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1 Un discours arabe par son lexique

Dans le document Plurilinguismes et subjectivités (Page 119-122)

Le mahtuvu est une production linguistique d'expression fran- çaise, mais le lexique employé par l'auteur n'est pas aussi fran- çais qu'on pourrait le penser. En e et, il est aisé de remarquer que celui qui l'a écrit l'a imprégné de sa culture, de sa langue, de son histoire. Fréquentes sont les expressions qui rappellent la langue arabe, notamment dialectale, la langue maternelle de l'écrivain. Il s'agit soit d'expressions traduites en français, le plus souvent littéralement, mot à mot, soit d'expressions arabes repro- duites telles quelles.

1.1 Des expressions arabes traduites

Les expressions arabes contenues dans notre corpus, sont de deux types : des cas où la traduction de l'arabe vers le français est totale et des cas où elle n'est que partielle.

1.1.1 Traduction totale

— Une maison arabe (exemple 6) (p. 156) : c'est littéralement ce qu'on dit en Tunisie pour distinguer deux types d'archi- tectures : une architecture à l'occidentale, du genre villa, et une autre typiquement arabe, avec une architecture bien di érente.

— Arrivé au purgatoire, on me mit sur la balance du bien (exemple 14) (p. 64) : cette expression renvoie à la religion musulmane et à la conception du bien et du mal et du jugement dernier. Elle reproduit mot pour mot l'expression arabe utilisée pour rendre compte de cette conception. Les

1. Mohamed Habib Hamed, Le Mahtuvu, éd. La lanterne magique & Moha- med Habib Hamed, Tunis, 2000.

actes des êtres humains seront soumis à deux balances : celle du bien et celle du mal.

L'écrivain a recours à son propre langage, même si les signes changent. Il a beau parler en français, il ne peut s'empêcher de masquer ses origines et son fonds culturel.

1.1.2 Traduction partielle

Autre trace de la subjectivité de l'écrivain, parfois il a recours à des traductions partielles : des expressions reproduisant des constructions métissées ; moitié en arabe, moitié en français, comme le montre l'exemple 37 : le Fezzani reposé (p. 172). La structure du SNE est une construction mixte : composée d'un substantif arabe, fezzani, qui est lui-même déterminé par une épithète en français, reposé. Le substantif fezzani désigne un genre de danse populaire assez rythmé. Mais quand le rythme est moins fort, on parle de fezzani mirteh. Il est possible de tra- duire l'adjectif épithète mirteh, mot à mot, ce qui donne l'expres- sion reposé, mais que faire de fezzani ? Il n'y a pas de mot fran- çais capable de le traduire. Le signe linguistique transcrit un produit exclusivement tunisien. Tel est le cas de bien d'autres exemples de par le monde, comme le slow, la samba, le twist, le tongo, etc., des produits qui, sur le plan linguistique, restent locaux, en dépit de leur universalité. Pour revenir à notre cor- pus, à un certain moment de l'histoire, l'un des personnages se demande : « a-t-on jamais entendu un dromadaire dire à un autre que son cou est tordu ? » (exemple 25) (p. 166). Cette expres- sion est inspirée d'un proverbe tunisien. Au Sud, pays d'origine de l'auteur, on dit : le dromadaire ne voit pas son cou tordu.

1.2 De l’arabe non traduit

Certains des mots arabes employés dans Le Mahtuvu, sont adoptés par la langue française, en tant qu'emprunts, comme bled, oued, hammam. Par contre d'autres restent limités au sys- tème lexicologique arabe. Leur compréhension nécessite une connaissance préalable de la langue arabe, sinon de l'univers linguistique et culturel arabo-tunisien : Aïd (exemples 11 et 13),

(fête qui clôture le mois de ramadan, le mois du jeûne) djinn (exemples 8, 9 et 10), (génie, personnage mythique des contes des Milles et une nuit), ibliss (exemple 15), (le nom donné à Satan dans le Coran, le livre sacré des musulmans), Rama- dan (exemple 16), (un mois du calendrier arabe), Inchallah (exemple 21), (si Dieu le veut), Bismillahi errahmani errahim ! (au nom de Dieu clément et miséricordieux) (exemple 22), etc.

Par contre, des exemples comme Fezzani (exemple 29), Chob- bik lobbik (exemple 11) n'ont pas de correspondants dans la langue française. Ce sont des mots typiquement tunisiens : le premier désigne une danse populaire, et le deuxième est une formule magique que prononcent certains magiciens. Certains de ces mots ont donc leurs correspondants en langue française, d'autres non. Mais, même dans le premier cas, l'auteur semble avoir une prédilection pour le signi ant arabe, signi ant au sens saussurien du terme, c'est-à-dire l'image sonore du signe linguis- tique. La traduction pourrait leur enlever leur pertinence discur- sive : c'est l'image sonore, et non sa graphie, qui s'associe au signi é pour donner naissance au signe linguistique. La trans- cription en lettres latines n'enlève rien à l'identité de ces mots : ils restent toujours arabes.

1.3 Les noms propres

L'univers arabe est aussi présent à travers les noms propres des personnages mis en scène par l'auteur. Certains sont de vrais noms propres, d'autres ont été inventés par l'auteur, mais ils sont tirés ou du moins inspirés de l'arabe.

a. des noms propres : Salah, Bachra ;

b. des noms de fruits : Tou eha (pomme) (en Tunisie, il fonc- tionne aussi comme nom propre féminin) ;

c. des noms de légumes : Madame de Krombit (choux- eurs) (invention de l'auteur) ;

d. nom de mets typiquement tunisien : Charmoula (invention de l'auteur) ;

e. des nom d'animaux : Zarzoumi (comme forme masculine de zarzoumya : lézard) (invention de l'auteur) ;

f. des jeux de mots entre l'arabe et le français.

L'auteur continue son jeu entre l'arabe, sa langue d'origine et le français, sa langue d'emprunt, en forgeant le nom de l'un de ses personnages moitié arabe moitié français : la mixture donne Alouloup. Il est vrai que l'image graphique rappelle le terme loup en français, mais l'image sonore reste typiquement arabe : aloulou est un diminutif, à valeur a ective, tiré du nom propre Ali. Nous retrouvons ce va-et-vient entre l'arabe et le français, déjà depuis le titre : Le mahtuvu. Le substantif est inspiré de l'ex- pression française m'as-tu vu. Mais sa graphie l'éloigne tout de même un peu du français. La lettre h n'a pas de phonème corres- pondant dans la langue française, mais c'est un phonème qui a sa place dans le système phonique arabe. Certains noms propres sont inspirés de la rythmique arabe. L'exemple 26 présente un nom propre créé à partir du son que produit un instrument de musique typiquement arabe : la darbouka. « Je m'appelle : Drob- beuh hé Drobbegeuh ! » (p. 168). Un nom qui n'existe pas dans le répertoire des noms propres arabes, ni tunisiens d'ailleurs, mais qui n'est pas sans rappeler le verbe qui exprime en tunisien l'ac- tion de jouer de la darbouka : darbek, et le nom donné à celui qui joue de cet instrument, et qui est dit : drebki. En fait, c'est le nom que l'auteur a donné au personnage jouant le rôle du rythme. « Je suis un rythme » (p. 168), « je suis un son » (p. 169), dit-il en se présentant. Un peu plus loin, il ajoute : « je suis né de la darbouka ma mère, quant à mon père, c'est la main qui bat la mesure sur la peau tendue de ma mère » (p. 169). Ainsi le jeu de mots devient plus clair et plus évident.

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