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3 Les langues d’évidence

Dans le document Plurilinguismes et subjectivités (Page 183-190)

Nous avons voulu commencer par dégager de nos entretiens ces langues qui semblent évidentes pour les locuteurs lorsque nous leur demandons quelles langues ils parlent. Elles sont évo- quées en premier et sans détour. On se gardera toutefois d'en déduire qu'elles sont les plus importantes à leurs yeux ou les mieux connues. A priori — et le lecteur retrouvera ici des distinc-

tions présentées précédemment — nous poserons l'hypothèse que ce sont celles qui gurent sans conteste dans leur répertoire :

— parce que les locuteurs se sentent locuteurs légitimes ; — Parce qu'elles sont bien des « langues » reconnues comme

telles par les communautés qui les parlent et celles qui les côtoient. Pour certains les langues les plus évidentes sont les langues dominantes dans leur pays d'origine parce qu'elles sont o cielles ou langues de l'école (le russe, le géorgien, etc.). Pour d'autres, les langues qui leur viennent d'abord à l'esprit sont les langues premières, celles du groupe, celles de l'identité ethnique.

— Parce que les locuteurs se sentent appartenir à une commu- nauté sociale parlant cette langue. Dans le cas de locuteurs plurilingues, il peut s'agir de leur appartenance identitaire exclusive ou d'une appartenance parmi d'autres.

Nous pouvons distinguer dans nos entretiens di érents cas de gure, selon la place et le statut de la première langue citée dans le répertoire des apprenants, mais aussi dans le contexte sociolinguistique de leur communauté d'origine.

Pour Ivan, 14 ans, arrivé d'Ukraine il y a 8 mois, la première langue qu'il cite est le français, tout de suite suivi de l'anglais et de l'ukrainien, qu'il écrit d'ailleurs avec un point d'interrogation sur son dessin.

(E) : donc tu as mis quoi comme langues [sur ton dessin] ? (I) : euh le français l'anglais l'ukrainien le russe

Remarquons que cet ordre ne suit pas l'ordre inscrit sur son dessin, où les langues sont présentées de gauche à droite et de haut en bas comme suit : anglais, russe, ukrainien, français.

Que ce soit sur son dessin ou dans son entretien, Ivan ne reprend donc jamais l'ordre dans lequel il a appris ces langues (russe/ukrainien, anglais, français.) Il ne classe pas ses langues non plus de la mieux connue à la moins bien connue, puisque celles qu'il parle le mieux sont le russe et l'ukrainien puis le fran- çais et en n l'anglais (qu'il n'a appris que comme langue étran-

gère en Ukraine.) En n, il ne suit pas l'ordre de la fréquence d'usage au moment de l'enquête de ces langues, puisque les deux langues qu'il utilise le plus sont le français à l'école et avec ses amis, et le russe à la maison (il semble qu'il ne parle jamais l'ukrainien chez lui, ce qui explique d'ailleurs certainement le point d'interrogation qui le suit sur son dessin.)

Pour Ivan donc, les langues les plus faciles à nous dire sont les langues occidentales, sans que cela corresponde ni aux langues qu'il parle le mieux, ni à celles qu'il parle le plus, ni à celles qu'il a apprises en premier, ni à celles de son identité d'origine. On peut expliquer cette mise en avant de deux manières :

— face à nous, Ivan met en avant les langues les plus valori- sées et valorisantes de son répertoire ; il met ainsi lui-même au second plan les langues minorées dans sa situation d'ac- cueil ;

— Ivan manifeste son désir d'intégration et met en avant les langues de l'avenir qu'il se souhaite. Nous reviendrons sur ce point dans la troisième partie de nos analyses.

Ces deux explications ne sont d'ailleurs pas contradictoires, et il est fort probable que si Ivan manifeste ici son intention de vivre en occident et/ou dans la culture occidentale, c'est aussi qu'il s'agit d'un mode de vie valorisé et valorisant à ses yeux. La priorité donnée à ces langues dans son entretien et dans son des- sin traduit donc surtout une identi cation non plus à sa culture d'origine mais à sa culture d'accueil.

Il est intéressant de comparer Ivan à Vladimir, lui aussi ukrai- nien. Il a 16 ans (soit deux ans de plus qu'Ivan) et est arrivé depuis 7 mois en France (mais il est entré au collège en même temps qu'Ivan, en septembre). Vladimir a tout d'abord dessiné un homme qui parle le russe, l'arabe, le turc, l'italien, le japonais et qui souhaite apprendre l'anglais et l'espagnol. Il ne s'agit donc pas de lui-même, qui ne parle de toutes ces langues que le russe. Il n'en reste pas moins que dans ce dessin, à l'instar d'Ivan, Vladi- mir met en avant des langues plutôt valorisées et valorisantes au niveau international. À l'opposé, on ne peut que constater l'ab- sence de deux de ses langues : l'ukrainien, langue peu pratiquée

et peu reconnue en dehors de l'Ukraine, et le français, sur lequel nous reviendrons.

Au cours de l'entretien ensuite, lorsque nous lui demandons quelles langues il parle, il ne cite spontanément que l'ukrainien et le russe. Ce sont les deux langues qu'il parle le mieux, parce qu'il les a pratiquées et les pratique toujours au quotidien — même s'il semble utiliser davantage le russe en famille. Il sait également les lire et les écrire toutes les deux : il a suivi une sco- larité en ukrainien mais qui laisse une place privilégiée à l'ensei- gnement du russe.

Par contre, que ce soit dans son dessin ou dans son entretien, nous sommes frappées de constater l'absence du français. C'est l'enquêtrice qui lui fait admettre que cette langue gure dans son répertoire. Élément plus signi catif encore, nous n'apprenons qu'à la n de l'entretien que Vladimir a appris le français pen- dant trois mois avant de venir, sans que cela ne lui ait plu, ni que cela l'ait aidé.

(V) : oui j'ai étudié trois mois le français (E) : oui / là-bas en Ukraine ?

(V) : oui en Ukraine

(E) : avant de venir / et ça t'a aidé ? (V) : hein ?

(E) : est-ce que ça t'a aidé ? / est-ce que tu penses que c'était bien ? (V) : non / /

En réalité, il semble que Vladimir ne vive pas très bien sa migration en France, qui lui a fait perdre ses amis (il n'a visi- blement qu'un ami à l'école, avec qui il parle russe), mais sur- tout qui lui a fait abandonner des études très prometteuses de cor, et l'a fait redescendre de plusieurs niveaux scolaires. Vladi- mir avait en Ukraine terminé le collège et s'apprêtait à entrer au lycée, quand aujourd'hui il se retrouve en classe de FLE en sui- vant quelques cours de niveau 5e.

Ainsi, il semble que malgré leur origine et leur expérience de migration communes, Ivan et Vladimir vivent très di érem- ment leur plurilinguisme. Cela s'explique ici par le fait qu'ils ne

sont pas arrivés au même âge, et surtout qu'ils vivent la migra- tion de façon opposée. Leur comparaison permet donc de remar- quer que si d'un point de vue extérieur, ils ont à peu près les mêmes répertoires, ils ne racontent pas leurs langues de la même façon, ils ne donnent pas le même sens à leurs expériences langa- gières. En l'occurrence, cette réalité vécue nous semble d'ailleurs plus importante pour leur apprentissage du français que les pra- tiques qu'ils ont dans leurs langues ou leurs acquis scolaires anté- rieurs. Nous n'avons pas évalué leurs compétences en français, mais il nous semble assez clair qu'Ivan est bien plus disposé à apprendre rapidement cette langue que Vladimir.

Pour de tout autres raisons, la comparaison des entretiens menés avec Béatrice et Marie, toutes deux d'origine congolaise (respectivement Congo Kinshasa et Congo Brazzaville) s'avère, elle aussi, utile pour comprendre la variété des situations de plu- rilinguisme.

Béatrice a 12 ans et elle est arrivée il y a deux mois dans l'éta- blissement. Elle semble avoir quitté le Congo Kinshasa précipi- tamment. L'entretien a été mené un peu di éremment du précé- dent, et ce n'est pas Béatrice qui présente elle-même ses langues mais l'enquêtrice qui les cite à partir de son dessin. Elle indique sur ce dernier le français, l'anglais, le portugais, le « zaïrois » — probablement du lingala — et le « congolais » — très certaine- ment du kikongo. Néanmoins, le « congolais » occupe dans tout l'entretien une place privilégiée : c'est sans conteste sa langue préférée et celle qu'elle parle le mieux. C'est également la seule langue dont elle ne nuance ni sa compétence ni sa pratique : que ce soit le portugais, le français ou le « zaïrois », elle com- mence toujours par dire qu'elle les parle « un peu ». Pourtant, et c'est là l'originalité de cet entretien, lorsque l'on demande à Béatrice quelles langues elle parlait au Congo, le français semble omniprésent (à l'école, avec ses frères et sœurs, avec ses parents). Ainsi, le congolais semble la langue la plus évidente de son réper- toire parce que c'est celle dans laquelle elle est le plus à l'aise linguistiquement et culturellement. Ce n'est pas celle qu'elle uti- lise le plus souvent, mais c'est la langue de son identité, de son histoire, c'est sa langue.

En n, l'entretien nous apprend qu'en plus de ces langues, Béa- trice a omis de citer la langue de sa mère, qu'elle comprend mais ne parle que très peu, et dont elle ne connaît même pas le nom. Il s'agit certainement d'une langue vernaculaire au Congo, propre à une partie du pays, et minorée face à des langues véhiculaires comme le lingala et le kikongo. Il semble donc que ce soit sa mère elle-même qui ait choisi de ne pas la transmettre, intériori- sant ainsi la minoration dont elle fait l'objet.

Si pour Béatrice la langue qui est citée en premier est le « congolais », qu'elle revendique comme sa langue identitaire et familiale, les choses semblent assez di érentes pour Marie. Elle ne cite en premier lieu que le lingala et le français, qui ont toutes deux une visibilité et une stabilité acquises par leurs fonctions : le lingala est l'une des langues véhiculaires du Congo Brazza- ville, et le français est langue o cielle et la langue dans laquelle elle a été scolarisée. En revanche, Marie situe au second plan de ces deux langues une troisième langue, qu'elle nomme « patois congo », « patois brazza » ou même « le brazzaville ». Il est dif-

cile de savoir à partir de ces seules dénominations s'il s'agit là d'un vernaculaire du pays, éventuellement de la région rurale d'origine de ses parents ou d'une variété pidginisée urbaine de français. Quoi qu'il en soit, elle opère ici une hiérarchie impli- cite entre ses langues : lingala et français sont citées comme des évidences, alors que le « patois congo » est clairement minoré. Au passage, remarquons que cette hiérarchie ne semble pas s'appuyer sur des compétences plus développées dans les deux langues citées en premier puisque Marie nous avoue parler le lingala avec di culté : « lingala moi j(e) comprends quand on m(e) parle et moi j(e) peux parler si ça me donne un peu la di culté ». En termes de compétences, Marie déclare que c'est en français et en patois congo qu'elle est le plus à l'aise.

Ainsi, lorsque sa langue d'origine est une langue qui a aussi comme Béatrice une fonction véhiculaire dans son pays d'ori- gine, elle peut permettre l'expression d'une identité africaine et occuper une place de choix parmi les langues de son répertoire. En revanche, lorsque la langue d'origine est minorée au pays, elle reste minorée lors de la migration en France. Marie semble

d'ailleurs ne plus jamais parler ce « patois » depuis qu'elle est en France ; elle vit pourtant avec sa sœur, mais ne semble parler que le français avec elle.

En n, il convient de remarquer qu'en réalité Béatrice n'est peut-être pas si di érente de Marie. Ce qui la distingue nale- ment, c'est que c'est sa mère avant elle qui a minoré l'une de ses langues d'usage privilégiées. D'une certaine façon, Béatrice n'a pas eu comme Marie à minorer une langue vernaculaire congo- laise, parce que celle-ci ne lui a pas été transmise.

À l'opposé de ces quatre cas de gure, qui laissent apparaître la diversité des façons avec lesquelles ces plurilinguismes sont vécus, on trouve des élèves qui choisissent un seul critère simple pour organiser les langues de leurs répertoires. Muhammad par exemple, 16 ans, originaire de Guinée, cite dès le départ trois langues, qui semblent les trois seules langues de son répertoire : le français, le peul et le sosso. Il présente donc tout simplement les trois langues qu'il parle ou a parlé au quotidien, et aucune ne lui semble plus évidente que les autres. Le critère pris ici, c'est donc celui de l'usage : les langues de Muhammad sont celles qu'il parle ou a parlé dans la vie de tous les jours.

Le second exemple de ce type est celui d'Antonio, 13 ans, ori- ginaire d'Angola. Il présente son répertoire en citant les langues suivantes : le kikongo, l'espagnol, le portugais, le mbundu, le lin- gala et le français. Elles apparaissent également dans cet ordre sur son dessin, et il le justi e en disant que c'est l'ordre dans lequel il les a apprises. Il a en e et appris tout d'abord le kikongo en famille, puis est parti vivre un an en Espagne lorsqu'il avait 5 ans. À son retour en Angola, il a été scolarisé en portugais et a appris dans la cour de récréation le lingala et le mbundu, autres langues d'Angola. En n, il a appris le français à son arri- vée en France. Le critère choisi est donc simplement celui de la chronologie de son expérience langagière, indépendamment de la compétence qu'il a dans ces langues et de la valeur qu'elles représentent pour lui.

En n, nous terminerons cette présentation des langues d'évi- dence par une remarque, que nous suggère le cas particulier de Cristina, 11 ans, Roumaine, qui cite d'emblée cinq langues :

(E) : et donc tu parles quoi ?

(C) : je parle roumain français gitan allemand et hindi

Ce qui nous semble intéressant ici, au-delà du fort plurilin- guisme revendiqué, c'est que l'on trouve parmi ces langues deux langues de la communauté linguistique et culturelle des Gitans : le gitan et l'hindi. Elle justi e d'ailleurs cette dernière par sa parenté linguistique avec le gitan : « bah je parle pas très beau- coup mais l'hindi c'est à peu près comme le gitan comme ça je parle ». Par cette présence revendiquée de l'hindi, Cristina indique donc qu'elle porte aussi les langues de son groupe, et de l'histoire de son groupe.

Deux des trois autres langues de Cristina, le roumain et le fran- çais, se justi ent ensuite non plus par les migrations dans l'his- toire de son groupe, mais par ses migrations à elle : originaire de Roumanie, elle est arrivée il y a deux ans en France, d'abord à Lyon puis dans la région rouennaise. En n, elle cite l'allemand, qu'elle apprend depuis peu à l'école française.

Ainsi, la particularité de Cristina est que dire son plurilin- guisme est une façon de raconter son histoire et celle de sa com- munauté, et de revendiquer les nombreuses migrations qui font sa culture et son mode de vie.

Dans le document Plurilinguismes et subjectivités (Page 183-190)