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Image et continuité du discontinu

Dans le document Maurice Blanchot et son écriture (Page 137-144)

– Image et continuité du discontinu –

3. Image et continuité du discontinu

Mêmeté du sujet séjournant

Le Quelqu’un – ou le On – a rapport avec l’image. En effet, par la ressemblance cadavérique, « l’homme est défait selon son image. »344 Si « Dieu

créa l’homme à son image, [si] à l’image de Dieu il le créa »345, l’homme se défait par la chute discontinue et constante et devient « homme », c’est-à-dire imaginaire, absent et mort : « Autre ». L’identité, autrement que comme perpétuellement « Autre » dans la continuité du discontinu, n’est pas possible. Mais elle demeure néanmoins pour « nous autres lecteurs ». Sur celui qui parle et écrit survient l’inspiration en tant que « moment de la simplicité première, où tout est donné par avance, où le tout est possible. »346Dans cette simplicité se donne à l’homme un tout : son monde, ses choses et son être. Ce moment, par ailleurs, se perpétue sans cesse. Au sein de ce temps suspendu, de cet entre-deux homogène et continuel, le sujet possède toujours la même présence : le même monde, les mêmes choses et le même être. Séjourner dans le même lieu, c’est précisément cela, l’être : « mon séjour est mon être »347, Blanchot reprend le

constat de Levinas.

Le séjour imaginaire et illusoire du moi – mais inconsciemment imaginaire et illusoire, bien entendu – dans son être – alors que c’est en réalité « Quelqu’un » qui demeure à la place du moi – avant même de partir à la recherche de l’être vers le suprasensible ou l’existential, est possible parce que, premièrement, le Tiers est, comme nous l’avons vu, de la même nature qu’Autrui : tous les deux se comprennent à partir de la structure de l’inspiration, ce qui veut dire que, pendant que le sujet est en rapport sans aucune différence ni différenciation à la fois avec Autrui, le Tiers et son objet qu’est son tout, il est, à chaque moment,

344 Ibid., p. 350.

345 Genèse, 1.27 dans La Bible, traduction œcuménique, édition intégrale TOB

comprenant Introduction générales et Pentateuque révisée, Paris et Villiers-Le-Bel, Les Éditions du Cerf et Société Biblique Française, 2007.

346 M. Blanchot, Le Livre à venir, p. 65. 347 M. Blanchot, L’Espace littéraire, p. 360.

dans « le moment de la simplicité ». Pré-individuel, le sujet, dénué de toute nécessité de penser, est imprégné et absorbé dans son intériorité psychique : il est calme et en paix – sauf imprévu, et c’est justement l’imprévisibilité de l’imprévu qui l’y arrache.

Le séjour est possible puisque, deuxièmement, les images le constituent.

Images et totalité

En tant que revers de la chute constante de l’homme, nous pouvons imaginer que, en dehors du Neutre, le moi séjourne constamment dans sa vie. Sa vie est son tout, dont « La totalité ne devrait cependant rien laisser au dehors. »348 Le tout, autrement, ne serait pas un tout. Or, cela ne traduit

évidemment pas qu’il n’y ait vraiment rien au dehors, mais que la totalité du tout est aveugle, – alors pourtant que le tout lui-même, fictif, ne pourrait s’édifier que dans le Dehors ou qu’en tant que Dehors. Telle est la singularité de l’universel sans particulier. L’exclusivité du tout par l’oubli est radicale, d’autant plus qu’elle n’exige ni ajout ni suppression ou même modification349. Il n’est pas question d’un devenir quelconque ; au contraire, dès le commencement et à chaque instant, la totalité du tout est pléthorique et exhaustive. Ainsi, l’image, quel que soit l’instant, et toutes les images de l’ « infiniment mort » renvoient- elles au même être : « Le tout se reflétant dans une partie est image. La vérité se produirait donc dans les images de l’être. »350

De même que « le langage lui-même […] devient […] tout entier image, […] comme l’image apparaît sur l’absence de la chose, langage qui s’adresse aussi à l’ombre des événements, non à leur réalité »351, la vérité – « l’exposition de l’être à

348 E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p. 52. 349 Se référer à la note ajoutée par Levinas à la citation précédente. 350 E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p. 52.

351 « Il faut donc exprimer autrement ce que nous cherchons : est-ce que le langage lui-

même ne devient pas, dans la littérature, tout entier image, non pas un langage qui contiendrait des images ou qui mettrait la réalité en figures, mais qui serait sa propre image, image de langage, – et non pas un langage imagé –, ou encore langage imaginaire,

lui-même » « qui s’accomplit comme déphasage et intentionalité, temps et discours »352 – se produit comme reflet ou retentissement de l’être, et non comme

être lui-même. Que l’être se reflète ou retentisse, cela présuppose justement le « déphasage » immédiat et imperceptible que la vérité ignore, mais qui se glisse fatalement entre l’être originel et l’être en retour. Tel est l’un des traits cruciaux de l’image : « L’image est ce qui se montre immédiatement, le sensible, et ce qui, reflétant le tout, ne le montre pas directement »353. L’image qui se montre immédiatement, qui est le « sensible » constitutif du monde sensible de Platon, sensibilité d’avant le sensible, – est cependant ce qui, par la double dissimulation, nous impose la rupture avec l’immédiat. D’où que, d’une part, la vérité accomplit le tout et le fait perdurer sans Autrui – sans visage – et, de l’autre, qu’elle est encore à venir, car le rôle de la phénoménologie qui conduit le Dasein à son être est de « faire voir à partir de lui-même ce qui se montre tel qu’il se montre à partir de lui-même » (§ 7).

Images et identité

Les images qui reflètent le tout, un même tout, constituent la continuité ininterrompue de l’identité du sujet : « pour que la vérité puisse être pleine, entière, et non partielle ou partiale, l’image “doit se tenir aux confins d’elle- même”, à la limite d’une autre image qui elle-même… », et l’image symbolisant le tout, « Ce rapprochement et cette unification ne vont pas sans une identification de l’être à travers ses images, sans une identification du sensible au sein du sensible même »354. Le sensible indicible devient sensible platonicien, dans la

mesure où tous les deux sont toujours antérieurs à la description langagière du

langage que personne ne parle, c’est-à-dire qui se parle à partir de sa propre absence, comme l’image apparaît sur l’absence de la chose, langage qui s’adresse aussi à l’ombre des événements, non à leur réalité, et par ce fait que les mots qui les expriment ne sont pas des signes, mais des images, images de mots et mots où les choses se font images ? » (M. L’Espace littéraire, pp. 32-33.)

352 D. Franck, L’un-pour-l’autre : Levinas et la signification, p. 55. 353 Ibid., pp. 20-21.

sensible. En effet, le « sensible », équivalent de l’ « existentiel », est excédent et transcendant :

« […] la détermination de l’image-symbole ne lui advient pas de l’extérieur, n’est pas le fait d’un concept qui lui serait hétérogène mais l’intention sensible est en elle-même orientée vers ce qui l’excède, vers ceci en tant que ceci ou en tant que cela, est identifiante. »355

Voilà pourquoi, encore une fois, l’homme platonicien identifie à son insu l’originel et le reproduit – Autrui et le Tiers – via l’image.

Et pourtant, pourrait-on conclure que, pendant que, pré-individuel, le sujet est en rapport sans aucune différence ni différenciation à la fois avec Autrui, le Tiers et son objet qu’est son tout, son identité est homogène et continuelle ? Ne serait-ce pas priver l’autre de son altérité ? Effectivement. L’idée temporelle du pendant que est remise en question. Pour que ce dernier dise l’identité d’un homme, les éléments constitutifs de l’espace dans lequel l’homme se place doivent être parfaitement homogènes, et l’espace lui-même, arraché à l’extérieur. Le neutre blanchotien nous enseigne pourtant le contraire.

Nous avons réduit, dans le chapitre précédant, le passage d’autrui au tiers au passage de l’inspiration à l’inspiration, passage d’un autre à un autre autre et à tous les autres. Le recueillement sous le nom d’autre ne signale cependant ni égalisation ni homogénéisation ni continuité platoniciennes. Chaque autre est muni d’une altérité foncière : il diffère non seulement du moi mais aussi l’un de l’autre, cela d’autant plus que, avant tout, il commence par différer de lui-même. Tel est ce que Blanchot nomme « disjonction originelle » : « La différence est la retenue du dehors ; le dehors est l’exposition de la différence ; différence et dehors désignent la disjonction originelle – l’origine qui est la disjonction même et toujours disjointe d’elle-même. »356 Les images constitutives d’un tout sont

hétérogènes et étrangères les unes aux autres.

Chaque autre est quasi-contigu « à la limite » de l’un et de l’autre, mais séparé et détaché, c’est-à-dire absolu. Malgré une apparente continuité, les autres ne se touchent pas, ne constituent pas de continuité, sinon une continuité

355 Ibid., p. 56.

du discontinu. L’absoluité de l’autre est telle, que l’abîme s’étalant entre chaque autre est d’autant plus remarquable et éminent que la totalité du tout est pléthorique et exhaustive. Par là s’ouvre la dimension de l’extériorité.

L’immédiateté aussi bien que l’exclusivité de chaque autre ne permet pas l’homme vivant l’image ou vivant l’événement en image de demeurer sur l’image. L’homme, afin de rester à mi-chemin, doit traverser toutes les images lesquelles ne cessent de tomber, non les unes après les autres, mais les unes en dehors des autres. Passer d’un autre à l’autre, c’est donc passer d’un dehors à l’autre. L’homme qui commence par s’exposer au dehors s’invite à l’extériorité toujours plus extérieure que toute extériorité.

Tout cela nous montre, premièrement, que la vie et l’identité unique du sujet-moi souverain se font au détriment de tous les autres. C’est parce que quelqu’un d’inconnu – « Orphées-Eurydices » – meurt continuellement que le moi peut vivre, peut avoir une vie heureuse. Cela nous montre, deuxièmement, que la quintessence du séjour du « Je » établi dans la transcendance et l’universalité est suspendue à l’air sans fond. L’espace est du discontinu, et le « je » est lui-même passager d’un passage à l’autre et des uns aux autres. L’extériorisation, l’excentricité et l’éloignement constants par l’oubli radical ne sauraient être le fondement d’un séjour quelconque ; il en est du même du rien auquel aboutit le passage de la présence à l’absence. L’extériorisation, l’excentration et l’éloignement en mouvement constant – et jamais en l’état – des passages aux passages, par ailleurs, sous-tendent la centralisation et recollection du sujet-moi parfaitement identique au moi-je sans aucun « jeu d’un hiatus entre je et moi »357. Demeurer au dehors garantît le recueillement transcendant de l’homme, lui- même transcendant. Finalement, le présent éternel – enchanté et magique – auquel, dans lequel ou sur lequel se cristallise la présence d’un sujet et de son objet – en tant que revers de l’absence du sujet et de son objet – dans leur pré- individualité, est constitué par la continuité du « non-laps-de-temps », de « l’absence de temps ». Voilà pourquoi l’idée du pendant que est brisée, et le Neutre blanchotien nous enseigne ainsi que ce que l’homme vit lorsqu’il fait l’expérience

de l’image, apparaît comme diamétralement autre que ce qu’il vit ou, plus précisément par « la foi » platonicienne, ce qu’il croit vivre.

Chapitre V

Dans le document Maurice Blanchot et son écriture (Page 137-144)