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2 L’expérience de la division et la difficulté à élaborer un territoire commun ou neutre

Dans le document Plurilinguismes et subjectivités (Page 149-153)

Les tentatives pour dégager des territoires communs sont parsemées d'embûches, mais on rencontre cette stratégie chez des sujets qui, par exemple, se déclarent `citoyens du mon- de' et mettent en avant des valeurs humaines universelles, ou qui recherchent des espaces d'intersection ou d'appartenance commune, internes ou externes, aux cultures en présence. On peut l'illustrer sur le plan linguistique par une possible réfé- rence à une langue internationale comme l'espéranto, à des langues métissées de type sabir, pidgin, créole, ou encore par la recherche de territoires spéci ques d'articulation entre deux langues particulières.

L'expérience narrée par Todorov (1985) illustre les di cultés de la tentative, mettant l'accent sur l'importance de l'adresse du message et l'impossibilité d'être présent, en même temps, en deux lieux d'énonciation. La même impossibilité est évoquée par Sebbar, écrivain et lle d'un couple franco-algérien, lorsqu'elle dit que quand elle est dans la langue de son père, elle est éloignée de celle de sa mère, et quand elle est dans celle de sa mère, en rupture avec celle de son père. Préparant un congrès en Bulgarie, pays dont il a été absent pendant dix-huit ans, Todorov utilise le français, langue où s'est construite sa professionnalité, pour écrire sa communication. Mais il est amené à la réécrire lorsqu'il veut la traduire en bulgare, transformant même certaines a r- mations en leur contraire. En e et, il éprouve alors la bizarrerie de sa condamnation du nationalisme pour des intellectuels bul- gares et l'irrecevabilité de ses propos. Il change, sur le plan psy- chique, de destinataire et de position, ce qui lui pose un étrange dilemme : doit-il exposer son opinion à partir de sa place en

France, sans tenir compte de la réaction des interlocuteurs, en refusant de reconnaître son accès à la culture bulgare, ou par- ler comme s'il n'avait jamais quitté So a, en bafouant dix-huit années de sa vie ? Il est confronté à un double problème :

— un problème de lieu : « J'ai beau être français et bulgare à la fois, je ne peux me trouver qu'à Paris ou à So a. Or la teneur de mon propos dépend trop du lieu de son énon- ciation pour que le fait de me trouver ici ou là soit indif- férent » (Todorov, 1985 : 22). À So a, il ressent la menace de la perte de l'ailleurs (Paris). Il a l'impression qu'il n'est jamais parti, que tout est resté pareil et qu'on ne voit pas les changements qui se sont produits en lui. Et il est sou- lagé qu'un français con rme, en lui parlant, son existence. Il est confronté en outre à la menace du mutisme, dans son discours professionnel et personnel. « Si je perds mon lieu d'énonciation, je ne peux plus parler » (op. cit. : 24). S'iden- ti ant à ses proches interlocuteurs, intégrant leur attentes et représentations, il ne parvient pas à parler des valeurs positives de sa vie en France ; d'autre part, il cherche les terrains communs avec la vie en Bulgarie.

— Un problème d'intégrité : à So a tout lui redevient fami- lier, il a alors le sentiment d'appartenir à deux cultures, mais ce n'est pas une sensation euphorique, il vit une divi- sion. « Ma double appartenance ne produit qu'un résul- tat : elle frappe d'inauthenticité chacun de mes deux dis- cours, puisque chacun ne peut correspondre qu'à la moi- tié de mon être ; or je suis double. Je m'enferme donc de nouveau dans le silence oppressant » (op. cit. : 22). Les deux univers langagiers auxquels il appartient se su sent à eux-mêmes et prétendent couvrir la totalité de son expé- rience. Ils existent indépendamment l'un de l'autre. « Il était impossible, de ces deux moitiés, de faire un tout ; c'était l'une ou l'autre [...] L'un régnait ici, l'autre là... ils.. ne pouvaient que se substituer l'un à l'autre mais non se combiner entre eux » (op. cit. : 25).

Dès lors que le con it subjectif s'exprime, s'amorcent les pré- misses d'une élaboration et d'un dialogue. Todorov est amené à traduire, ce qui l'oblige à changer de position car, selon lui les territoires communs n'apparaissent pas, ses deux mondes sont séparés, clivés et associés à des a ects intenses et ambivalents. En France, il a traduit d'abord du bulgare en français, puis du français en bulgare, celui-ci ne tenant à présent qu'une place res- treinte (correspondance avec sa famille, conversations avec de rares amis bulgares, quelques lectures, jurons...). Il sait intégrer la voix bulgare au contexte français, mais non l'inverse. Sa visite en Bulgarie permet de réintégrer une identité bulgare qui, tout d'abord, ne laisse pas de place au français qu'il est. Les jours passés à So a semblent durer presque le temps de son absence. « Car je n'apprenais pas l'histoire à la manière d'un étranger... Je

la recevais de l'intérieur... » (op. cit. : 24) comme s'il pouvait la vivre. Et il construit peu à peu une représentation de la place que le français pourrait occuper s'il vivait en Bulgarie (traduc- tions, rencontre de visiteurs étrangers, histoire de France...).

Dans le cadre d'une théorie de l'énonciation, Todorov élargit la perspective : des langues aux discours, du bilinguisme au dialogisme (Bakhtine). Car « il n'existe pas de sujet dont le dis- cours ne soit pluriel, comme il n'existe pas de discours qui ne fasse entendre qu'une seule voix » (op. cit. : 11). Il di érencie le discours privé et public : l'un « régi par l'exigence de [...] la vérité d'adéquation : les énoncés doivent décrire le monde ou désigner les positions du sujet parlant de la manière la plus exacte possible » et l'autre « régi par la recherche d'une vérité de conformité : pour être apprécié, l'énoncé n'est pas confronté à une expérience empirique, mais à d'autres discours, donnés d'avance et connus de tous, à une opinion juste sur toute chose » (op. cit. : 14). Cette analyse des discours peut être transférée sur la scène socio-politique (analyse du totalitarisme et de la dis- sidence), socio-culturelle (coexistence des modèles culturels au sein d'une société) et personnelle (multiplicité des instances et des identi cations au sein d'un sujet).

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La traduction

Activité créatrice, qui permet le dialogue entre langues, acti- vité « sarcophage » qui décharne (Formentelli, 1985) ? La traduc- tion peut opérer sur divers modes. Nous nous référerons à la traduction poétique à travers le parcours de Cheng. Jeune poète venu en France après avoir quitté la Chine, il apprend à par- ler français mais mène « la vie de quelqu'un... privé de parole » (1985 : 231). Au fur et à mesure que son exil apparaît dé nitif, il s'ancre dans la langue et l'écriture en français. Mais il ne peut y investir qu'une part de lui-même : « la part lucide, raisonnable sans cesse analysante » tandis que l'autre part « chargée de désirs, de fantasmes et de tout le passé vécu, a été refoulée dans une langue » qu'il parlait peu et qu'il n'écrivait plus (op. cit. : 232). C'est une déchirure angoissante : « Un abîme se creuse au milieu de mon être » (op. cit. : 232). En perdant le chinois, il a le senti- ment de s'être soustrait à une autorité paternelle et d'être mar- qué par la perte : « le chinois, enfoui au n fond de moi-même, est devenu vraiment ma langue `maternelle', une mère rêvée et refusée, dépossédée et muette. Rejoindre la narration originelle m'est chose inaccessible, le temps vécu semble à jamais perdu. Je fais partie de ceux qui vivent en porte à faux avec leurs expé- riences les plus intimes, le désir de faire coïncider le vivre et le dire étant chez eux sans cesse di éré et transféré » (op. cit. : 232). Mais ce déplacement d'une langue à l'autre va peu à peu le questionner : « n'y a-t-il pas aussi une vérité à vivre dans ce transbordement même ? » (op. cit. : 233). Ceci le pousse à s'in- téresser à la poésie chinoise sous les T'ang, dont la langue par- ticulière lui semble marquée par le bilinguisme, et à s'investir dans la traduction poétique : d'abord des langues occidentales vers le chinois puis, avec l'adoption du français, du chinois vers le français. Il s'agit pour lui d'un long travail d'établissements de réseaux, de passages : « malgré les éléments irréductibles de chaque langue et des di cultés quasi insurmontables, j'ai pu, en mon esprit, établir un réseau de canaux souterrains. Y circulant, j'ai brisé les miroirs qui m'enfermaient et je vivais en n dans un espace ouvert fait de poursuites passionnées ou de rencontres

fulgurantes. Maintes fois, lorsque l'accord (fruit de recherche ou de hasard) se fait entre deux langues si éloignées, entre deux voix si di érentes, entre les mots, les rythmes, les images, j'ai expérimenté cet état de communion entre sujets ou entre sujet et objet que les poètes chinois ont depuis toujours cherché à expri- mer » (op. cit. : 233). État qu'il illustre à travers l'exemple d'un vers qui peut se traduire de deux façons : « insouciant, je regarde la montagne du Sud » et « insouciante, apparaît la montagne du Sud » : le geste du poète qui lève les yeux vers la montagne coïn- cide miraculeusement avec le mouvement de la montagne qui se dégage de la brume et s'o re à sa vue. Dans une perspective psychanalytique il s'agirait, pour le sujet, d'une correspondance entre le désir ou la pulsion sous sa forme scopique (Lacan, 1973) et l'objet de celle-ci, comme dans le cas de la pulsion orale, le sein apparaît, selon Freud, sous forme hallucinatoire au nourrisson. Les miroirs évoqués par Cheng renverraient aux identi cations.

Ici la traduction est conçue comme une activité créatrice, qui opère sur le mode de l'interprétation. Elle n'a pas pour but d'épuiser la signi cation possible, mais d'en révéler de judi- cieuses facettes dans la langue d'accueil. Elle fait référence à la

délité inventive évoquée par Dante. Elle use du truchement (Hassoun, 1985) qui rend le message compréhensible au-delà de son sens littéral. Mais au lieu du passage d'une langue à l'autre, fût-ce par l'intermédiaire d'une traduction dialogante (Caussat, 1989), certains auteurs mettent en avant le travail, de l'intérieur, de l'une par l'autre.

Dans le document Plurilinguismes et subjectivités (Page 149-153)