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4 De « l’inflation des langues » à l’émergence d’une esthétique romanesque nouvelle

Dans le document Plurilinguismes et subjectivités (Page 114-118)

L'un des traits remarquables de La vie et demie est sans nul doute la nouveauté du ton ainsi que l'originalité de la vision et de la langue d'expression littéraire de l'auteur. L'écriture de cet auteur se veut nouvelle, libérée et novatrice ; elle se veut déli- bérément une écriture de la rupture, de la subversion et de la transgression.

En réalité, la liberté que Sony Labou Tansi a prise vis-à-vis de la langue française s'inscrit résolument dans un système de car-

navalisation de son texte. Son écriture participe de la parodie carnavalesque. Celle-ci est une écriture de transgression et de dissimulation qui se caractérise par le grotesque, l'extravagance, l'exagération et la redondance. Le débridement de la langue qui singularise l'écriture de cet écrivain en est un aspect. Cette écri- ture, on l'a vu, a une forte propension au choquant, au grave- leux, au grossier, à l'érotique et au vulgaire. Les mots grossiers et vulgaires, aussi obscènes les uns que les autres, se succèdent d'une page à l'autre du roman. Des mots comme « con », « bande de cons », « salaud », « putain », « couillon », « cul », « enculer », « chier », « vagin », « testicules », « pipi », « enfants de pute », « dévierger » (dans le sens de dé orer une jeune lle), « bander » (dans le sens d'entrer en érection), « bâtard des bâtardises », etc. ne peuvent manquer de heurter la morale et de choquer le lec- teur pudique.

Le goût pour ce vocabulaire grossier et ordurier se déployant dans une langue charnelle et crue qui ne mâche pas ses mots n'est pas gratuit. Ce caractère débridé et dévergondé du lan- gage est à l'image même de la société dégénérée d'où il émane. Rappelons-le, la société décrite dans La vie et demie est une société dégradée où il n'y a plus de valeurs qui tiennent. L'auteur peint crûment des sexualités transgressives telles que l'inceste, le viol ; il présente également sans faux-fuyant des transgressions sociales et morales comme le cannibalisme et la cruauté des diri- geants politiques. Ainsi, par le débridement de la langue, Sony entre comme par e raction dans l'indicible, rompt avec le men- songe social et la supercherie collective pour démasquer le carac- tère super ciel de l'homme et l'abjection dont il peut se rendre coupable. Aussi, Pierre N'da peut-il écrire :

La transgression au plan de l'expression verbale contribue non seulement à conférer à l'œuvre une valeur de rupture dans la tradition littéraire soucieuse jusque-là de masquer la vérité indé- cente, mais vise surtout à faire tomber le maquillage grotesque de la réalité sociale1.

1. N'da Pierre. « L'écriture transgressive ou le parti pris de la subversion des codes. L'exemple de Sony Labou Tansi et de Baenga Bolya dans La vie et demie

La langue débridée, dévergondée et charnelle de Sony qui découle de « l'accouplement » du français avec le kikongo opère une rupture dans la tradition littéraire africaine. Elle participe de la libération et de la rénovation de l'écriture romanesque négro-africaine. Cette rénovation se lit aussi dans la « défran- cisation » et la domestication de la langue française que l'écri- vain oblige à dire les réalités qu'il vit. Elle s'e ectue donc dans l'adoption d'une langue plurielle, d'une langue métisse qui tête à la mamelle de la langue française et de la langue maternelle de l'écrivain. Du croisement des cultures et de l'interaction des langues s'élabore une écriture nouvelle, originale et novatrice qui se déploie à travers une parole di érente, dialogique et plu- rielle.

Conclusion

Il ressort de tout ce qui précède que La vie et demie « parle » e ectivement plusieurs langues. L'outil linguistique qui s'est chargé d'exprimer l'univers de ce roman a che un ton nouveau, rare dans la prose africaine. L'emploi subversif et transgressif qui est fait de la langue française donne l'impression, à certains moments, que l'auteur n'écrit pas en français mais dans le fran- çais. Aux écrivains, notamment français, qui estiment qu'il n'est de belle langue que celle de Paris ou de Molière, Sony Labou Tansi leur a donné d'autres « références » (l'expression est de lui). Celles-ci se manifestent par la volonté de l'écrivain d'intégrer sa réalité congolaise et son existence dans ses écrits. Son grand mérite est sans doute d'avoir su créer, à l'intérieur d'un champ linguistique hybride, un nouveau langage qui, nonobstant sa tru- culence, sa « luxuriance » et son « pétillement » demeure lisible. Ses pratiques plurilinguistiques apparaissent donc comme une sorte d'ambiguïté salvatrice qui pourrait déboucher sur une fran- cophonie plurielle dans une Afrique en quête d'un nouveau lan- gage.

et Cannibale ». Sony Labou Tansi : témoin de son temps (ouvrage collectif), Presses universitaires de Limoges, mai 2003, p. 57.

Bibliographie

Roman étudié

Sony, Labou Tansi. La vie et demie. Paris : Seuil, 1976, 194 p.

Articles et ouvrages de références

Chevrier, Jacques. Littérature nègre. Paris : Armand Colin, 1984, p. 236-237.

Devesa, Jean-Michel. Sony Labou Tansi : écrivain de la honte et des rives magiques du Kongo. Paris : L'Harmattan, 1996, 379 p. Maingueneau, Dominique. Le contexte de l'œuvre littéraire : énon-

ciation, écrivain, société. Paris : Dunod, 1993, 198 p.

N'da, Pierre. « L'écriture transgressive ou le parti pris de la sub- version des codes. L'exemple de Sony Labou Tansi et de Baenga Bolya dans La vie et demie et Cannibale ». Sony Labou Tansi : témoin de son temps (ouvrage collectif), Presses uni- versitaires de Limoges, mai 2003, p. 47-59.

Sewanou, Dabla. Nouvelles Écritures africaines : Romanciers de la Seconde Génération, Paris L'Harmattan, 1986. 256 p.

La langue : outil de communication

Dans le document Plurilinguismes et subjectivités (Page 114-118)