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1 Langues d’écriture et langues de narration

Dans le document Plurilinguismes et subjectivités (Page 87-92)

L'une des caractéristiques de Allah n'est pas obligé que le lec- teur remarque d'emblée, c'est son plurilinguisme. Le texte est raconté dans une langue éclatée et libérée dont l'utilisation est liée à la situation sociolinguistique du sujet-écrivant, Ahmadou Kourouma, et à celle du sujet-racontant, Birahima à qui l'auteur délègue sa voix. Il y a donc entre la langue et le sujet qui l'ac- tualise un rapport qui assujettit, qualitativement et quantitative- ment, la première au second et qui, en ce qui concerne Allah n'est pas obligé, peut s'illustrer aux niveaux de l'auteur et du narrateur.

1.1 Les langues de Kourouma

La langue d'écriture de Kourouma, ses di érents romans le montrent3, est constamment façonnée de sorte à associer ou

1. Ce plurilinguisme, nous l'entendons dans ses acceptions sociolinguistique de rencontre de plusieurs langues et bakhtinienne (cf. Esthétique et théorie du

roman) de rencontre de registres de langues.

2. La paternité de cette expression revient à Harald Weinrich, auteur de

Conscience linguistique et lecture littéraires, Paris, Maison des sciences, 1991.

3. Depuis Les soleils des indépendances en passant par Monnè, outrages et dé s et

En attendant le vote des bêtes sauvages, la langue d'écriture de Kourouma est restée

à intégrer au français, langue dans laquelle il écrit, plusieurs autres langues et principalement le malinké, sa langue mater- nelle. Ce trait caractéristique de son écriture, s'il a souvent attiré l'attention des critiques et des lecteurs par ses aspects révolu- tionnaires, trouve pourtant son fondement dans son environne- ment sociolinguistique. En e et, à l'instar de tout locuteur qui emprunte une langue étrangère et dont l'expression est informée et modi ée par la langue maternelle, Kourouma adopte dans Allah n'est pas obligé, une langue (française ?) èrement parée des atouts de ses langues premières.

Comme la plupart des romanciers de sa génération1, Kou-

rouma a eu une enfance bercée par les délices de la littérature orale. Ancré dans la pratique des contes, proverbes, épopées, mythes, légendes et autres genres oraux ainsi que dans l'art de la parole foisonnante propre au griot, Kourouma semble avoir fait de l'oralité traditionnelle malinké, sa langue première, celle dont la langue malinké s'imprègne et épouse naturellement les contours.

À ces deux langues issues de son « atmosphère originelle et habituelle », du milieu propre où il est immergé, le romancier adjoint une troisième qui est également le produit de sa commu- nauté sociolinguistique : le français populaire d'Afrique. Dans son pays, la Côte d'Ivoire, où une frange importante de la popu- lation est non scolarisée, le français populaire permet de commu- niquer facilement.

Ces trois langues, l'oralité traditionnelle, le malinké et le fran- çais populaire, sont harmonieusement intégrées au français aca- démique que l'auteur a appris pendant sa formation scolaire. La langue littéraire ainsi obtenue a quatre composantes ayant chacune partie liée avec l'histoire de l'auteur. Pour paraphraser Dominique Maingueneau, disons que la vie de l'écrivain est ici dans l'ombre de sa langue d'écriture2 : c'est la dimension auc-

1. Nous pensons, entre autres, à Massa Makan Diabaté, Jean-Marie Adia , Sony Labou Tansi.

2. Dans Le contexte de l'œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993, p. 47, Maingueneau écrivait : « La vie de l'écrivain est dans l'ombre de l'écriture » c'est-à-dire que l'écri-

torielle de la subjectivité plurilingue de Allah n'est pas obligé. La dimension narrative est plutôt visible dans le vécu du narrateur et dans la langue qu'il parle.

1.2 Birahima et ses langues

La voix qui constitue l'instance narrative dans le roman, si elle n'est pas superposable à celle de l'auteur, est cependant prêtée au narrateur par celui qui écrit. Il existe alors entre l'écrivain et son narrateur, une sorte de complicité linguistique. La langue qui raconte l'histoire est, en e et, une partie de la langue qui écrit et partant tout ou portion des langues pratiquées par l'écri- vain. Entre Kourouma et Birahima, le narrateur qui raconte Allah n'est pas obligé, il y a donc, au niveau linguistique, une certaine « connivence » qui fait que les langues parlées par le second sont issues de celles que connaît plus ou moins le premier. Ainsi, c'est en héritant de la compétence et de l'environnement linguistique de Kourouma que Birahima raconte la quête de sa tante Mahan et l'histoire des « bordels » libérien et sierra léonais en malinké, français et anglais. À ce niveau, le plurilinguisme du narrateur est de second degré puisqu'il est tributaire de la subjectivité de l'auteur, de son rapport à ses langues.

Seulement, Birahima est un narrateur homodiégétique. L'his- toire qu'il raconte est également la sienne. Les informations qu'il donne sur lui-même permettent d'établir le lien qui existe entre son histoire, son être, son faire, son savoir-faire bref, sa subjecti- vité et les langues dont il se sert pour dire son récit. L'autopor- trait qui inaugure le roman est évocateur à ce sujet :

M'appelle Birahima [...] suis p'tit nègre parce que je parle mal le

français [...] Mon école n'est pas arrivé loin ; j'ai coupé cours élémen-

taire deux [...] suis insolent, incorrect comme la barbe d'un bouc et parle comme un salopard [...] Les malinké, c'est ma race à moi [...] Suis douze ans [...] j'ai été au Libéria, [...] j'ai tué beaucoup de

ture est informée d'une manière ou d'une autre par le vécu de l'écrivain. Il en est de même pour la langue d'écriture qui constitue d'ailleurs l'élément essentiel qui matérialise l'écriture.

gens avec kalachnikov (ou kalach) et me suis camé avec kanif et autres drogues dures1.

Le narrateur est donc un enfant malinké, très tôt déscolarisé et enrôlé dans la guerre civile libérienne où il a acquis des compor- tements déviants comme l'insolence, le meurtre et la consomma- tion abusive de la drogue. Dans la « bouche » de ce sujet social problématique, Kourouma a mis les langues qu'il faut, celles que le personnage-narrateur lui-même informe consciemment ou non par son vécu. La langue dans laquelle le récit est dit est une langue composite, une langue multi-langues constituée de plusieurs couches exprimant chacune, un aspect de la personna- lité de Birahima.

Le narrateur est de « race malinké2» et la première couche lin-

guistique qui attire très vite l'attention dans Allah n'est pas obligé, c'est le malinké qui est si présent dans le texte qu'il ne serait pas exagéré de soutenir qu'aussi bien quantitativement que qua- litativement, le roman de kourouma est écrit en malinké et en français. En e et, des mots et expressions malinkés (particula- rités lexicales du français en Afrique noire selon le narrateur) émaillent le discours de Birahima. On rencontre, entre autres, dès les premières pages du livre, des lexies et des expressions comme faforo (sexe de mon père, du père ou de ton père), gnamo- kodé (bâtard), donson ba (grand chasseur), cafre (non musulman), koroté (poison opérant à distance), djibo (fétiche) et Walahé (au nom d'Allah, au nom de Dieu). Hormis cette « manière de parler le malinké », il y en a une autre, plus élaborée et moins visible, qui consiste à « habiller le malinké du français ». Ainsi, les expres- sions comme « refroidir le cœur3», (calmer, soulager), « brûler le

cœur4» (chagriner, énerver), « faire pied la route5» (marcher),

1. Kourouma (Ahmadou), Allah n'est pas obligé, op. cit., p. 9-11.

2. D'après le narrateur, les Malinkés, « c'est la sorte de nègres noirs africains indigènes qui sont nombreux au nord de la Côte-d'Ivoire, en Guinée et dans d'autres républiques bananières et foutues comme Gambie, Sierra Leone et Séné- gal... »

3. Kourouma (Ahmadou), Allah n'est pas obligé, op. cit., p. 32. 4. Ibidem.

bien qu'écrites en français, expriment des idées malinkés et ne peuvent être comprises par un lecteur ignorant le code linguis- tique et culturel malinké.

En outre, « l'école de Birahima n'est pas arrivé loin », il a été enfant-soldat au Libéria et en Sierra Leone. La qualité du français qu'il parle s'en ressent. Il en a conscience et cherche à pallier ce handicap pour se faire comprendre :

Pour raconter ma vie de merde, de bordel de vie dans un par-

ler approximatif, un français passable, pour ne pas mélanger les

pédales dans les gros mots, je possède quatre dictionnaires. Primo le dictionnaire Larousse et le Petit Robert1...

Mais que valent des dictionnaires, aussi riches soient-ils, entre les mains d'un gamin qui a « coupé (l'école) cours élémentaire deux » ? Birahima se sent plus à l'aise dans un français qui lui est propre et qui convient à sa situation sociale : style oral, répéti- tions, traductions littérales d'expressions malinkés, langue fami- lière avec l'emploi abusif de la forme ça, ellipse du pronom per- sonnel je, langage débridé fait d'injures et d'autres grossièretés.

Quant aux mots anglais (pidgin) qui ponctuent ça et là le récit, le narrateur les a intégrés à son parler pendant ses péré- grinations au Libéria et en Sierra Leone, des pays anglophones. Il s'agit des termes et expressions comme black2 (noir) Small-

soldiers3ou children-soldiers4(enfants-soldats), sex-appeal5(envie

de faire l'amour), « No Taylor no peace6» (pas de paix sans Tay-

lor).

La compétence plurilinguistique de Birahima qui vient d'être illustrée participe chez Kourouma d'un certain réalisme linguis- tique qui veut qu'à chaque sujet social et psychologique corres- ponde une langue qui charrie son histoire et sa personnalité. Cependant, c'est dans le discours métalinguistique qui innerve

1. Kourouma (Ahmadou), Allah n'est pas obligé, op. cit., p. 11. 2. Idem, p. 9.

3. Idem, p. 45. Cette désignation à sept occurrences dans le texte. 4. Idem, p. 141.

5. Idem, p. 63. 6. Idem, p. 71.

le texte que la subjectivité du narrateur dans son rapport à ses langues est plus manifeste et surtout, plus active.

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