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Mythe d’Orphée

Dans le document Maurice Blanchot et son écriture (Page 107-114)

– Autre et Tout Autre –

2. Mythe d’Orphée

Mythe d’Orphée traditionnel et historique

Commençons par examiner l’histoire du mythe d’Orphée. Cette démarche nous aidera à faire ressortir les similitudes et les différences entre le mythe d’Orphée traditionnel et blanchotien, et notamment les spécificités de ce dernier.

Le nom du poète, malgré sa célébrité actuelle, n’est pourtant aucunement cité chez deux grands poètes de la Grèce antique : Homère et Hésiode. « Il fait pourtant partie des Argonautes. »267 Inconnu, il n’en est pas moins un héros :

héros voyageur, courageux et puissant. Nous savons que son chant est l’élément qui le caractérise le plus comme un homme de pouvoir. Une fois chantées, ses

266 Ibid., p. 104.

267 Timothy Gantz, Mythes de la Grèce archaïque, Paris, Belin, coll. « Antiquité au

compositions, ses chants lyriques, charment tous les êtres, tous les animaux et même toutes les pierres (L’Alceste d’Euripide). Sa musique est tellement hégémonique que, dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, elle l’emporte sur le chant envoutant des Sirènes et sauve ainsi le navire Argo. Inconnu, bien des témoignages racontent des légendes de cet aède mythique de Thrace. Les légendes ici racontées sont semble-t-il, de notre point de vue, secondaires par rapport à la descente aux enfers. Or,

« Les témoignages sont en revanche plus rare en ce qui concerne les épisodes les plus célèbres de sa légende – sa descente aux enfers pour en ramener sa femme, suivie de son démembrement par les femmes thraces. »268

Secondaire est donc la relation amoureuse et désastreuse entre Orphée et Eurydice. En effet, dans L’Alceste d’Euripide par exemple, les deux noms sont certes mentionnés, mais ils ne sont que mentionnés et la descente d’Orphée aux enfers n’est pas clairement racontée. L’auteur ne fait que dire que, s’il y a bien quelqu’un qui peut descendre au pays d’Hadès, c’est Orphée. « Pour nous, Eurydice est pourtant devenue aussi indispensable que la lyre. »269 Les plus

grands témoignages qui s’intéressent au sort d’Eurydice sont ceux de Virgile et d’Ovide.

Dans les Géorgiques de Virgile, un serpent cause la mort d’Eurydice alors qu’elle tente de fuir Aristée. Orphée, perdant une première fois sa femme, se rend dans le monde des morts avec sa lyre grâce à laquelle « L’enfer même s’émut »270.

Le poète commence ainsi à ramener son amante vers le jour. Toutefois, au retour, « Soudain ce faible amant, dans un instant d’ivresse,

Suivit imprudemment l’ardeur qui l’entraînait, Bien digne de pardon, si l’enfer pardonnait !

Presque aux portes du jour, troublé, hors de lui-même Il s’arrête, il se tourne… il revoit ce qu’il aime ! »271

268 Ibid., p. 1268.

269 Dictionnaire des mythes littéraires, sous la direction de Pierre Brunel, Édition du

Rocher, nouvelle édition augmentée, coll. « Beaux Livre Luxe », 1994, p. 1134.

270 Virgile, Bucoliques. Géorgiques, Paris, Gallimard, coll. « Follio numéro 2980 », 2006, p.

287.

Remarquons que l’ardeur du retournement orphique est due à une « ivresse » imprudente, une exaltation qui ne provient pas réellement d’Orphée lui-même, car il est alors décrit comme « troublé, hors de lui-même ». Il y a donc quelque chose qui, au-dessus ou en dehors de sa volonté, pousse Orphée à se retourner vers Eurydice. « Ainsi trahit-il l’œuvre et Eurydice et la nuit. Mais ne pas se tourner vers Eurydice, ce ne serait pas moins trahir, être infidèle à la force sans mesure et sans prudence de son mouvement »272. Il s’agit de l’inspiration et

d’Autrui, auxquels et desquels il est exigé de répondre.

Et le résultat du retournement est connu : Eurydice, après s’être écriée, « Elle dit, et soudain dans les airs s’évapore. »273

Ainsi Eurydice meurt pour la seconde et ultime fois.

Dans les Métamorphoses d’Ovide, Eurydice, mordue par un serpent, meurt, et Orphée vient la chercher aux enfers. Sa lyre est tellement puissante que « ni La reine Ni le roi des Enfers n’y peuvent résister »274. Orphée commence alors

à ramener son amante vers la surface de la terre. « En grand silence ils ont grimpé un raidillon Abrupt, obscur, plongé dans un brouillard épais, Quand l’amour époux, près de faire surface, Redoutant de la perdre, impatient de la voir, Se retourne. Aussitôt retombée en arrière,

Lui tendant ses deux bras pour prendre et être prise, La pauvre ne saisit que l’air qui se dérobe,

Et, mourant à nouveau sans un mot de reproche

(De quoi d’ailleurs, fors d’être aimée, se plaindrait-elle ?) Dit un suprême adieu qu’il n’entend plus qu’à peine, Puis retombe aux Enfers où elle était sortie. »275

272 M. Blanchot, L’Espace littéraire, p. 226. 273 Virgile, Bucoliques. Géorgiques, p. 289.

274 Ovide, Les Métamorphoses, Paris, Les Belles lettres, coll. « Classiques En Poche »,

2009, p. 453.

Dans les Métamorphoses d’Ovide, c’est l’impatience qui oblige Orphée à se retourner. L’impatience, comme l’ardeur ou le désir, est, elle aussi, liée à l’inspiration : « Regarder Eurydice, sans souci du chant, dans l’impatience et l’imprudence du désir qui oublie la loi, c’est cela même, l’inspiration. »276 La

raison pour laquelle Orphée est impatient est le « grand silence » qui l’effraie et le rend tellement impatient qu’il regarde en arrière. Il ne reconnaît pas Eurydice dans le silence, il ne l’identifie pas parce qu’elle ne parle pas, tandis que son volte-face et la reconnaissance visuelle ne rendent pas non plus audible la parole d’Eurydice : « un suprême adieu qu’il n’entend plus qu’à peine ». Ainsi disparaît Eurydice ; sa parole, alors, « n’est qu’un susurrement imperceptible, un bruit qu’on distingue à peine du silence, l’écoulement de sable du silence. »277Cela nous permet de rapprocher le langage d’Eurydice et le silence des Enfers : de même qu’ « il [= le langage] vient du silence et [qu’] il retourne au silence »278, Eurydice vient des Enfers et y retombe aussi rapidement qu’à son arrivée. Autrement dit, Eurydice ne séjourne jamais sur terre : son seul monde est celui des Enfers dont le « grand silence » trouble Orphée. L’enfer – le silence, le monde informe et nocturne – n’est pas un monde où Orphée peut demeurer en paix, mais représente la seule possibilité pour le poète de se retrouver avec Eurydice et s’impose comme obligation d’y aller, de s’extraire de son intimité, de son intériorité et de son monde lesquels, privés d’Eurydice, n’ont plus de saveur. Tel est pourquoi « le “poète” est celui pour qui il n’existe pas même un seul monde, car il n’existe pour lui que le dehors, le ruissellement du dehors éternel. »279

Appelé par la nécessité impérieuse d’aller au dehors et quittant son intériorité, peut-il cependant rester dehors, alors que la disparition d’Eurydice est instantanée ? Évidemment que non. En effet, la descente orphique est une allégorie de la double dissimulation et de la discontinuité.

276 M. Blanchot, L’Espace littéraire, p. 228. 277 Ibid., p. 221.

278 Ibid., p. 38. 279 Ibid., p. 110.

Mythe d’Orphée blanchotien

Si la descente est rare chez les Grecs lors de l’apparition du nom d’Orphée, elle occupe une place centrale dans la pensée de Blanchot. L’Orphée blanchotien commence par descendre : « Quand Orphée descend vers Eurydice, l’art est la puissance par laquelle s’ouvre la nuit. »280 Le mouvement du poète vers le bas est

comparé à celui de l’écrivain dans la nuit, à l’homme blanchotien qui commence par mourir. Or, le mouvement n’est pas simple ; il est accompagné d’un autre mouvement non moins invisible :

« Eurydice est, pour lui, l’extrême que l’art puisse atteindre, elle est, sous un nom qui la dissimule et sous un voile qui la couvre, le point profondément obscur vers lequel l’art, le désir, la mort, la nuit semblent tendre. Elle est l’instant où l’essence de la nuit s’approche comme l’autre nuit. »281

Le retournement orphique chez Virgile et Ovide est provoqué par l’ardeur et l’impatience par rapport à ce qu’Orphée ne saurait posséder justement en raison de son propre retournement. Il en est de même chez Blanchot. Mais, chez ce dernier, plus que chez les autres, la loi imposée par Hadès de ne pas regarder derrière avant de ramener Eurydice à la lumière du jour, est transposée en une impossibilité de ne pas résister au mouvement immaîtrisable, irrésistible et particulièrement antérieur à tout commencement de la montée. C’est le moment de l’inspiration, dont « l’imprévisibilité même »282 m’invite, avant que je ne puisse

réellement choisir d’y répondre ou non, à y répondre passivement. Orphée répond à Eurydice lorsque cette dernière survient sur lui, mais ce qu’il rencontre, ce n’est pas sa présence, mais ce qui survient en même temps, c’est-à-dire son absence. Eurydice, nue, « faible » (Virgile) et fragile, comme l’est Orphée – et c’est

280 Ibid., p. 223. 281 Ibid.

282 « Mais il [= Autrui] peut m’opposer une lutte, c’est-à-dire opposer à la force qui le

frappe non pas une force de résistance, mais l’imprévisibilité même de sa réaction. » (E. Levinas, Totalité et infini, p. 222.) L’imprévisibilité est aussi en parallèle avec d’autres mots tels que « le hors-la-loi, l’imprévisibilité, la “surprise”, l’absence d’anticipation ou d’horizon, l’excès au regard de toute raison — spéculative ou pratique —, etc. » (J. Derrida, Donner le temps : Tome 1, La fausse monnaie, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1991, p. 198.)

justement là le reflet trompeur du moi-même, dont la mêmeté ne saurait tenir à l’altérité de l’autre pour en faire le retour à un soi-même –, ne saurait demeurer même aux Enfers ; elle s’efface immédiatement, et « cette nudité devient le visage nu de la rencontre et la surprise du face à face. »283

Singularité du mythe d’Orphée blanchotien

Le mouvement orphique dit un temps. Orphée se retourne et regarde Eurydice, mais avant d’agir, il a la faiblesse, l’ardeur et le trouble (Virgile), l’effroi et l’impatience (Ovide). Tous ceux-ci, au moment où ils sont éprouvés, ne sont pas encore traduits en acte. Orphée les ressent mais son acte n’arrive qu’ensuite et est déjà en retard, « à l’instant où Orphée va la toucher du regard, quand il la voit telle qu’elle est, voit qui elle est, l’enfer, l’horreur de l’absence, la démesure de l’autre nuit »284. Eurydice invite Orphée à ce qu’elle est, à l’enfer

dont elle vient et auquel elle retourne, mais l’acte orphique étant non- contemporain de l’immédiateté d’Eurydice, il y a une non-coïncidence fondamentale entre la pensée et l’acte, rendant impossible la rencontre pure entre Orphée et Eurydice.

Mais les ressentis signalent la coïncidence parfaite, avant qu’ils ne soient traduits par l’acte qui les projette. Les ressentis, quand ils surviennent sur moi par la « passivité plus passive que toute passivité » et avant que mes sens ne les reconnaissent comme sensibles, sont la signification levinassienne, « langage sans mots ni propositions, pure communication »285, pure rencontre entre Orphée

et Eurydice. Pure communication et pure rencontre, les ressentis renvoient au moment de « l’identification de la pensée avec l’acte »286 – mais essentiellement

acte d’avant l’acte, acte n’ayant pas trait à celui humain dans le monde sensible –, déterminant d’emblée et désormais l’autre côté du retournement orphique, à

283 M. Blanchot, L’Entretien infini, p. 274. 284 Ibid.

285 E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 319. 286 E. Levinas, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, p. 115.

savoir le côté d’Eurydice radicalement inaccessible pour « nous autres lecteurs ». Radicalement inaccessible, car, en effet, pure communication et pure rencontre, les ressentis nous indiquent également la prophétie et l’écriture au sens blanchotien : l’accomplissement et la perte éternelle des ressentis – avant même que mes sens ne les ressaisissent – par lesquels accomplissement et perte Eurydice commence par mourir.

Et voici la singularité considérable du mythe d’Orphée blanchotien par rapport au traditionnel. Il s’agit d’un renversement de l’ordre. La mort d’Eurydice qu’Orphée rencontre inéluctablement par son retournement ne survient pas à cause de son volte-face : ce n’est pas parce qu’Orphée, se retournant, regarde Eurydice que celle-ci meurt (comme c’est le cas du mythe d’Orphée de Virgile et d’Ovide), mais c’est parce que, soudainement et de façon imprévisible, elle meurt qu’il se retourne pour la regarder. Pour Blanchot, la première mort et la disparition d’Eurydice sur terre ne montrent rien de plus que cette mort soudaine et imprévisible, et c’est ainsi que le mythe d’Orphée blanchotien ne commence et ne saurait commencer que par la descente aux enfers287. S’il est encore question du « regard de la possession et de la violence

appropriatrice » ou du « regard destructeur (et savant) »288, ce regard n’a rapport

qu’avec la mort laquelle pourtant, elle aussi, se dérobe à lui. Ainsi, la mort qui enlève la vie à Eurydice s’enlève elle-même, sans que la mort de l’autre ou la double mort de l’autre ne renvoie à la vie : « l’inspiration dit l’échec d’Orphée et Eurydice deux fois perdue »289. La descente orphique est une allégorie de la double dissimulation et de la discontinuité.

287 Mais, nous entendrions demander, qu’en est-il alors d’Eurydice qui, avant de mourir,

était sur terre ? L’indicible est justement cet avant – l’avant comme le monde sensible avant le monde sensible de Platon, avant d’être qualifié de sensible –, lorsque ce dernier traduit l’autre face du « nous autres lecteurs », la face de la transcendance qui ne fait que passer et qui ne passe que comme absence.

288 M. Blanchot, L’Entretien infini, p. 274. 289 M. Blanchot, L’Espace littéraire, p. 229.

Impossibilité de ne pas se retourner

La mort d’Eurydice, qui invite Orphée à se retourner vers elle et que l’invité en se retournant veut s’approprier, ne le regarde pas ; alors, le mouvement orphique déraille doublement, et il est doublement inopportun, et ce sont cette inopportunité et ce déraillement humains290 que résume le mythe d’Orphée blanchotien.

Que la mort ne soit pas la mienne, mais qu’elle appartienne fondamentalement à l’autre, et cela doublement, implique cependant que, fût-il invisible et sans rapport avec moi, je ne peux pas ne pas répondre à/de l’autre mourant. L’impossible – l’indépendant, l’inaccessible – s’inflige non seulement comme ce à/de quoi il est impossible de répondre, mais aussi comme ce à/de quoi il est impossible de refuser de répondre : l’impossible impossible à refuser, tel est la responsabilité, c’est-à-dire la vulnérabilité, la sensibilité et la signification.

Dans le document Maurice Blanchot et son écriture (Page 107-114)