, dans un avenir non advenu : écriture hors langage. » (M. Blanchot, L’Entretien infini, p. 351, dans la note I)

316 M. Blanchot, L’Espace littéraire, p. 21.

317 A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1947, p.

« La Conscience-de-soi » qui exclut immédiatement « d’elle tout ce qui est autre [qu’elle] » ne connaît pas encore la dimension de réflexion : l’immédiat ne s’exclut pas encore. La conscience demeure pour ainsi dire entre l’exclusion de l’autre et l’exclusion de la conscience elle-même. Comme le temps orphique ou le temps de l’image, elle constitue un temps de l’entre-deux – « non-laps-de- temps »318 – dans lequel la conscience ignore la simultanéité non contemporaine

de « l’identification de la pensée avec l’acte », cette simultanéité qui cependant indique la mort d’autrui aussi bien que du tiers. L’image, la conscience, le sujet- moi ou le moi-je n’est possible que là où l’autre n’existe pas.

L’exclusion est radicale, mais nous insistons sur le fait que l’exclusion est le revers et la marque de l’inclusion et de la compréhension, essentiellement étranges. Certes, « la Conscience-de-soi est une entité-particulière-et-isolée », mais ce n’est pas parce qu’elle exclut purement et simplement tout ce qui est autre mais qu’elle est (avec) ce tout qu’elle exclut, qu’elle est particulière et isolée. Elle constitue un tout dont elle ne se rendrait pas compte de l’étrangeté sinon d’un point de vue extérieur.

« Or, l’analyse de la “pensée”, de la “raison”, de l’ “entendement”, etc. – d’une manière générale : du comportement cognitif, contemplatif, passif d’un être ou d’un “sujet connaissant”, ne découvre jamais le pourquoi ou le comment de la naissance du mot “Moi”, et – par suite – de la conscience de soi, c’est-à-dire de la réalité humaine. L’homme qui contemple est “absorbé” par ce qu’il contemple ; le “sujet connaissant” se “perd” dans l’objet connu. La contemplation révèle l’objet, et non le sujet. C’est l’objet, et non le sujet qui se montre à lui-même dans et par – ou, mieux encore, en tant que – acte de connaître. »319

Il en résulte que, pour que l’homme se rende compte de l’étrangeté de son propre tout, il faut qu’il se sépare de son propre objet. L’objectivation nécessite de la distance. En effet, l’objet ne faisant qu’un avec le sujet est trop proche de celui- ci pour être observé et analysé, il lui est donc exigé de s’en séparer. Mais l’ « objet » dans lequel le sujet se perd, quant à lui, subit, quand il devient objet, inéluctablement une métamorphose : s’extrayant de ce dont le sujet était

318 J. Derrida, Donner la mort, Paris, Galilée, coll. « Incises », 1999, p. 131. 319 A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, p. 11.

totalement indifférent ou, plus précisément, s’extrayant de ce qu’il était lui-même entièrement au sein de l’indifférence pré-individuelle du sujet/objet, il devient d’emblée quelque chose d’autre que lui-même. L’étrangeté que le sujet éprouve

par rapport à l’objet séparé, vient du fait que ce qu’il était entièrement n’a rien à

voir avec le tout, elle vient de ce qu’il est autre que lui-même, – ainsi ouvrant par la séparation une nouvelle dimension d’autrui. L’objet, séparé et du moi, et d’autrui et du tiers, devient « l’Inconnu, l’Étranger »320 : « l’inconnu, l’étranger : autrui. »321 Et, ultimement, que l’objet se détache de son sujet et que, « l’Inconnu, l’Étranger », il attire désormais toute l’attention du sujet particulier et isolé, voilà

l’originel encore occulté et perdu : l’absence répétée de l’originel.

Tout cela nous indique que notre recherche ultérieure est préalablement vouée à l’échec. Or, cela est évident dès lors que nous acceptons l’idée de l’infini, l’absence du langage, l’altérité profonde et irréductible au moi-même ; notre recherche par le langage consiste à analyser la manière dont est l’image qu’est l’ « écriture hors langage » échappant à l’analyse langagière, et, par là, à faire ressortir un contraste considérable de deux côtés du Neutre blanchotien.

Dans le document Maurice Blanchot et son écriture (Page 124-129)