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I Les pratiques langagières des élèves alloglottes nés en France : le point de vue de l’Institution et de la recherche

Chapitre 2. La place des élèves alloglottes nés en France : une place « d’entre deux »

2.1. Des pratiques linguistiques aux pratiques langagières

Les linguistes se tournent désormais vers les stratégies que mettent en place les apprenants pour résoudre des problèmes linguistiques entre les deux systèmes (entre autres Bautier, 1980). Le constat selon lequel certains élèves qui maîtrisent bien leur langue maternelle sont ceux qui ont le moins de difficulté remet définitivement en cause l’explication des difficultés par l’interférence de la langue maternelle. Notamment, à partir de l’hypothèse de l’interdépendance des niveaux dans les deux langues de Cummins66qui pose qu’à « un certain niveau de développement de la première langue, l'introduction de la seconde potentialiserait le développement des deux » (Nonnon, 1991).

Les théories sur l’acquisition et le développement du langage contribuent aussi à mettre de côté la problématique des interférences linguistiques. En effet, le fait que l’enfant puisse développer des stratégies pour communiquer par le langage conduit les recherches vers les habitudes langagières que l’enfant acquiert dans la socialisation familiale. L’enfant peut acquérir, très tôt, des modes d’utilisation du langage, des pratiques langagières (au sens de Bautier, 1995)67 qui

lui permettent de développer un certain rapport au langage étroitement lié au milieu social (Bernstein, 1975).

C’est à partir de ce raisonnement que des chercheurs comme Bautier (1995) et Lahire (1993) posent le problème de l’échec scolaire des élèves issus de l’immigration à partir du rapport au langage spécifique aux élèves issus de milieux populaires. C’est-à-dire à partir de l’écart entre les usages du langage dans la socialisation familiale et dans la scolarisation. Pour eux, étant donné que ce qui prime dans l’échec scolaire des élèves issus de l’immigration ce sont leurs pratiques langagières conditionnées, avant toute chose, par un milieu social défavorisé, la question des pratiques linguistiques, soit la langue elle-même, n’est pas envisagée. Effectivement, lorsque Lahire (ibid.) présente le terrain de son étude, il le fait à partir de la

66 Le linguiste Cummins(1979) a établi cette théorie (connue aussi sous le nom de théorie de l’iceberg) au début

des années 80 suite à une recherche sur des publics nouvellement arrivés au Canada.

67 La notion de pratiques langagières est mobilisée autant par les sociologues du langage que les sociolinguistes.

catégorie socio-professionnelle68 (CSP) du chef de famille (le père ou la mère vivant seule) et de la nationalité.

Selon lui, les travaux qui expliquent l’échec scolaire des enfants de travailleurs immigrés par la dichotomie, entre autres, langue française-langue d’origine « ne tiennent "qu’à cause d’oublis" et de nombreux malentendus théoriques, notamment sur les questions de langue et de culture » (p. 73). Des oublis des milieux socioprofessionnels auxquels les parents appartiennent, souvent des milieux ouvriers et surtout ouvriers non qualifiés.

La comparaison d’individus à niveau socioprofessionnel identique nuance ou efface des différences de pratiques et de comportements entre êtres sociaux. Ainsi, la prise en compte du milieu socioprofessionnel des parents neutralise les différences de performances entre les élèves. Cela suppose pour notre recherche de prendre en compte le milieu social de l’élève.

Pour Lahire, les recherches ont oublié ce qui rapproche les enfants d’immigrés des enfants de Français, c’est-à-dire le fait d’être dépourvus de capital scolaire et le fait d’avoir des revenus faibles. Cet argument explique les rapprochements entre les élèves alloglottes et les monolingues issus de milieux populaires. Des malentendus théoriques dus à une centration sur la question de la culture et de la langue plutôt que sur les pratiques culturelles et langagières qui s’inscrivent dans un rapport au langage, transcendant les langues, les pays et les nations.

Pour Lahire (ibid.), les recherches qui évoquent la culture ethnique à propos de l’échec scolaire des enfants d’immigrés oublient en premier lieu de se poser la question de ce que seraient les scolarités de ces élèves dans leur pays d’origine : « Échouent-ils devant une culture "française" ou bien dans des formes scolaires de relations sociales qui, elles, traversent les pays, les nations, les langues, les identités ? »

Elles omettent aussi de s’interroger sur le rapport au langage et au monde des hommes construit à partir de pratiques langagières inscrites dans des formes de relations sociales qui ignorent les langues. C’est pour cette raison que Lahire (ibid.) affirme que la problématisation théorique sur

68 La CSP est remplacée depuis 1982 par la PCS « La nomenclature des professions et catégories

socioprofessionnelles dite PCS a remplacé, en 1982, la CSP. Elle classe la population selon une synthèse de la profession (ou de l'ancienne profession), de la position hiérarchique et du statut (salarié ou non) ». Définition de l’INSEE disponible sur : https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1493).

le problème de l’échec scolaire n’est pertinente que si elle est posée en termes de pratiques culturelles et langagières qui forment le rapport au langage et au monde :

« Malentendus théoriques ensuite. En parlant de langue et non de pratiques langagières, de culture et non de pratiques culturelles, de nombreux auteurs font de la langue ou de la culture des frontières infranchissables. Or, il faut rappeler contre les conceptions empiristes-positivistes, que certaines formes sociales (comme formes de relations sociales toujours déjà tramées par des pratiques langagières) traversent les langues, les coutumes, les contenus expérientiels, les traits culturels spécifiques. Les formes sociales scripturales en particulier traversent les pays et l’on peut retrouver dans des pays différents aux langues différentes, etc., des processus sociaux identiques. Il s’agit donc de cesser de penser en termes de langue pour saisir des formes de relations sociales qui se construisent à travers des pratiques langagières spécifiques et dans des langues qui peuvent être différentes. Si l’élève a acquis, dans une langue particulière, par des pratiques langagières déterminées, un certain type de rapport au langage et au monde, il pourra être à même de traduire ce rapport au langage dans une autre langue, c’est-à-dire en l’utilisant selon les modalités de sa langue maternelle. De même qu’entre l’anthropologue et les "sociétés primitives" qu’il étudie "la distance est sans doute moins là où on la cherche d’ordinaire, c’est-à-dire dans l’écart entre les traditions culturelles, que dans l’écart entre deux rapports au monde, théorique et pratique", entre l’enfant d’immigrés et l’école primaire, la distance est moins dans l’écart entre culture ethnique d’origine et culture scolaire française que dans l’écart entre deux types de rapport au langage et au monde » (p. 74-75).

De ce fait, puisque les formes sociales, en particulier scripturales, dominantes à l’école s’inscrivent dans des processus sociaux qui ignorent les langues, le problème de la langue de scolarisation ne doit pas être posé en termes de langue, mais dans l’écart entre deux types de rapport au langage et au monde. Notamment, même s’il ne le dit pas explicitement ici, dans l’écart entre un rapport scriptural-scolaire et un rapport oral-pratique au langage des élèves issus de milieux populaires (2008). Dans la phrase que nous avons soulignée, Lahire (1993) rejoint le courant des linguistes qui affirment que, si l’enfant développe un certain rapport au langage et au monde dans sa langue maternelle, il est en mesure de traduire ce rapport dans la langue seconde. Et par conséquent, que les difficultés rencontrées par les élèves doivent être analysées sous l’aspect langagier et non linguistique. C’est-à-dire en regardant les pratiques langagières qui sont des usages liés au mode de socialisation familiale et non la langue, le système.