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Réduction blanchotienne de l’écrivain/locuteur au lecteur/interlocuteur

Dans le document Maurice Blanchot et son écriture (Page 76-84)

– Autre et Tout Autre –

2. Réduction blanchotienne de l’écrivain/locuteur au lecteur/interlocuteur

L’originel s’évanouit et il annonce ainsi l’ascension platonicienne par la trace de sa propre absence. La structure construit un ordre de causalité entre l’inspiration et ce qui en découle. Il est pourtant ici question de séparer, à l’aide de la pensée blanchotienne et levinassienne, l’inspiration et ce qui s’en suit en tant qu’autre de l’inspiration, afin de mettre en relief l’altérité fondamentale de l’absolument autre, aussi bien que celle du monde sensible de Platon.

Inspiration comme parole prophétique

L’inspiration m’arrive et alors je dis ou écris réellement : « Je me souviens… » L’inspiration arrive d’abord, et c’est ensuite que survient le langage, que celui-ci soit écrit ou oral. Autrement dit, elle l’annonce comme à venir : elle est une parole prophétique. Or, l’annonçant, elle rend paradoxalement irréalisable ce qu’elle annonce : « Mais la parole prophétique annonce un impossible avenir »169. Le langage est impossible. Mais dans quelle mesure alors

l’est-il ?

Se référant à la comparaison qu’ont faite Max Weber et Martin Buber entre la prophétie grecque et la prophétie biblique, Blanchot explique : « Le terme de prophète – emprunté au grec »170. Chez les Grecs, « l’être [qui,] en transe

qu’atteint follement la divination inspirée, révèle, par un balbutiement qui n’est même pas une parole, le secret », et « les prophètes, prêtres ou poètes, poètes- prêtres [qui] seront chargés d’interpréter, c’est-à-dire d’élever jusqu’au langage humain » « le secret », sont différents ; « Dans le monde biblique, […] le prophète d’Israël rassemble les deux en un seul être. » Nous examinerons le prophète biblique, dont Blanchot parle en rapport avec le Dieu biblique, – ce qui reviendra à examiner la prophétie grecque dont Blanchot, par la pluralité initiale, tente implicitement de réduire la nature à celle de la prophétie biblique. Dans le monde biblique, l’homme balbutie et c’est le même homme qui interprète. Mais, avant que le balbutiement ne soit interprété pour ensuite annoncer « le secret », la parole est dite « accomplie » : « Dans le monde biblique, celui que touche l’esprit parle aussitôt une parole déjà véritable commençante mais accomplie, rythmiquement rigoureuse, même si elle est emportée par la violence de l’instant. » Le balbutiement est précisément cette « parole déjà véritable commençante mais accomplie », et l’interprétation, même si elle arrive en même temps, est en réalité en retard. L’en même temps non contemporain du déjà, n’emporte pas sur « la violence de l’instant », nous signalant de la sorte une incroyable rapidité. « L’inaccessible s’est fait l’ “immédiat”, c’est plus que

169 M. Blanchot, Le Livre à venir, p. 109.

soudain »171. Rapidité incroyable, l’immédiat « nous ébranle, il est, ainsi que l’a

dit Hölderlin, la force terrible de l’ébranlement. »172 Il nous ébranle, non que le

balbutiement ne s’interprète immédiatement, mais, tandis qu’elle s’est déjà accomplie, tout se passe comme si elle ne s’était pas encore accomplie et donc comme si de rien n’était. Il faut bien entendre que, simultanément à l’accomplissement de la parole, son absence elle-même fait déjà partie du passé. C’est, en effet, ainsi et est seulement ainsi que « le secret » balbutié de la prophétie sera à interpréter ; ce n’est qu’ainsi que, d’emblée, l’homme platonicien, dont on ignore l’origine, naît dans la cave, et que, entouré d’ombres et de murmures, il projette ce qui conditionne l’acte de projeter lui-même. La prophétie s’annonçant de Dieu à l’homme ne dévoile la présence de Dieu ; au contraire, le double enlèvement immédiat de la Présence-Absence fait de « l’abîme du dieu perdu, [de] la trace infinie de l’absence »173 la parole à commencer et achever, car

elle n’est pas encore commencée ni achevée. « Ce “pas encore” est la littérature même, un “pas encore” qui, comme tel, est accomplissement et perfection. »174 Ce

« pas encore » devient le à venir mais c’est précisément là l’anachronisme, et il faut entendre par cette expression l’antériorité radicale et absolue de l’ « accomplissement et perfection ». Pour qui « la littérature », en tant qu’ « accomplissement et perfection », est-elle ? Elle n’est déjà pas pour le prophète : ce dernier est celui qui, ignorant totalement l’immédiat inaccessible à lui, tente inconsciemment de réaliser la parole prophétique dans le monde sensible.

Ignorance et renversement essentiel du Moi-Même

Pour qui alors ? Telle est la question essentielle à laquelle il nous faut répondre afin d’approfondir la différence de points de vue.

171 M. Blanchot, L’Entretien infini, p. 284. 172 M. Blanchot, Le Livre à venir, p. 234. 173 M. Blanchot, L’Espace littéraire, p. 184. 174 M. Blanchot, Le Livre à venir, p. 204.

Levinas fait du caractère séparatif, anachronique et essentiel de l’homme inspiré, « La postériorité de l’antérieur » établie sur « La séparation du Même », « un événement dans l’être » ou « une manière d’être, la résistance à la totalité », résistance dont le point crucial est le suivant :

« L’ignorance ici est un détachement, sans comparaison avec l’ignorance de soi où gisent les choses. Elle est fondée dans l’intériorité d’un psychisme, elle est positive dans la jouissance de soi. Son pouvoir d’illusion – si illusion il y avait – constitue sa séparation. »175

C’est une citation riche de sens, mais contentons-nous de souligner seulement deux points.

Premièrement, la « totalité » est un mot utilisé pour dire « le concret de l’égoïsme » : « La manière du Moi contre l’ “autre” du monde, consiste à séjourner, à s’identifier en y existant chez soi. » En un mot (mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autres) : « La possibilité de posséder, c’est-à-dire de suspendre l’altérité même de ce qui n’est autre que de prime abord et autre par rapport à moi – est la manière du Même. »176 La « totalité » et « la résistance à la totalité » ne semblent-

elles pas nous montrer deux mouvements contradictoires ? Pourquoi résister à se réjouir de soi, lorsque, écrit également Blanchot, « l’individu s’affirme dans sa richesse subjective, sa liberté intérieure, sa psychologie »177 ? Il nous importe de

manifester, dans l’analyse de Levinas comme dans celle de Blanchot, le regard objectivant. L’analyse présuppose la séparation : je peux parler et écrire par la séparation d’avec un objet à décrire, mais uniquement si moi qui parle et écris ignore l’altérité de l’objet que j’assimile au langage et à moi-même. Grâce à l’ignorance, je séjourne chez moi et je suis Moi-Même : « mon séjour est mon être » 178 . L’ignorance sous-tendant l’homogénéisation, la continuité et la

totalisation, telle est la puissance de l’image, motrice du mouvement ascensionnel de Platon. Le regard analytique aussi bien blanchotien que levinassien, en revanche, annonce la fin de l’oubli et la sortie de l’oubli. Fidèle à

175 E. Levinas, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, pp. 46-47. 176 Ibid., pp. 26-27.

177 M. Blanchot, L’Entretien infini, p. 558. 178 M. Blanchot, L’Espace littéraire, p. 360.

la célèbre phrase qui ouvre l’Être et temps,179 il prend pourtant l’autre chemin

que celui de la pensée heideggerienne : au lieu de retomber dans l’oubli (tel est aussi, rappelons-nous-le, le cas de Kafka lorsque celui-ci découvre le passage libérateur), il reconnaît l’altérité fondamentale et réfractaire au Même, et ce dans l’identité même du Moi, en consistant à démontrer que l’homme, motivé par l’autre et envisageant l’autre, est totalement pénétré par l’autre, et en mettant en relief l’impossibilité fondamentale de toute totalisation – platonicienne, hégélienne et heideggerienne. L’objectif de notre thèse est de distinguer ces deux points, deux « termes » en dehors du « rapport au troisième genre », afin d’approfondir les effets extrêmes du Neutre blanchotien.

Le deuxième point qu’il nous faut retenir est que le « pouvoir d’illusion – si illusion il y avait – » du Moi, n’est pas imaginaire. Assurément, la séparation n’identifie pas l’originel et ce qui s’en suit, mais elle annonce le commencement de quelque chose de nouveau. D’ailleurs, le désenchantement est aussi l’une des particularités primordiales de la pensée blanchotienne. L’ultime du « Il » s’avérant fictif et absent est de se retirer lui-même : l’absence s’absente et le fictif, lui aussi, s’efface. La « parole imaginaire »180, ne nous trompons pas, ne signifie

pas qu’elle raconte la fiction, mais que c’est justement la parole racontant la fiction qui est elle-même l’imaginaire.

Inspiration divine antérieure à celle humaine

La prophétie – le balbutiement et l’inspiration – se transforme immédiatement en sa propre absence et en quelque chose de non-encore-achevé. Or, le « pas encore » est la preuve de l’achèvement. Nous sommes ainsi invités à remonter jusqu’à l’origine.

179 « La question est aujourd’hui tombée dans l’oubli, quand bien même notre temps

considère comme un progrès de réaffirmer la “métaphysique”. » (M. Heidegger, L’Être et temps, p. 25.)

L’immédiateté de l’accompli est « la violence de l’instant »181 faisant de

l’instant indivisible, l’instant brisé : un instant n’est pas une unité sûre, mais « l’unité déchirée qui seule fonde le dialogue »182. Quel dialogue y’a-t-il dans la

prophétie ? Dieu parle à l’homme, et l’homme L’écoute. Avant donc qu’un seul homme ne balbutie et n’interprète, il y a un dialogue entre Dieu et l’homme. Or, l’ « originalité » de la parole prophétique est ailleurs :

« La parole prophétique est originellement dialogue. Elle l’est d’une manière spectaculaire quand le prophète discute avec Dieu et quand celui-ci “ne lui confie pas seulement son message, mais son souci”. “Vais-je cacher à Abraham, dit Dieu, ce que je vais faire ?” Mais elle l’est d’une manière plus essentielle, dans la mesure où elle ne fait que répéter la parole qui lui est confiée, affirmation où s’exprime alors par une parole commençante ce qui a pourtant déjà été dit. »183

La prophétie s’annonce de Dieu à l’homme, mais avant de s’adresser à lui, Il parle tout seul : « Vais-je cacher à Abraham, dit Dieu, ce que je vais faire ? » Autrement dit, Il dialogue déjà avec lui-même, intérieurement et dans sa solitude. La parole prophétique est ce qui répond à ce « souci » de Dieu. Son « souci », qui est Sa pensée n’étant pas encore traduite par un acte réel qui semblera l’incarner, est inspiration survenant sur Lui. Le dia-logue de la prophétie ou qu’est la prophétie – réalisé déjà entre Dieu et un Abraham imaginaire à l’intérieur de Dieu – signale, non l’unicité ou l’unité, mais la pluralité, et la division instantanée de Dieu – concrétisée à la fois par le verbe pronominal réfléchi et par le génitif « de » – traduit l’arrivée en même temps que la disparition de l’inspiration.

Tout cela traduit également l’inaccessibilité à l’origine. On peut supposer que l’origine de l’inspiration humaine est à Dieu ; c’est d’ailleurs ainsi que l’homme balbutie et interprète la parole confiée par Lui. Si la prophétie se transmet de Dieu à l’homme, d’où provient alors l’inspiration de Celui-là ? Lorsque Dieu se parle, comme un homme se parle à lui-même « sous les espèces

181 M. Blanchot, Le Livre à venir, p. 109. 182 Ibid., p. 301.

d’une vie intérieure, d’un psychisme »184, où se trouve alors la cause, antérieure à

Dieu censé être le premier mot, la première cause ? L’inspiration se détermine comme absolument hétéronome, par rapport à laquelle non seulement l’homme mais aussi Dieu ne pourrait rien faire : « Inspiration, hétéronomie – le pneuma même du psychisme. »185 Mais alors, non seulement s’ouvre la possibilité de la

« psychose », « grain de folie »186, mais elle reste incurable parce que sans origine,

d’autant plus que le rapport de Dieu à l’homme se transfère d’emblée et devient alors un rapport d’un homme à un autre homme : « Et sans doute c’est de Dieu qu’il s’agit, mais l’Exode dit bien : “Comme un homme parle à un autre homme !” »187 C’est un transfert où la mort de Dieu se superpose à celle de

l’homme, pluralité qu’influence la « psychose » divine – originelle – de l’un, de l’individu.

Réduction blanchotienne de deux termes à un seul

La parole prophétique est cette parole divine et fragmentée, commençant par répondre au souci de l’inspiration, à la pensée de l’hétéronomie, et uniquement annonçant s’être accomplie. Le sens de l’accompli, nous essayons de l’approfondir du point de vue de « l’identification de la pensée avec l’acte »188.

Il survient la pensée – inspiration, souci – et, en même temps que la pensée, l’acte est fait. Par la simultanéité parfaite, nous considérons la pensée et l’acte comme identiques. L’homme, au moment de l’inspiration, réalise l’acte. Voilà l’écriture qu’il nous faut entendre au sens blanchotien : l’écriture n’est pas à venir à la suite de l’inspiration, mais en même temps et en tant qu’inspiration. Celui qui écrit et parle identifie la pensée et l’acte par l’en même temps, duquel l’en même temps de celui qui lit et écoute n’est pas contemporain. Si accompli il y a,

184 E. Levinas, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, p. 46.

185 E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, LGF, coll. « Le livre de

poche, numéro 4121 », 1978, p. 198.

186 Ibid., p. 111.

187 M. Blanchot, Le Livre à venir, p. 115.

c’est qu’il y a déjà l’acte. Or, si acte il y a, il n’est pas au sens qui nous est familier. L’acte en laisse la conséquence : il renvoie à l’ordre de causalité. Lorsque et parce qu’un artisan crée un marteau, on a par conséquent ce marteau. Faire permet la possession de ce qui est fait. Mais l’acte de l’inspiration retire l’accompli, aussi immédiatement qu’il accomplit son acte, de sorte qu’il ne cède l’accompli à personne. L’expérience de l’acte de l’inspiration est absolue : « L’expérience absolue n’est pas dévoilement mais révélation : coïncidence de l’exprimé et de celui qui exprime, manifestation, par là même privilégiée d’Autrui, manifestation d’un visage par-delà la forme. »189 Par-delà, donc, ce qui apparaît et demeure

dans la totalisation. Le retrait est essentiel, mais il se concrétise comme séparation faisant de celui qui exprime, celui qui tentera d’interpréter et de comprendre l’exprimé. Autrement dit, celui qui écrit et parle, devient d’emblée celui qui lit et écoute : « l’homme devient d’emblée autre »190. Le prophète n’est

pas le premier à parler, mais il est d’abord, et uniquement, « celui qui a “entendu” l’interminable et l’incessant »191, « murmure de l’interminable »192, c’est-à-dire,

précisément, le balbutiement prophétique sans origine. Si la prophétie et l’inspiration – l’écriture au sens blanchotien – passent, c’est que quelqu’un, sans que l’on ne puisse le déterminer parce qu’il n’est ni l’homme ni Dieu, a parlé ; c’est un « murmure de l’incessant et de l’interminable auquel il faut imposer silence, si l’on veut, enfin, se faire entendre. »193 La réponse à la prophétie est

cette imposition du silence et l’alternance qu’elle provoque de l’écrivain-locuteur et du lecteur-interlocuteur, rendant les deux « termes » essentiellement impossibles à distinguer. Tout homme commence par lire et entendre ; aucune authenticité du témoignage et de l’écriture n’existe.

Qu’en est-il alors du nouveau ? On peut se demander : certes on a entendu et ce qui a été entendu a disparu, mais, en essayant postérieurement de l’interpréter, on peut commencer à s’exprimer, et s’il en est ainsi, n’est-on pas tout de même celui qui parle et écrit quand quelque chose de nouveau

189 Ibid., p. 61.

190 M. Blanchot, L’Espace littéraire, p. 205. 191 Ibid., p. 36.

192 M. Blanchot, Le Livre à venir, p. 205. 193 M. Blanchot, L’Espace littéraire, pp. 51-52.

commence ? Et pourtant, s’ « il faut imposer silence » au « murmure de l’incessant et de l’interminable », on ne saurait exprimer l’inspiration qu’en tant que silence. L’homme s’exprimant ne se réalise que comme absence du langage et de lui- même : « l’Autre » et l’ « homme ». Qu’il s’agisse d’un homme ou de deux hommes, il n’y a toujours qu’un seul point de vue – auquel Blanchot est fidèle : à l’écrivain- locuteur, emporté au sein même de l’indifférenciation sujet/objet, manque foncièrement de tout point de vue analytique, objectif et observateur, autrement dit réfléchi – impliquant par là que, s’il s’agit du verbe pronominal réfléchi et du double génitif, c’est le lecteur-interlocuteur qui les sentent. C’est avec Levinas, grâce aux termes tels que autrui et visage, que nous effectuerons la distinction et déterminerons l’autre point de vue.

Dans le document Maurice Blanchot et son écriture (Page 76-84)