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5 Les rapports de domination entre langues et la reconnaissance de l’altérité

Dans le document Plurilinguismes et subjectivités (Page 155-158)

Les rapports de pouvoir entre les langues comportent la ques- tion de la reconnaissance de l'autre et par l'autre. La position de l'étranger est comparable, selon Kilito, au chien ou au singe. Le chien car « quand deux langues sont en présence, l'une d'elle est nécessairement liée à l'animalité » (Kilito, 1985 : 212) — chaque langue se prenant pour la Langue dans une aspiration à l'uni- cité et la réduction de la pluralité — Le singe, qui s'e orce de ressembler aux autres en les imitant, mais révèle sa di érence à l'e ort qu'il fournit. Ainsi le poète ne peut déclamer ses vers à cause de sa prononciation, il ne parvient qu'à diriger sa musique intérieure tandis qu'un autre orchestre sa partition.

Avec la non reconnaissance de leur humanité, c'est l'impuis- sance, le mutisme de ceux qui parlent une autre langue et maî- trisent mal celle du pays d'accueil, face en particulier à ses ins- titutions. C'est aussi l'oppression des minoritaires et la stigmati- sation des di érences en cas de crise relevée par Hassoun, écri- vain d'origine juive égyptienne, et leur acceptation au sein d'un ensemble dont l'unité ne serait pas similitude. Ces questions, comme celle des rapports de violence et d'intimité à la deuxième langue, décrite par les écrivains arabes de langue française, ne peuvent faire l'économie d'une analyse sociolinguistique.

Le développement de la compétence linguistique des sujets, tant comme instrument de communication que comme outil cog- nitif, est en e et lié au pouvoir et au prestige attribués à la langue, ainsi qu'aux valeurs sociales et culturelles qui y sont asso- ciées (Hamers, Blanc, 1983). Un processus de dévalorisation est parfois mis en œuvre par le groupe majoritaire vis à vis de la langue du groupe minoritaire, dans un but assimilateur (Cum-

mins, 1981). Vasquez (1984) fait la même analyse au niveau de la culture, à travers la dévalorisation d'une culture étrangère comme stratégie d'imposition de la culture majoritaire. Mais la substitution de la langue majoritaire, langue de scolarisation, à une langue maternelle devenue source de ridicule ou générant un sentiment de honte, se fait parfois au prix de di cultés cogni- tives, inhibitions, révolte, entre autres symptômes. On rencontre de telles manifestations chez des enfants de migrants, même si elles ne se réduisent pas à ce seul facteur et que le contexte socio-culturel joue un rôle déterminant. D'où l'importance de la valorisation de la langue maternelle, qui donne de ce point de vue des résultats dans les programmes d'éducation bilingue (Hamers, 1997).

Source de con its quant à leur utilisation, les langues mettent en scène la question de la trahison et de la revendication. Par- ler la langue étrangère sépare les jeunes du groupe majoritaire mais les unit au groupe familial, à la communauté linguistique et culturelle, et réciproquement. Les enjeux d'une séparation et d'une intégration sont d'autant plus con ictuels qu'elles sont perçues comme permanentes et exclusives. « Dans la mesure où les groupes qui parlent ces deux langues et les cultures qui s'expriment par leur truchement lui semblent pouvoir être har- monisés ou intégrés dans une unité supérieure, le bilinguisme supposera e ectivement pour lui [le sujet bilingue] un enrichis- sement et une élévation personnelle. Dans la mesure où, au contraire, les groupes lui sembleront opposés et les cultures correspondantes irréconciliables, le fait d'être bilingue le met- tra en présence d'options pouvant être menaçantes pour son équilibre et son développement personnel » (Siguan et Mackey, 1986 : 24). Le risque serait la marginalisation sociale, l'anomie, la « déchéance des signi ants parentaux » avec la perte des insignes culturels par l'adhésion aux slogans qui les interdisent et la sommation, pour les minoritaires « de faire la preuve de leur qualité de natives... ou de dèles sujets de la puissance occu- pante » (Hassoun, op. cit. : 72). Cette sommation interne les amè- nerait à se poser la question de leur héritage et des traces qu'il laisse en eux. Les situations potentiellement con ictuelles n'ap-

paraissent cependant pas toujours comme telles aux sujets. Pre- nons l'exemple d'Amar (Karlin et Lainé, la raison du plus fou) dont le père émigré algérien a mis sa force de travail au service de la France et parle algérien, Amar, assoi é de culture française (peinture, poésie, littérature, musique) s'apprête, à l'inverse de son père, à mettre celle-ci au service de l'Algérie.

Les situations évoquées par les sujets bilingues peuvent être référées aux contextes des langues et aux enjeux sociaux, cultu- rels qui y sont associés. Dans les pays du Maghreb, l'ambiva- lence de leurs rapports se manifeste notamment à travers les oscillations des politiques d'enseignement entre arabe et bilin- guisme. Trois langues, correspondant à trois pôles, sont imbri- qués dans la réalité. L'arabe dialectal (marocain, tunisien, algé- rien), comme le berbère, est essentiellement oral, utilisé dans le champ familial et social proche, et marqué par la dimension eth- nique. Le français et l'arabe classique sont des langues interna- tionales, orales et écrites. Le français s'applique aux domaines administratif, scienti que, technique, à une certaine vision de la modernité, à l'ouverture vers l'Europe, alors que l'arabe, langue sacrée et révélée, est privilégiée dans sa dimension symbolique. Ce sont des signes : des sourates calligraphiées ou des tracés géométriques, et non des images, qui marquent la dimension sacrée. Langue o cielle et prestigieuse, elle représente l'héritage culturel et religieux arabo-musulman, l'ouverture vers la grande nation arabe et les échanges dans cette communauté. Les carac- téristiques de ces langues sont di érentes. En arabe, le genre di ère du français et la présence du sujet semble accrue dans le processus de signi cation, à travers la temporalité (en termes d'accompli et d'inaccompli), l'écriture en consonnes que le sujet « voyellise » à l'oral (avec plusieurs interprétations possibles sur l'ajout des voyelles), l'accord des objets au sujet qui les possède etc. Au-delà de ces caractéristiques, les comportements linguis- tiques et interactionnels eux-mêmes varient, comme on peut par exemple le constater avec les di érences de salutations dans les deux langues.

Quels sont les enjeux sociaux et subjectifs associés à ces langues lorsqu'elles participent, de l'intérieur, à la construction

des sujets, lorsque au sein même de la famille, les relations se confortent de leurs soubassements ? En quoi interviennent-elles dans les dynamiques qui s'y déroulent, les con its qui s'y jouent, les identi cations qui s'y nouent ? Et quelles sont les pratiques familiales et sociales particulières autour de ces langues ? Nous abordons quelques-unes de ces questions, sans les développer toutefois, en nous référant à l'analyse thématique et clinique d'entretiens réalisés auprès de sujets franco-maghrébins, dans le cadre de notre doctorat (Philip-Asdih, 1993).

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Rapport aux langues et identifications chez des sujets

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