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I Les pratiques langagières des élèves alloglottes nés en France : le point de vue de l’Institution et de la recherche

Chapitre 2. La place des élèves alloglottes nés en France : une place « d’entre deux »

2.2. Des pratiques linguistiques aux représentations sur les langues

Si, sur la question du problème de la langue dans l’échec scolaire69, des sociolinguistes comme

Bautier ont orienté leurs travaux vers une sociologie du langage70, d’autres se sont penchés sur les pratiques linguistiques des élèves issus de l’immigration. Comme nous l’avons dit, le présupposé de l’assimilation linguistique des élèves alloglottes nés en France aux monolingues ne faisait pas l’unanimité parmi les chercheurs (Dabène & Billiez, 1987 ; Lefranc & Sefta, 1982). En effet, les travaux de départ renfermaient au moins deux limites :

✓ l’idée que la pénétration du français au sein des familles favoriserait l’abandon des langues d’origine ;

✓ l’étude des pratiques linguistiques à partir d’une conception monolingue du sujet. De fait, les linguistes ont pensé que l’assimilation linguistique au français allait faire disparaître les langues d’origine. La pénétration du français dans les familles par, entre autres facteurs, le nombre d’années de résidence en France, la scolarisation, les contacts avec les pairs était supposé « supplanter » (Lüdi & Py, 2003) les langues d’origine. Ceci implique que les pratiques linguistiques des élèves et des parents ne font pas l’objet d’une étude systématique. Par ailleurs, l’étude des pratiques linguistiques des alloglottes nés en France par les sociolinguistes sont toujours envisagées sous une double conception monolingue du sujet bilingue :

« La langue "d’origine", qu’on suppose en usage au sein de chaque communauté migrante71, ne fait l’objet d’aucune investigation […] Les usages des deux langues par les parents comme par leurs enfants ne sont pas étudiés ou, quand ils le sont, l’orientation privilégiée au cours de cette phase est celle de la comparaison avec des monolingues dans chacune des deux langues » (Billiez, 2012)72

À cette période, le sujet bilingue était considéré comme celui qui maîtrise deux langues ; la comparaison de ses pratiques linguistiques se faisait avec un monolingue de langue d’origine et un monolingue de langue française. La conséquence immédiate de ces limites se situe au

69 Le propos peut paraître réducteur, pour cela nous signalons qu’il est fait référence seulement à une partie des

recherches en lien avec notre questionnement. De la même façon, lorsque nous parlons des sociolinguistes, il s’agit uniquement des auteurs auxquels nous faisons référence.

70 Comme le suggère le sous-titre de son ouvrage : Pratiques langagières, pratiques sociales. De la sociolinguistique à la sociologie du langage (1995).

71 Il s’agit des migrants et de leurs descendants nés en France. 72 Pas de pagination disponible.

niveau des résultats « plutôt contradictoires (en partie parce que les populations observées ne se recouvraient pas entièrement) » (Nonnon, 1991, p. 339). En effet, la comparaison de productions langagières se situait entre élèves allophones et monolingues, ce qui incluait, pour cette dernière catégorie, les alloglottes nés en France.

À partir de là, une phase d’observation sur le bilinguisme (1980-1990) et le plurilinguisme (dès 2000) des « descendants de migrants » s’opère en même temps que des réflexions didactiques mûrissent sur, d’abord, l’enseignement des langues et cultures d’origine (Elco) puis, jusqu’à nos jours, sur l’ouverture à la pluralité linguistique des élèves (Billiez, 2012). Sur ce dernier point, le problème de la langue de scolarisation revient au centre des débats avec, cette fois-ci, non plus une centration unique sur le sujet alloglotte mais plus largement sur l’étude des représentations qu’ont les professeurs à propos des langues d’origine. Cette orientation n’est pas étonnante si nous la considérons comme la suite logique des travaux qui ont porté le problème de la langue de scolarisation des élèves issus de l’immigration au niveau de la norme :

« Il faudrait croiser avec des enquêtes sur les représentations des maîtres, qui montrent qu'ils ont tendance à surestimer les difficultés langagières de leurs élèves étrangers, et à attribuer à leur bilinguisme des "fautes" qui sont aussi attestées chez les autres. On retrouve le problème très important des images et des représentations dans la perception de ce qui est difficulté » (Nonnon, 1991 p. 340).

Le raisonnement consiste à penser que, puisque le problème de la langue de scolarisation des élèves issus de l’immigration se retrouve chez d’autres élèves monolingues (souvent de même milieu social), il n’est pas lié à la situation linguistique mais à la norme. Alors, ce sont les professeurs qui surestiment le problème de la langue chez les élèves plurilingues et non pas ces derniers qui ont des problèmes spécifiques.

Nous retrouvons ce type de raisonnement chez Lahire (1993, 2008), mais dans un autre type de registre : celui des perceptions des professeurs. Pour lui, la « pauvreté du vocabulaire » souvent signalée par les professeurs est due au fait que ces derniers ne posent pas le problème comme il se doit. C’est-à-dire en termes de confrontation au rapport au langage scolaire qui nécessite une maîtrise métalinguistique du vocabulaire et pas seulement pragmatique. Si bien que la difficulté à expliciter verbalement des mots, et non à l’aide de gestes ou d’onomatopées, est considérée comme un « manque de vocabulaire en soi » et non une difficulté induite par une pratique sociale que constitue la pratique scolaire. Alors que Lahire (ibid.) met en tension deux

rapports au langage dans la compréhension du problème de la langue de scolarisation, Bautier inclut dans son cadre d’analyse les pratiques enseignantes qui y participent. Ainsi ses travaux (2004) développent une hypothèse relationnelle des difficultés langagières entre, d’une part, le rapport au langage des élèves issus de milieux populaires et, d’autre part, les pratiques enseignantes (souvent rencontrées en éducation prioritaire) qui partent du présupposé selon lequel les pratiques langagières requises pour réussir à l’école sont partagées par tous les élèves.

Les recherches en sociolinguistique interrogent les représentations des professeurs concernant le plurilinguisme des élèves (Nante & Trimaille, 2013). Même si la didactique du français et des langues porte sur les pratiques enseignantes, elle n’évacue pas complètement la question des représentations des professeurs. Elle cherche, en effet, à connaitre, d’une part, si le plurilinguisme est considéré comme un avantage ou un inconvénient pour les apprentissages et, d’autre part, si les professeurs s’appuient sur la diversité linguistique des élèves pour favoriser l’apprentissage de la langue de scolarisation (Miguel-Addisu & Sandoz, 2015). Les recherches respectives de la sociologie du langage et de la sociolinguistique s’articulent souvent autour d’une problématique centrale :

✓ Les professeurs permettent-ils aux élèves issus de milieux populaires de développer les pratiques langagières requises pour la maîtrise de la langue de scolarisation ?

✓ Les professeurs s’appuient-ils sur le plurilinguisme des élèves pour favoriser l’apprentissage de la langue de scolarisation ?

Les conclusions des recherches apportent souvent une réponse négative à ces questions. Les résultats des recherches en sociologie de l’éducation ont eu un impact dans les instances de l’institution. L’une des six priorités du référentiel de l’éducation prioritaire s’appuie sur les travaux d’Escol, pour souligner la nécessité d’expliciter les enseignements aux élèves issus de milieux populaires.

Pour ce qui est du plurilinguisme, partant du principe que l’institution ne le reconnaît pas73 (Bigot et al., 2014), il ne peut être fait grief aux professeurs de ne pas en tenir compte dans les enseignements. Et encore moins d’user de pratiques dépassées comme, par exemple, le fait de

73 Rappelons à ce propos que les analyses des instructions officielles soulignent que l’institution ne voit pas le

demander aux parents de ne parler que français à la maison… (Clerc, 2015). De ce fait, les travaux se heurtent à un paradoxe majeur : celui du fossé ou parfois du décalage entre les avancées de la recherche qui montrent les atouts cognitifs du plurilinguisme, d’une part, et les représentations des professeurs qui depuis plusieurs années n’ont pas évoluées à la même vitesse que la recherche, ainsi que des pratiques d’enseignement timides en faveur d’une ouverture à la pluralité linguistique, d’autre part. Se pose ici en filigrane le problème général de l’articulation entre la théorie et la pratique, renforcée dans ce cas par une absence de directives institutionnelles74. Dans les manuels, c’est le bon usage de la langue qui est proposé, la question de la variation est réduite aux registres de langue de manière très caricaturale. Le rôle et le poids institutionnel accentuent la surdité à la pluralité linguistique tout comme à la variation langagière des élèves.

Il n’en demeure pas moins que selon les orientations de recherche, les formateurs peuvent sensibiliser les futurs professeurs à ces questions (Hédibel, 2002 ; Young, 2008 ; Young & Mary, 2009). Cependant, subsiste toujours le problème lié à la diffusion de la recherche auprès des futurs praticiens : comment transmettre ces connaissances sans risquer de réduire et de produire des effets inverses (Clanet, 1990 ; Laparra, 2003) ?

Une autre interprétation de ce décalage réside, à notre avis, dans la manière de poser le problème qui semble être, comme le signalait Boulot et Boyzon-Fradet (1984), un problème « mal posé » dès son émergence. En effet, parmi les raisons qui ont conduit à des résultats contradictoires se trouve des comparaisons entre des groupes trop éloignés linguistiquement, ainsi que des résonances idéologiques concernant le handicap socioculturel des élèves (Nonnon, 1991).