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cultures écrites et orales • anthropologie

Chapitre 4. Les représentations des langues et du plurilinguisme

4.5. Problématique et hypothèses de recherche

Au départ de cette recherche, nous nous demandions si les professeurs en EP percevaient les pratiques langagières des élèves alloglottes comme un obstacle ou un atout pour la maîtrise de la langue de scolarisation. Le cadre théorique issu de la sociologie du langage, de la sociolinguistique, de la didactique du français et des langues a abouti à la précision de cette question et à la construction d’une problématique de recherche.

Dans un premier temps, les travaux de Lahire (1993) et de Bautier (1995) ont permis de prendre en compte les difficultés d’élèves, la plupart issus de milieu populaire, dans la rencontre des pratiques langagières familiales et scolaires. Ces travaux aident aussi à comprendre la spécificité des pratiques langagières scolaires et les pratiques enseignantes qui favorisent/empêchent l’accès aux pratiques langagières scolaires. L’hypothèse relationnelle de Bautier (2004) entre les dispositions socio-langagières des élèves, le plus souvent scolarisés en EP, et les pratiques enseignantes conduisent à s’intéresser aux dispositions langagières des élèves alloglottes. Nous proposons d’étudier les pratiques langagières des élèves alloglottes nés en France à partir du plurilinguisme et notamment à partir de la compétence plurilingue et pluriculturelle (Coste, Moore & Zarate, 2009). À propos des langues et du plurilinguisme, les travaux sur les représentations des professeurs (Nante, 2008 ; Bigot, Maillard et Kouamé, 2014) ont débouché sur une potentielle relation entre une surreprésentation des élèves alloglottes et une spécificité des représentations des professeurs en EP. Davantage confrontés à la diversité linguistique, les professeurs en EP surestimeraient les difficultés langagières des élèves alloglottes nés en France. Les travaux relatifs à l’épistémologie pratique du professeur (Sensevy & Mercier, 2007) mettent en lien les représentations des professeurs et leurs choix et actions didactiques en classe. Les représentations se forgent dans une dialectique entre représentations collectives et individuelles (Marlot & Toullec Théry, 2014). Ces travaux conduisent à supposer, d’une part, que les représentations des professeurs en EP sur les pratiques langagières des élèves alloglottes influencent leurs choix et leurs actions didactiques. Et, d’autre part, que ces représentations s’inscrivent dans des représentations collectives sur les langues et le plurilinguisme et des représentations individuelles sur les dispositions langagières des alloglottes comme des élèves plurilingues développant des compétences plurilingues et pluriculturelles.

La problématique de recherche porte donc sur l’influence des pratiques langagières des élèves alloglottes nés en France sur les représentations, ainsi que sur les choix et les actions didactiques des professeurs en éducation prioritaire. Les hypothèses qui découlent de cette problématique sont :

Hypothèse 1 :

La surreprésentation des élèves alloglottes en EP conduit les professeurs à surestimer leurs difficultés langagières.

Hypothèse 2 :

L’épistémologie pratique du professeur et les dispositions langagières des élèves alloglottes agissent sur l’action didactique conjointe en EP.

Déclinaisons de la seconde hypothèse :

Les professeurs en EP prennent en compte les pratiques langagières des élèves alloglottes dans leurs choix et leurs actions didactiques ;

Les choix et les actions didactiques des professeurs en EP sont en relation avec les dispositions langagières des élèves alloglottes.

Synthèse partie 2

Cette deuxième partie était consacrée à l’ancrage théorique qui éclaire notre objet de recherche et nous a conduite à la problématique. Les pratiques socio-langagières sont des usages du langage socialement situés et socialement différenciés. Les travaux en sociologie de l’éducation et du langage décrivent le rapport au langage d’élèves, pour la plupart issus de milieu populaire, comme un rapport au langage pratique oral (Lahire, 1993). Ils décrivent aussi la spécificité des pratiques langagières scolaires qui requièrent un rapport cognitif au langage (Bautier, 2002). Les pratiques langagières scolaires sont avant tout des pratiques scripturales qui supposent un rapport écrit à la langue et au langage. Les travaux de Goody, sur lesquels s’appuient les recherches en sociologie et, plus récemment, en didactique du français, montrent les processus cognitifs qu’implique l’écriture. Reuter (2006) et Nonnon (2016) invitent à la vigilance quant aux usages de Goody en didactique du français. Une transposition hâtive relègue l’oral et l’oralité à une pensée primaire et primitive. Reuter (op. cit.) rappelle que les processus cognitifs de l’écriture ne sont pas forcément actualisés et propose de porter un regard sur les conditions qui actualisent ces processus à l’école. Il rejoint l’hypothèse relationnelle développée par Bautier (2004), qui pose que les pratiques langagières scolaires des élèves, pour la plupart scolarisés en EP, résultent d’une confrontation entre les dispositions socio-langagières des élèves et les pratiques d’enseignement.

La notion de pratiques langagières est investie dans notre travail dans une perspective plurilingue car nous postulons que l’homme, de par la pluralité de ses pratiques langagières, accède à des usages différents du langage. La compétence plurilingue et pluriculturelle (Coste, Moore & Zarate, 2009) montre que le répertoire verbal (Gumperz, 1977) d’un locuteur est composé d’une pluralité de compétences dans au moins deux langues. La maîtrise des compétences se situe à des degrés divers et invite à se départir d’une vision du plurilinguisme comme étant l’addition de monolinguismes. La compétence plurilingue correspond aux situations vécues par les alloglottes nés en France qui développent, dès l’acquisition du langage, des compétences dans leurs deux langues maternelles (Bouziri, 2002).

Les langues obéissent toutes à des principes liés au langage et se différencient entre elles dans leur système. De ce fait, le passage de la langue maternelle à la langue seconde, en l’occurrence le français, peut créer des interférences linguistiques (Mackey, 1976) et culturelles chez l’alloglotte né en France. Il peut provoquer chez les élèves de l’insécurité linguistique (Labov, 1976 ; Coste, 2001) et de l’anxiété langagière (Gardner & Mac Intyre, 1993). Ces deux notions

décrivent les comportements externes (mutisme, démotivation pour prendre la parole) que peut reproduire un locuteur lorsqu’il se représente non suffisamment compétent dans une langue ou qu’il intériorise une dévalorisation de sa langue maternelle.

L’étude des pratiques linguistiques en France décrit l’importance des pratiques plurilingues, souvent sous-estimées par les locuteurs eux-mêmes (Condon & Régnard, 2010). La pratique conjointe, alliant le français et une autre langue, l’emporte souvent sur la pratique exclusive d’une autre langue. La pratique exclusive de l’autre langue demeure rare et est le fait de personnes nouvellement arrivées en France. Pour les personnes alloglottes nées en France, le français est davantage utilisé par rapport aux autres langues, à l’exception des personnes originaires de Turquie et d’Asie du Sud-est qui privilégient l’usage de la langue maternelle sur la langue seconde. Ces études examinent les politiques linguistiques familiales en fonction des groupes de langues et des pays d’origine, mais ne suffisent pas pour étudier les pratiques langagières des alloglottes nés en France caractérisées par une pratique conjointe. La notion d’exposition au français telle qu’opérationnalisée par Agren et al. (2014) permet d’étudier les pratiques langagières à partir des interactions langagières au sein de la famille principalement. Le phénomène de hiérarchisation des langues se manifeste dans la société et a fortiori à l’école. Les travaux sur les représentations des professeurs au sujet des langues et du plurilinguisme tendent à montrer des représentations différentes en fonction du statut des langues (minoritaires/prestigieuses). L’étude de Nante (2008) révèle que d’autres facteurs, comme la difficulté scolaire, interviennent dans les représentations de professeurs exerçant dans des contextes relevant de l’éducation prioritaire. La recherche menée par Bigot, Maillard et Kouamé (2014) rapporte une évolution des représentations des professeurs. Ces auteurs distinguent, par ailleurs, des représentations contrastées en fonction des plurilingues désignés (monolingue apprenant une langue vivante étrangère, alloglotte né en France, allophone…). Nous proposons de voir sous quelles conditions et contraintes se jouent ces représentations en classe. La théorie de l’action conjointe en didactique (Sensevy & Mercier, 2007) permet de comprendre les actions du professeur en fonction de l’élève et inversement. L’épistémologie pratique du professeur (ibid.) met en tension ses représentations collectives sur les langues et le plurilinguisme, ainsi que ses représentations sur les dispositions langagières de ses élèves. La partie 2 se conclut par la formulation de la problématique et des hypothèses qui s’articulent autour de l’influence du plurilinguisme sur les représentations des professeurs en EP.