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II CADRE THÉORIQUE DE LA RECHERCHE

Chapitre 3. Les pratiques langagières et le plurilinguisme

3.1 Rapport scriptural-scolaire au langage

De la même manière que ceux de Charlot, Bautier et Rochex (1999), les travaux de Lahire montrent la particularité du traitement de la langue et de ses usages à l’école. Ils soulignent la spécificité des pratiques langagières scolaires et les usages différenciés du langage des élèves issus de milieux populaires. Dans Cultures écrites et inégalités scolaires. Sociologie de l'échec scolaire à l'école primaire, Lahire (1993) étudie les inégalités scolaires et les difficultés d’apprentissage de ces élèves. Ses observations et ses analyses lui permettent de décrire finement le rapport au langage scolaire et scriptural requis par l’école et le langage des élèves. En effet, l’écriture et la lecture engagent un rapport au langage socialement construit et opèrent dès le CP des différences en fonction de la familiarité avec l’écrit. Ainsi, tandis qu’à l’école c’est le rapport scriptural qui domine, les élèves issus de milieux populaires ont un rapport pratique oral au langage91. La langue est transformée en objet d’étude écrit et normé à l’école

alors que ces enfants ont la seule pratique d’un outil. Ils « [vivent] dans un univers d’oralité, où les écrits des adultes [sont] pratiquement inexistants, ou en tout cas [présentent] un fonctionnement latéral auquel [ils ne sont] pas associés » (Vargas, 1999, p. 29). Lahire (et par la suite Millet & Thin, 2005) ont montré que pour la plupart des élèves issus de milieux populaires raconter c’est dire en montrant, en mimant, c’est-à-dire en agissant plutôt qu’en verbalisant explicitement. Le langage est ainsi médié par la monstration plutôt que par le langage. Ce qui pose problème pour l’entrée dans l’écrit ou bien encore pour la capacité à adopter un regard détaché sur la langue. Or, les pratiques langagières scolaires qui participent à la construction des savoirs nécessitent un rapport distancié.

Dans La raison scolaire. École et pratiques d'écriture, entre savoir et pouvoir (2008), Lahire révèle que l’écriture est au centre des processus de construction des inégalités scolaires. La réussite scolaire passe par un rapport scriptural au langage dont les classes moyennes et supérieures, à la différence des classes populaires, disposent dans leur socialisation familiale. Cependant, Lahire (ibid.) souligne que la transmission culturelle n’est pas suffisante pour assurer la réussite scolaire et que ce sont les modes d’interaction en jeu dans l’héritage culturel qui compte.

Dans ces travaux, Lahire (1993, 1995, 2008) montre les apports de l’écriture dans les processus cognitifs, langagiers et sociaux de l’homme. Il s’appuie sur les travaux de l’anthropologue

Goody concernant l’écriture et la transformation des sociétés dans une perspective comparée entre cultures écrites et orales.

Dans La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage. Goody (1977) montre comment l’écriture et les représentations graphiques en particulier déterminent en partie les modes de pensée et transforment les connaissances des hommes. L’écriture modifie les processus cognitifs de l’individu dans la mesure où elle permet d’adopter un rapport second au langage, non forcément nécessaire dans un échange oral où l’intercompréhension s’effectue par ajustement du discours à travers la mobilisation du corps et du contexte. En l’absence d’un interlocuteur, le scripteur doit envisager en amont les effets de son énoncé en prenant en compte plusieurs paramètres.

✓ Il doit structurer l’objet de son discours, ce qui lui permet d’organiser sa pensée. ✓ Il doit prendre en compte le destinataire et son univers de référence, ce qui l’amène à

expliciter.

✓ Il doit aussi à la fois travailler sur la cohérence globale de son énoncé et sa forme (syntaxe, orthographe…). Ces opérations cognitives engagent le scripteur dans un processus de mise à distance du langage et dans un rapport au temps autre que celui de l’immédiateté de la communication orale, devant se projeter vers le moment de la réception de son énoncé.

L’inscription matérielle de l’écriture permet aussi de revenir sur un énoncé, de poursuivre une réflexion, de la soumettre aux autres qui peuvent à leur tour apporter d’autres éléments de réflexion, bref de la reprendre in fine, c’est-à-dire effectuer des opérations cognitives qui élaborent et objectivent la pensée.

L’écriture qui extrait la langue et le langage de son contexte permet aussi d’observer la langue, de la mettre à distance et de l’ériger comme objet d’étude. L’écriture joue un rôle dans le rapport au langage des individus et dans l’accès à l’abstraction. Lorsque l’homme écrit, le mot est détaché de son référent et implique une relation plus générale et abstraite entre le langage et le mot.

Dans les sociétés où elle nait, l’écriture opère des transformations sur le langage et sur le rapport au savoir des individus. Les hommes ne sont plus contraints de retenir les éléments à conserver. Dans les sociétés sans écriture, les savoirs se transmettent en situation sans nécessairement mener une réflexion sur le langage. La mémoire joue un rôle central dans la transmission des savoir-faire. De plus, ceux-là n’existant pas en dehors de leur situation, les objets ne sont pas extraits des situations où il n’y a pas de distinction pour dire les choses et les choses elles- mêmes. Avec l’écrit, les hommes ne doivent plus mémoriser pour conserver des éléments là où la mémoire est centrale dans les sociétés sans écriture. Dans les lieux de savoir comme l’école, l’élève est invité à apprendre la langue et le langage. Cependant, pour Chafe (1982), l’absence du graphisme dans les sociétés sans écriture ne veut pas dire qu’il n’existe pas de distance communicative. La liste, par exemple, implique des processus cognitifs comme la catégorisation, la classification qui permet la réflexion et l’organisation.