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Nuit, jour et autre nuit

Dans le document Maurice Blanchot et son écriture (Page 100-107)

– Autre et Tout Autre –

1. Nuit, jour et autre nuit

Le point de vue des deux penseurs est comparable aux deux termes que sépare le Neutre de Blanchot. Dans ce chapitre, nous allons approfondir ces deux termes, eux-mêmes comparés à Orphée et Eurydice. Il s’agit du mythe d’Orphée blanchotien, où culmine la quintessence de l’oubli et de la mort : « L’Espace littéraire brille enfin comme monument rhétorique, culminant dans les pages du “Regard d’Orphée”, centre de gravité du livre, somptueux déploiement du moment mythique où Orphée perd irrémédiablement Eurydice aux Enfers. »246

246 Thomas Regnier, « Six œuvres essentielles » in Magazine littéraire, n° 424, octobre

Ecrivains avant d’être penseurs

La mort apriorique – plus apriorique que tout a priori – déjà mise à exécution renverse le courant du temps. La mort était quelque chose d’imminent et ce dont le jeune homme, en réponse à l’injonction d’aller au dehors, s’approchait, tandis qu’actuellement elle s’en éloigne, faisant du jeune homme un individu « empêché de mourir par la mort même »247. Cet éloignement, étranger à

la déduction de tous les êtres et de toutes les choses à partir de la première cause ou du principe divin, est ce qui nous permet de tomber – et de retomber infiniment – dans l’oubli dont il nous est exigé de sortir par Heidegger dans l’Être et temps. L’oubli autorise le palimpseste platonicien, reliant et homogénéisant Autrui antérieur à l’ascension platonicienne, « l’imagination » et « la foi ». La sortie de l’oubli, à venir, est ce qui guide le prisonnier de la cave du monde sensible au monde suprasensible ; elle est également ce qui conduit le Dasein de son mode d’être inauthentique à celui d’être authentique. « Heidegger ne maintient évidemment pas la distinction platonicienne des mondes, mais il la transpose dans la distinction des modes d’existence (authentique et inauthentique). »248 La tombée dans l’oubli dont il nous est exigé de sortir signifie

assurément l’entrée dans le mode d’être que Heidegger qualifie d’existentiel, – mais c’est un existentiel avant d’être qualifié d’existentiel – existentiel hors langage – dans la mesure où l’homme, muni de la présence originelle, véritable et authentique – Autrui –, n’a à ce stade besoin d’aucune sorte d’analyse, d’observation et de contemplation, s’il est vrai que, selon Heidegger, « L’étant que nous avons pour tâche d’analyser, nous le sommes à chaque fois nous-mêmes. » (§ 9, je souligne) L’écriture blanchotienne est immédiate et le langage levinnasien est « sans mots ni propositions, pure communication »249 ; ainsi l’homme saisit-il

le tout dans l’immédiat, il ne fait qu’un avec le tout – Autrui, l’œuvre et la présence – dont il n’est par essence pas séparé, rendant de ce fait impossible toute tentative d’analyse. La séparation des deux et l’expression langagière de l’un par l’autre présupposent une position externe, et c’est précisément par cette

247 M. Blanchot, L’Instant de ma mort, p. 7.

248 M. Zarader, Lire Être et temps de Heidegger, p. 206.

extériorisation que l’homme peut écrire sur l’objet. La position extérieure qui pèse sur l’acte est une des critiques blanchotienne des philosophes :

« Ce que, de prime abord, Blanchot apporte à la philosophie, c’est une manière d’inscrire au cœur de toute pensée philosophique la prééminence de l’écriture, c’est pourquoi il engage chaque philosophe à être d’abord un écrivain, louant ceux qui sont déjà, à ses yeux, des écrivains (Heidegger, Levinas, Derrida et quelques autres). »250

L’inspiration dit l’accomplissement de l’inspiration, de l’écriture au sens blanchotien. Lorsqu’un écrivain, inspiré, se met à écrire, tout et le tout sont déjà passés et il n’y a plus rien à dire de l’inspiration accomplie ou, au mieux, il ne peut que lire ce qui a été exprimé par l’inspiration. Le prophète n’est pas le premier à parler, mais il est fondamentalement celui qui lit/écoute la parole divine. Ainsi, Blanchot condamne-t-il le point de vue de Levinas. La pensée de Blanchot est cependant le revers de la présence d’Autrui. Ne serait-il pas possible de déduire de la pensée de Blanchot la possibilité de décrire les deux termes ? Telle est la tâche du présent chapitre.

Nous posons d’abords les deux termes comme jour et nuit.

Nuit

« L’œuvre attire celui qui s’y consacre vers le point où elle est à l’épreuve de l’impossibilité. Expérience qui est proprement nocturne, qui est celle même de la nuit. »251 L’œuvre est l’expérience du nocturne, de la nuit. Elle est nocturne dans

la mesure où elle ne se montre pas à la lumière du jour : lorsque le soleil se lève, la nuit se dissipe. Ce que l’on voudrait exposer au grand jour s’éclipse par le fait même de l’y exposer. Mais la nuit est nocturne également dans le sens où je ne

250 Revue de métaphysique et de morale, PUF, 2015, Avril-juin 2015 – N° 2, Blanchot :

écriture et philosophie, p. 164.

peux y demeurer. « Dans la nuit, tout a disparu. C’est la première nuit. »252 C’est

l’absence du « je » de l’écrivain et l’effacement du monde où le « je » séjourne. Il n’en reste pas moins que la nuit est cependant la puissance de la littérature et de l’écriture, aussi invisible, imprévisible et inconnue soit-elle. Je n’y suis pas là mais quelqu’un d’inconnu, « l’inconnu en moi »253, survenant d’ailleurs. Je suis

exclu du temps et de l’espace de l’autre, et c’est ainsi qu’exclu du présent et de la présence, je ne peux me rendre compte de la puissance nocturne qu’ultérieurement. Blanchot n’écrit pas que dans la nuit, tout disparaît, mais que « tout a disparu » (je souligne). C’est également par la réflexion que Kafka découvre le passage libérateur du « Je » au « Il ». Il est libérateur, et c’est pour ce côté positif que Novalis, lui aussi, fait l’éloge de la nuit : « La première nuit est accueillante. Novalis lui adresse des hymnes. On peut dire d’elle : dans la nuit, comme si elle avait une intimité. On entre dans la nuit et l’on s’y repose par le sommeil et par la mort. »254 L’emploi du « dans » en italique et du « comme si »

indique une situation complètement à l’antipode. La puissance nocturne de la littérature est cependant telle que j’oublie qu’une telle intimité, un tel repos, n’existe pas. Ce qui ne saurait exister que par l’oubli de son absence est un contrecoup de l’oubli ou redoublement de l’absence au moment même de l’inspiration :

« Ce renversement est le trait principal des nouvelles sciences. Foucault l’appelle significativement le redoublement de l’empirique en transcendantal. Le redoublement – la répétition – est ici le mot important. On peut même dire que c’est la possibilité du redoublement qui constitue la transcendance même en ouvrant le fait au principe. »255

S’il s’agit ici de l’existentiel avant d’être qualifié d’existentiel, alors l’ « étant » « existentiel » – qu’il faut désormais garder entre guillemets pour soustraire ces termes à la notion heideggerienne de l’étant et de l’existentiel – est, contrairement à l’analyse de l’auteur de l’Être et temps, déjà transcendantal et existential. Il en est de même pour le « sensible » platonicien. Il faut aussi

252 Ibid. 253 Ibid., p. 50. 254 Ibid., p. 214.

reconnaître que la phénoménologie heideggerienne répète, non une fois, mais deux fois l’être, et l’être dont il faut nous poser la question en sortant de l’oubli de l’être, est justement cet être, certes déjà transcendantal et existential, mais né

comme totalement nouveau ou tiers, en d’autres termes jamais comme Autrui lui- même dont il n’est pas même possible de percevoir l’absence.

Nuit, jour et autre nuit

Le renversement par le double oubli complique la relation entre la nuit et le jour. On pourrait penser que le commencement de la nuit, c’est la fin du jour, et la fin de la nuit le commencement du jour. « Mais le jour, devenu son propre récit, est précisément la nuit. »256C’est la nuit qui raconte le récit et, le racontant, se proclame jour. Comment comprendre la duplicité du jour-nuit, sinon comme alternance de la présence-absence ? De même que, dans la pensée de Blanchot, la présence est l’absence, « le jour […] est précisément la nuit » à l’emplacement vacant du jour. Aussi nocturne qu’elle soit, la nuit est la puissance panoramique, englobant et exposant à la lumière. « La première nuit, c’est encore une construction du jour. »257 Seulement, le jour n’est pas lumière mais il est obscurité, inconnu et étranger à ce qui nous est familier sous le nom de jour. La nuit est certes la preuve de la « construction du jour », mais qu’en est-il alors de la nuit ? La nuit construisant le jour apparaît-elle ou se dévoile-t-elle afin de rendre possible l’expérience nocturne ou l’expérience de la nuit ? Laisse-t-elle demeurer le jour qu’elle construit ? Quelle en est la suite ? L’apparition, le dévoilement et la demeure de la nuit aboutiraient à la méditation et compréhension de la nuit. Ce serait la compréhension du moi, de l’œuvre et de l’autre. Or, la nuit, qui est déjà l’autre du moi, a, elle aussi, son autre. « Mais l’autre nuit n’accueille pas, ne s’ouvre pas. En elle, on est toujours dehors. »258 L’autre qui n’accueille ni ne s’ouvre, dissipe et dissimule la nuit recouvrant le

256 M. Blanchot, Le Livre à venir, p. 249. 257 M. Blanchot, L’Espace littéraire, p. 219. 258 Ibid., p. 214.

jour et, finalement, se dissipe et se dissimule elle-même : « Dans la nuit, on trouve la mort, on atteint l’oubli. Mais cette autre nuit est la mort qu’on ne trouve pas, est l’oubli qui s’oublie, qui est, au sein de l’oubli, le souvenir sans repos. »259C’est une double dissimulation accélérant la perte éternelle du jour et de la mort toujours antérieure à ma conscience. C’est par la double dissimulation que la vie et la mort, le jour et la nuit, nous échappent. Cette fuite est ce qui traduit l’impossibilité de tout mouvement dialectique platonicien ou hégélien. En effet, lorsque Blanchot donne à la dimension de l’autre nuit « sa figure et son site », « Il ne s’agit plus de la nuit (qui resterait susceptible d’une élaboration de type hégélien), mais de l’altérité de la nuit. » L’altérité est « retrait »260, « Retraite comme un adieu »261, la perte éternelle de ce qui est réfractaire au double négatif renvoyant à la mêmeté du même ou à l’origine. Elle désigne l’autre côté du mouvement dialectique : « l’autre nuit désigne la nuit sans relève – considérée en dehors de sa relève dans une totalité, celle-ci étant insuffisante à l’épuiser »262. La totalité ignore l’altérité de la nuit et relève celle-ci ; l’altérité désigne, de son côté, le dehors de la totalité, le dehors réfractaire à la totalité. La totalité d’un tout se constitue comme et par l’image, en tant que continuité et homogénéité du même et de l’autre, du sujet et de l’objet, tandis que l’altérité nous fait entrevoir la chute d’Autrui et de l’autre sans lesquels la constitution du tout serait incomplète. « Le jour est alors le tout du jour et de la nuit, la grande promesse du mouvement dialectique. »263

259 Ibid.

260 « Le retrait n’est pas une négation de la présence, ni sa pure latence, récupérables

dans le souvenir ou l’actualisation. Il est altérité » (L’Un-pour-l’autre : Levinas et la signification, p. 97.)

261 E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 299. 262 M. Zarader, L’Être et le neutre, à partir de Maurice Blanchot, pp. 84-85. 263 M. Blanchot, L’Espace littéraire, p. 220.

Terme avant le reflet

L’autre nuit serait alors la marque du contrecoup de l’oubli, du redoublement de l’absence ou du « redoublement de l’empirique en transcendantal ». Du côté de « nous autres lecteurs », l’autre nuit, dissimulant doublement le jour, se fait immédiat et discontinuité sans aucune sorte de retour, alors que, de l’autre côté du Neutre que « nous autres lecteurs » ne saurions fondamentalement atteindre, l’autre désigne l’autre mouvement ou le mouvement autre, servant à relever immédiatement la mort pour en faire encore son autre, à savoir le même ou son foyer originaire, – et cela, par le langage ou, plus précisément, par l’identité langagière : « Je me différencie de moi-même, et c’est en cela immédiatement pour moi que ce différencié n’est pas différencié. Je, l’homonyme, me repousse de moi-même ; mais ce différencié, [ce] posé-inégal, en étant différent, n’est immédiatement pas différence pour moi. »264

Qu’en est-il du jour sans nuit, de la présence sans absence ? La question qu’il faut nous poser est la suivante : ne serait-il pas erroné d’indiquer le jour dans la nuit et à partir de la nuit, seulement parce que – et même si –, d’un point de vue analytique et descriptif, telle est la seule option possible ? Ce point de vue analytique risque de considérer un mouvement qui n’est pas encore dialectique, précisément comme un mouvement dialectique, – et cela, à travers le reflet de « nous autres lecteurs ». Le reflet, tel est, rappelons-nous, précisément ce qui, selon Nietzsche, motive le mouvement ascensionnel de Platon : « Nietzsche, en particulier, a pressenti que le dualisme platonicien suppose l’expérience spéculaire : celle de la lumière, l’Idée, et de son reflet, le sensible. »265 « L’Idée »

reflète l’originel, et « la foi », à l’aide de « l’imagination », nomme fallacieusement l’objet en tant que même originel, tandis qu’il est impossible de refléter le point de vue de « nous autres lecteurs » comme celui d’Autrui. L’impossibilité de l’irréversibilité est due à la dissymétrie :

264 Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Gallimard, coll. « folio 
essais, numéros

396-397 », 1993, p. 175.

« Nous savons – pressentons du moins – que l’absence entre l’un et l’autre est telle que les relations, si elles pouvaient s’y déployer, seraient celles d’un champ non isomorphe où le point A serait distant du point B d’une distance autre que le point B ne l’est de A, distance excluant la réciprocité et présentant une courbure dont l’irrégularité va jusqu’à la discontinuité. »266

La discontinuité et la courbure renvoient ni à A ni à B, mais à un Tiers en dehors du A et du B ; ce qui fait l’objet du mouvement dialectique, ce qui naît par le mouvement dialectique, c’est un Tiers. Autrui, pour sa part, provoque la discontinuité et la courbure, mais, se reculant immédiatement, se refuse lui- même à tout mouvement dialectique. Blanchot, peut-on le dire, confère à Autrui le nom d’Eurydice.

Dans le document Maurice Blanchot et son écriture (Page 100-107)