• Aucun résultat trouvé

2 Les modes d’insertion du kikongo

Dans le document Plurilinguismes et subjectivités (Page 108-112)

Les pratiques plurilinguistiques sonyennes dépassent le cadre de la « pluriglossie interne » du français pour s'étendre à la gre e d'une langue africaine, le kikongo, sur le français. L'écrivain fait passer dans l'écriture le mouvement de la parole, de la langue et

la culture kikongo et la vision du monde qui l'accompagne. Jean- Michel Devésa dans son Sony Labou Tansi : écrivain de la honte et des rives magiques du Kongo con e que l'écrivain congolais a hérité, des premières années qu'il a passées au village auprès des Anciens, d'une grande maîtrise du kikongo, de son utilisation symbolique et cryptée, de ses tournures métaphoriques et oracu- laires complètement hermétiques pour le locuteur pratiquant la langue comme un simple outil de communication1. Les modes

d'insertion du kikongo sont divers et donnent l'impression que cette langue locale informe et modi e le discours de l'écrivain.

Le mode d'écriture du kikongo, certainement le plus visible, est le collage. Celui-ci est un procédé d'écriture qui se carac- térise par l'insertion pure et simple des lexèmes en langue locale, en leur état originel, dans le contexte discursif français. Il s'agit là d'une transposition textuelle de lexèmes qui, pour la circonstance, paraissent étrangers. Dans la pratique, les termes en langue locale sont généralement rendus soit en italique, soit entre guillemets. Ce procédé les distingue nettement et les isole du contexte en français. Les arti ces typographiques (italiques, guillemets) attirent non seulement l'attention du lecteur sur ces termes « étrangers », mais aussi soulignent leur di érence puis permettent d'insister sur la particularité de leur emploi. Cette di érence apparaît également par la répétition d'un autre pro- cédé tout aussi manifeste. Dans certains cas, les lexèmes kikongo sont traduits directement dans le corps du texte ou suivis de leurs équivalents français mis entre parenthèses. Les mots et expressions « Boulang-outana » (p. 89), « Ocheminka Okanatani » (p. 92), « Mocheno akanata » (p. 92), « Okapakouansa » (p. 112), « Obazansiani » (p. 176), etc. en sont une illustration. À d'autres

occasions, ils sont expliqués en notes au bas de la page. C'est l'exemple de « kampechianata » « Chamekang » et « kapotchi- nika » respectivement aux pages 33, 91 et 192.

Manifestement, tous ces mots en langue locale brisent l'ho- mogénéité linguistique du texte en français. Ce type d'interac-

1. Jean-Michel Devésa. Sony Labou Tansi : écrivain de la honte et des rives magiques

tion linguistique pose en e et de sérieuses di cultés de lisibi- lité du texte, particulièrement pour le lecteur que ne partage pas le même code linguistique que l'auteur. Il est cependant voulu par l'écrivain, pour l'expression de ses « tropicalités » (l'expres- sion est de lui). Celles-ci consistent en l'e ort d'adaptation de la langue française au contexte africain.

Tous les lexèmes et tournures empruntés au kikongo teintent le récit d'une certaine couleur locale et témoignent de l'attache- ment de Sony à son africanité. Ils visent à évoquer des réalités culturelles qui lui sont probablement chères et dont l'équivalent français ne peut sans doute pas exprimer aisément et dèlement. L'écriture de la langue maternelle de Sony ne se limite pas seulement au collage, elle s'opère aussi par le calque. Ce type d'interférence et d'interaction linguistique se caractérise par la traduction littérale de tournures issues de la langue locale, sans en changer ni le sens ni la désignation. Le lecteur de La vie et demie ne peut en e et pas manquer d'être frappé par des for- mules étonnantes et insolites du genre « mourir la mort » (p. 13 ; 14, etc.), « avaler le mensonge » (p. 23), « avaler ses gestes » (p. 24), « écou- ter les odeurs » (p. 72 et 76), « gi e intérieure » (p. 69 ; 152 ; etc.), « mon corps se souvient » (p. 155), « verser la forêt dans la cervelle de quelqu'un » (p. 98), « attraper la vie de la forêt » (p. 98), « attraper un regard » (p. 131), etc. Ces tournures apparaissent dans le contexte discursif français comme des écarts linguistiques. Un syntagme verbal comme « mourir la mort », par exemple, entraîne une cer- taine cassure syntaxique, vu que le verbe mourir qui est intransi- tif n'admet pas de complément d'objet direct. À regarder de près, on se rend compte que l'écrivain joue sur les connotations et pro- cède par un détournement de sens qui résulte de la cohabitation de deux langues étrangères ou du passage brut d'une langue à une autre.

Ces formules savoureuses résultent de l'invention verbale. Celle-ci se double de l'emploi de quelques proverbes emprun- tés à la culture kikongo. Ces proverbes sont l'expression de la sagesse ancestrale et impriment, eux aussi, une couleur locale au texte. Ils sont sollicités pour donner au français un sou e nouveau.

On le voit, le recours au kikongo a plusieurs variantes. Cette langue est si prééminente dans le discours de Sony qu'elle semble avoir fécondé sa langue d'expression littéraire, au point de l'oraliser. Cette oralisation du français se déploie dans l'écri- ture du parler spontané, notamment dans les répétitions de tous ordres qui émaillent le discours de Sony. Les exemples sont légions. Nous ne retiendrons que les formes d'expressions orales qui ouvrent le récit :

C'était le temps où Chaïdana avait eu quinze ans. Mais le temps. Le temps est par terre. Le ciel, la terre, les choses, tout. Complè- tement par terre. C'était au temps où la terre était encore ronde, où la mer était la mer. Où la forêt... Non ! La forêt ne compte pas, maintenant que le ciment armé habite les cervelles. La ville... mais laissez la ville tranquille. (p. 11)

Le narrateur donne ici l'impression de buter sur les mots qui renvoient à l'espace et au temps. Cette technique confère un cer- tain rythme à la narration. La répétition est ici mise au service du sabotage des repères spatio-temporels.

Qu'ils relèvent du collage ou du calque, les connotations des lexèmes en langue kikongo fonctionnent di éremment selon l'identité et la culture du lecteur. Pour le Français, elles pro- duisent un e et d'exotisme qui renforce les indices culturels. Pour l'Africain, par contre, le congolais en particulier, qui ren- contre des mots de sa langue naturelle, ces termes locaux pro- voquent une rencontre intime avec une notion, un objet, un sou- venir de son monde familier.

L'analyse qui précède met clairement à nu la richesse de la langue de Sony où l'on retrouve la superposition de plusieurs langues et de plusieurs parlers du français. Il ressort de cette « interlangue1», pour parler comme D. Maingueneau, un plurilin-

guisme qui vise à la réinvention tropicale de la langue française.

3

Pratiques plurilinguistiques et réinvention tropicale du

Dans le document Plurilinguismes et subjectivités (Page 108-112)