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Être à part(s) ?

Dans le document Plurilinguismes et subjectivités (Page 162-168)

6 Rapport aux langues et identifications chez des sujets franco-maghrébins

6.4 Être à part(s) ?

L'histoire d'un autre sujet, Tarik, illustre les rapports de domi- nation entre langues, entre peuples, entre classes. Vivant en

France, de père algérien, ouvrier, et de mère française, Tarik a brillamment réussi ses études, au prix toutefois d'un éloi- gnement géographique et symbolique. Il réalise, en tant que chercheur, sa propre partition, fort éloignée du parcours de sa famille. Son père, ouvrier, a plusieurs fois été humilié, dans les rapports socio-économiques de pouvoir, par des « petits chefs » français devant son ls, qui travaillait avec lui pendant les vacances scolaires. Tarik a été victime, à plusieurs reprises, du racisme, dans la vie courante et jusque dans ses relations amou- reuses, le décalage entre son apparence physique et son nom créant parfois de désagréables surprises. Il s'appréhende et il est perçu par sa famille comme un être « à part ». Il est néanmoins intégré au groupe majoritaire. Il parle, comme sa famille, le fran- çais. Scolairement et professionnellement Tarik représente, selon son expression, « la erté de son père ».

Conclusion

Le témoignage des enfants de couples franco-maghrébins montre comment des langues, ainsi que d'autres caractéristiques culturelles, sont associés aux gures parentales. Les sujets uti- lisent ces caractéristiques pour construire leur posture subjec- tive, élaborant diverses stratégies, divers modes d'organisation et de défense, conscients et inconscients : la partition, la prise en compte de l'altérité, la recherche d'autres territoires, etc.

Les écrivains bilingues sont eux aussi mis en présence de la pluralité et confrontés à la nécessité d'articuler les langues dans leur pratique d'écriture ou leur posture subjective. Certaines thé- matiques, telles la séparation et la division, la mémoire et l'amné- sie, la privation de parole, le passé refoulé dans la langue perdue, l'absence de soi dans la langue présente... s'imposent à eux. À tra- vers elles c'est l'exil intérieur du bilingue et la question des ori- gines qui sont interpellés, la perte d'une « langue maternelle », sorte de terre natale mythique, qui revient les hanter (Hassoun, 1985).

Le plurilinguisme rend manifeste des modes de pensées qui ne sont pas uniques et unitaires, qui abordent plusieurs terri-

toires et directions. Mais toute langue ne contient-elle pas que l'illusion de l'unité ? De même que l'illusion de cette unité exis- terait chez tout sujet, révélateur en négatif de l'exil fondamen- tal d'un territoire mythique, avant le langage, et obturant imagi- nairement sa division en tant qu'être de langage (Lacan, 1971) ? Cette faille, ce manque se décline sous plusieurs modes : la pré- maturité de l'enfant et, dès le départ, la nécessaire médiation de l'autre, l'incomplétude du sujet en tant qu'être sexué (cf. le mythe de l'androgyne chez Platon), l'avènement du sujet dans son alié- nation au signi ant (Lacan, 1971). Ainsi « le manque inhérent à tout langage [...] ne trouve pas dans une autre langue ce qui le comble » (Formentelli, 1985 : 107). Les langues ne s'additionnent pas et une deuxième langue ne parvient pas à dire ce qui est indicible dans la première. Mais cet espace plurilingue peut en revanche s'ouvrir comme source potentielle de jeu, de création, de transmutation. L'auteur soutient que « le vrai bilingue [...] ne devrait pas sou rir de la diversité des langues ni avoir la nos- talgie du paradis linguistique de l'Un, jardin clos de la langue, parvis, voûte ou Eden. Il ferait très tôt, faute de langage pre- mier, l'expérience doublement scellée et doublement ouverte de la séparation, de la division, du sevrage. Une sorte de liberté irréelle, d'une langue à l'autre, lui permettrait le jeu » (Formen- telli, 1985 : 102). Y parvient-il ? Dans leurs témoignages les écri- vains bilingues et les sujets franco-maghrébins ont montré en tout cas comment s'élaborait leur parole, singulière, utilisant les moyens de la langue et tissée de leur présence au monde. Pui- sant leur sou e dans la fracture originelle les sujets constituent ainsi, par les voies qu'ils empruntent, leur propre voix.

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