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S’il te plaît raconte-moi tes langues 1 Clara Mortamet et Fabienne Leconte

Dans le document Plurilinguismes et subjectivités (Page 174-180)

Université de Rouen

L'objectif de cet article est de décrire, à partir d'entretiens menés auprès d'adolescents nouvellement arrivés en France, comment des locuteurs vivent leurs langues et leur plurilin- guisme. Nous nous attacherons pour cela à dégager le sens qu'ils donnent à leur parcours langagier, les critères qu'ils choisissent pour mettre en mots leurs répertoires, l'évaluation qu'ils font de leurs connaissances et de leurs usages des langues : quelles sont les langues dont ils se disent locuteurs ? Quels usages en font- ils ? Quelles valeurs donnent-ils à ces langues ou à ces variétés de langues et à ceux qui les parlent ? Au cœur de ce travail, on trouve donc la question du sens que l'on peut donner aux di é- rentes langues et aux di érents usages d'un répertoire langagier. En l'occurrence, comme le soulignent Véronique Castellotti et Didier de Robillard (2001, p. 67), il ne peut s'agir que de « sens perçu », c'est-à-dire de la façon très personnelle qu'ont les locu- teurs de donner du sens à leurs expériences langagières. En d'autres termes, sans doute plus encore que de décrire les réper-

1. Cet article s'inscrit dans le prolongement d'un article (Leconte F., Morta- met C., 2005, « Les représentations du plurilinguisme d'adolescents scolarisés en classe d'accueil », dans Leconte F. Babault S., Construction de compétences plurielles

en situations de contacts de langues et de cultures, Glottopol no6, www.univ-rouen.

fr/dyalang/glottopol), où nous exploitions le même corpus mais en focalisant notre attention sur les notions de répertoires plurilingues et de cultures d'ap- prentissage. Nous y renvoyons le lecteur qui souhaiterait approfondir ces deux aspects du plurilinguisme.

toires de locuteurs plurilingues, il nous importe de décrire la sub- jectivité avec laquelle ils les vivent et les racontent. En matière de langue, et plus encore sans doute lorsque nous avons a aire à du plurilinguisme, la façon dont les faits sont vécus et racontés sont tout aussi importants que les faits eux-mêmes — que ce soit le nombre de langues parlées ou écrites, les modalités de leur acquisition, les locuteurs avec qui elles sont parlées. C'est pour cette raison que nous ne pouvons faire l'impasse dans l'étude du plurilinguisme de la façon dont celui-ci est subjectivisé par les locuteurs.

Avant toute chose, il convient de revenir sur ce que l'on entend par subjectivité, et de dégager les dimensions sur lesquelles elle porte principalement lorsque l'on a a aire au récit que font des locuteurs plurilingues de leurs langues.

Dans notre travail, nous entendrons par subjectivité tout ce qui relève de l'appréciation que fait le locuteur de ses langues et de ses usages des langues. En d'autres termes, à chaque fois que le locuteur se positionne en tant que sujet dans ce qu'il dit, lorsqu'il émet un jugement, une opinion ou plus généralement lorsqu'il évalue la réalité qu'il raconte, nous parlerons de sa sub- jectivité. Nous réduisons donc ici — ce qui ne signi e pas que nous conserverions pareille réduction ailleurs — la subjectivité à tout ce qui relève du jugement personnel d'un sujet. La subjec- tivité dans ce contexte ne s'oppose pas à une quelconque « objec- tivité » mais à tout jugement qui ne serait pas pris en charge par le locuteur mais présenté comme doxique. Le critère que nous choisissons dans la délimitation de notre travail sur la subjecti- vité est donc un critère linguistique : lorsqu'un propos engage une évaluation personnelle de son locuteur, que ce soit par la présence d'unités « subjectives » au sens de Kerbrat-Orecchioni (1980, p. 31) ou par des choix argumentatifs particuliers (mettre en avant un argument par rapport à un autre, accorder la prio- rité à une idée ou à une qualité, mettre en retrait une réalité, com- mencer une énumération par tel ou tel item, etc.) nous parlerons de subjectivité. Dans le cas d'un locuteur plurilingue racontant ses langues et son parcours langagier, il nous semble que sa sub- jectivité entre en jeu à tout moment, et à commencer lorsqu'il

doit énumérer les langues qu'il parle. Toutefois, les personnes avec qui nous avons discuté sont en cours d'acquisition du fran- çais. Une compétence partielle de la part des sujets enquêtés oblige à être prudent quant à l'analyse de l'emploi de telle ou telle unité « subjective ». L'emploi de tel ou tel déterminant, pro- nom, temps verbal, etc. peut parfois exprimer la subjectivité du locuteur selon les schémas de la praxématique (Barbéris 2001, 330-331) mais, d'autres fois, être présent uniquement parce que la compétence en français du locuteur est réduite. Dans ce cas, l'ordre dans lequel les langues du répertoire sont citées, la pré- sence ou l'absence de certaines, ce qui relève d'une intériorisa- tion de la minoration nous semblent plus fructueux à analyser.

De surcroît selon nous, se dire locuteur d'une langue suppose au moins trois positionnements ou évaluations.

Tout d'abord, se dire locuteur d'une langue suppose le plus souvent que l'on se reconnaisse une compétence langagière, des savoir-faire langagiers dans cette langue. Il y a bien sûr dans cette évaluation de ses propres compétences une subjectivité : je peux déclarer savoir parler une langue que je ne parle en réa- lité jamais ; je peux dire ne pas connaître une langue alors que je comprends un locuteur qui s'adresse à moi dans cette langue. Mais l'on rencontre aussi fréquemment des réponses nuancées, des individus qui à peine se sont-ils dits locuteurs d'une langue ajoutent qu'ils ne la parlent plus depuis longtemps ou qu'ils ne la parlent pas bien ou qu'ils la parlent mais ne savent pas l'écrire, etc. Il n'est pas rare ainsi que le locuteur ajoute rapidement une évaluation de ses compétences — et ce, encore une fois sans que cela corresponde nécessairement à la réalité : il peut dire ne pas connaître grand chose et en connaître en réalité beaucoup ou à l'inverse dire très bien parler une langue et ne pas la parler si bien qu'il le dit.

En second lieu, se dire locuteur d'une langue suppose que l'on reconnaisse cette forme langagière comme étant une langue. Il y a là encore une certaine subjectivité, même si cette évaluation reste bien souvent le produit d'une évaluation collective : le cau- chois par exemple est très rarement vécu par les locuteurs — qu'ils déclarent le parler ou non — comme une langue. Les

cas sont nombreux de variétés nommées dialectes et que le lin- guiste ne saurait analyser autrement que comme des langues. Là encore on peut trouver des nuances : entre la désignation d'une pratique comme étant une langue et celle comme n'étant rien du tout, le locuteur admettra dans certains cas qu'un usage relève d'un dialecte ou d'un patois. En résumé, l'attribution même de la qualité de « langue » à une pratique implique une certaine sub- jectivité.

En n, se dire locuteur d'une langue suppose que l'on s'iden- ti e à ses locuteurs ou à une partie de ses locuteurs ou tout du moins que l'on ne refuse pas cette appartenance identi- taire. Signalons ici que nous nous situons, pour ce qui concerne les appartenances identitaires, dans la conception de B. Lahire (2001). Selon lui, nous avons tous des appartenances multiples, mais elles ne sont que rarement contradictoires dans la mesure où nous mettons en avant nos di érents traits identitaires selon les situations ; cette conception est particulièrement importante dans le cas de locuteurs plurilingues qui peuvent tout à la fois appartenir à di érentes communautés linguistiques, parfois elles-mêmes en con it, sans qu'ils le vivent comme un tiraille- ment permanent. On peut par exemple être berbérophone, et ara- bophone, et francophone, et revendiquer prioritairement l'une ou l'autre de ces qualités dans di érentes situations. Il y a bien sûr dans cette identi cation l'expression d'un jugement person- nel, d'une subjectivité : la notion même d'identité implique une dimension individuelle — le soi. Mais ce sentiment indivi- duel peut entrer en con it avec l'acceptation du groupe : si l'on reprend le cas d'un locuteur déclarant parler une langue, cer- tains locuteurs de cette langue pourraient très bien ne pas accep- ter l'usage qu'il en fait. Comme dans les deux dimensions pré- cédemment décrites, l'appartenance identitaire a donc tout à la fois une dimension individuelle et une dimension sociale. C'est ce que souligne très justement L. Baugnet lorsqu'elle écrit que « l'identité sociale au sens le plus large renvoie à une interaction

dialectique entre l'individuel et le social » (1998, p. 8).

Ainsi, dans le fait même de nous dé nir locuteur d'une langue, nous mettons en jeu une certaine subjectivité, qui se trouvera

plus ou moins étayée par le jugement du groupe, mais qui ne peut se résumer à cela. Être locuteur d'une langue, c'est certes posséder aux yeux des autres des savoir-faire et des savoir-être concrets et relativement xés dans cette langue, mais c'est aussi se reconnaître comme tel, évaluer ses savoir-faire et ses savoir- être et assumer cette identité.

Nous retiendrons de ces ré exions que la question de la sub- jectivité dans notre travail doit éviter deux écueils majeurs.

Tout d'abord, nous devons abandonner l'idée de chercher dans les évaluations que les locuteurs font de leurs langues — à commencer par se dire locuteur d'une langue — ce qui relève du sujet et ce qui relève du groupe social1. Comment distinguer

dans ce que je pense ce qui relève de mon intime conviction de ce qui relève d'une pensée collective ? Autrement dit, comment dis- tinguer dans les analyses ce qui relève des individus lorsqu'on sait qu'ils sont le produit d'une histoire au contact des autres ? Mais en réalité, ce qui rend la distinction plus délicate à opérer, c'est que le locuteur, par le fait même de véhiculer l'opinion, le jugement, l'évaluation du groupe, manifeste sa réappropriation de cette opinion, et cette réappropriation suppose une subjectivi- sation. Véhiculer la parole du groupe, c'est donc toujours sinon l'assumer entièrement, du moins la reprendre à son compte.

Nous tenons à ajouter ici que notre corpus est néanmoins un peu particulier sur ce point. Dans la mesure où nous analysons la parole d'adolescents tout juste arrivés en France, nous pou- vons supposer que nous aurons certes accès à des jugements et à des évaluations de leurs groupes d'appartenance, et en particu- lier de leurs communautés familiales et d'origine, mais que nous aurons surtout a aire à des jeunes plongés dans une situation relativement exceptionnelle. Ils ont souvent vécu une rupture très brutale en arrivant en France, si bien qu'une partie de leur expérience, et en particulier leur immersion en France et au col- lège, ne peut être rapprochée d'une expérience du groupe, et elle est appréhendée pour la plupart d'entre eux de façon très indi-

1. Remarquons que la notion de représentation soulève le même débat : cette notion relève pour les uns de l'individu (approche cognitive) et pour les autres du social (approche de la psychologie sociale ou de la sociologie).

viduelle. La première raison à cela est certainement l'isolement linguistique et donc social dans lequel ils se retrouvent soudai- nement.

Le second écueil que nous devons éviter, c'est qu'il peut y avoir un décalage relativement important entre ce que les locu- teurs disent qu'ils font avec et dans les langues et ce qu'ils en font réellement. Aucune de ces deux dimensions ne prévaut sur l'autre : la perception de la réalité est tout aussi importante à étudier que la réalité elle-même, à commencer parce qu'elle peut conduire à la modi er. Dans ce cadre, l'objectivité scienti-

que n'est pas d'exclure les perceptions de la réalité, mais de les confronter les unes aux autres sans juger de la supériorité de l'une ou de l'autre.

Pour autant, l'omniprésence de la subjectivité ne doit pas nous amener à déduire trop rapidement que tout n'est que jugement personnel et que nous ne pouvons rien déduire de l'observation de phénomènes isolés et uniques. Nous pensons au contraire, à l'instar de Porquier et Py (2005, p. 6-10), qu'il existe au-delà des particularités individuelles des « propriétés universelles », qu'il nous appartient de dégager — « faute de quoi nous ne pourrions prétendre à la qualité de science. »

Si nous rapportons ces propos à l'objet de recherche, nous déduirons que lorsque les adolescents que nous interrogeons se déclarent locuteurs d'une langue ou lorsqu'ils émettent des juge- ments sur cette langue, ils manifestent certes leur subjectivité, mais ils partagent aussi des jugements ou des appréciations. Il nous appartient donc de dégager à partir de la comparaison de ces discours des convergences voire des constantes, qui peuvent éventuellement suggérer l'existence d'une ou de plusieurs doxa. Nous avons vu que la seule question de « se dire locuteur d'une langue » implique des jugements de la part d'un locu- teur et que tenter de décrire cette subjectivité soulevait un cer- tain nombre de questions. Comme nous l'avons dit précédem- ment, nous ne nous préoccuperons pas dans nos analyses du seul moment où les locuteurs disent les langues qu'ils parlent. Nous nous intéresserons aussi à la façon dont ils les présentent et les racontent : Comment évaluent-ils leurs savoir-faire dans ces

langues ? Que pensent-ils de ces langues ? Comment les ont-ils apprises ? Avec qui ? Selon quelles modalités ? Avec quel intérêt, quelle nécessité, quelles di cultés, ... ? Comment évaluent-ils les locuteurs de ces langues ? Quels usages font-ils et ont-ils fait de ces langues ?

Alors que nous avons pu anticiper sur quelques-unes des dimensions qui entrent en jeu dans le fait de se dire locuteur d'une langue, il nous semble plus délicat de dégager à l'avance en quoi les façons de raconter ses langues mettent précisément en jeu la subjectivité des locuteurs. On verra sans doute apparaître ici des évaluations du type : c'est une langue di cile / facile, belle / laide, utile / inutile, chaleureuse / froide, e cace, qui sup- porte une littérature prestigieuse, etc. mais seule l'analyse de nos entretiens permettra de dégager des critères pertinents.

En n, nous nous attacherons à déterminer la « dynamique » des répertoires de ces locuteurs. Tout locuteur, a fortiori lorsqu'il est plurilingue, est toujours inscrit dans une « dynamique » lan- gagière, parce que ce qu'il fait de ses langues ou de ses varié- tés de langues évolue toujours, tout au long de sa vie, en fonc- tion des situations de parole dans lesquelles il se trouve, celles où se jouent sa socialisation, son intégration, son avenir familial, administratif ou professionnel. Dans notre cas, nos locuteurs, de par leur histoire, se trouvent tout particulièrement en situation dynamique, sur une trajectoire langagière. En les interrogeant sur leurs langues, nous avons plus que jamais le sentiment de ne saisir que des instantanés, des points sur des trajectoires. Dans ce contexte, nous avons cherché dans leurs discours l'avenir qu'ils semblent donner à chacune de leurs langues : celles qu'ils parlent de moins en moins ou plus du tout, celles au contraire qui semblent en pleine émergence dans leurs usages, dans les valeurs qu'ils leur donnent ou dans leurs compétences.

Dans le document Plurilinguismes et subjectivités (Page 174-180)