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cultures écrites et orales • anthropologie

1. valorise l’écrit auquel serait indéfectiblement rattachée la distance réflexive ; 2 et, par conséquent, dévalorise l’oral qui serait dépourvu de potentialités réflexives ;

3.4. Les dispositions langagières liées aux langues

3.4.1. Les interférences linguistiques et culturelles La créativité du langage

3.4.1.1 Les interférences linguistiques

Toutes les langues109 possèdent les concepts liés à la créativité du langage ; dans le même temps, elles se distinguent sur ces mêmes points. Les différences phonologiques, phonétiques, syntaxiques… entre les langues peuvent expliquer la difficulté pour un locuteur de passer d’une langue à l’autre. La notion de créativité du langage humain, à travers ses trois concepts, montre comment les langues adoptent les (ou s’adaptent aux) propriétés générales du langage. Elle nous amène à aborder la notion d’interférences linguistiques qui implique le transfert de compétences langagières d’une langue vers une autre. Bien qu’ayant été écartée par les travaux des linguistes sur l’échec scolaire des élèves issus de l’immigration (cf. chapitre 3, partie 1), la notion d’interférences linguistique nous intéresse, car elle permet de comprendre, à l’instar de l’influence sociale, dans quelle mesure le plurilinguisme influence l’apprentissage du français. Dans notre étude, les interférences entre les langues ne feront pas l’objet d’une analyse précise dans les productions des élèves, néanmoins nous les retenons comme facteur potentiel explicatif des difficultés des alloglottes lors des séances de classe.

L’interférence linguistique est définie par Mackey (1976) en ces termes :

« L’utilisation d’éléments d’une langue quand on parle ou écrit une autre langue, c’est une caractéristique du discours et non du code. Elle varie qualitativement et quantitativement de bilingue à bilingue et de temps en temps, elle varie aussi chez un même individu ; cela peut aller de la variation stylistique presque imperceptible au mélange des langues absolument évident » (p. 414).

Pour Mackey (ibid.), l’interférence est liée au transfert de connaissances et de compétences entre deux langues chez le sujet plurilingue. Pour d’autres auteurs comme Hammers (1994) et Hagège (1996), elle est davantage le signe d’une compétence incomplète du sujet plurilingue dans la langue seconde (L2). L’interférence linguistique n’est pas forcément signe d’erreur dans la mesure où un sujet plurilingue peut emprunter un mot ou un groupe de mots de sa langue

maternelle lorsqu’il parle dans sa L2, comme dans le cas de l’alternance codique (Gumperz, 1989). Soulignons que dans les représentations des professeurs, les interférences linguistiques sont le signe d’une incompétence dans une langue ou dans l’autre. Chomentowski (2014) signale que les interférences peuvent se produire dans une langue ou dans une autre, les interférences linguistiques ne se produisent pas systématiquement de la langue maternelle vers la L2. Soulignons enfin que, pour des psycholinguistes comme De Houwer, une partie des élèves de notre étude (6-7 ans) peut faire des erreurs en français dues à la langue maternelle et que la quantité d’erreurs diminue avec le temps. Il n’est pas possible de dire que, par exemple, l’erreur du choix du déterminant en français est liée à la langue maternelle, car il s’agit d’un problème que rencontrent également les monolingues. Entre les monolingues et les bilingues, il y aura seulement une différence quantitative dans la mesure où les bilingues feront davantage d’erreurs. En d’autres termes, la différence se situera au niveau de la quantité et non au niveau de la nature de l’erreur. La langue maternelle joue un rôle dans le cas où l’on apprend d’abord une langue puis le français, mais pas dans le cas où l’on apprend les deux langues simultanément.

En résumé, l’interférence linguistique peut être :

✓ Positive ou négative : l’élève peut faire circuler des connaissances et des compétences transposables d’une langue à l’autre ou, au contraire, non transposables et donnant lieu à des erreurs. La proximité ou la distance entre les deux systèmes des langues joue un rôle important dans le fait que le transfert soit positif ou négatif.

✓ Consciente ou non110.

✓ Dans une langue ou dans une autre.

Dans le cadre de cette recherche, nous nous attachons aux erreurs et difficultés liées aux interférences linguistiques qui se produisent inconsciemment chez l’élève et de la langue d’origine vers le français. À ce propos, nous reprenons l’argument de Chiss (1997) qui montre que le transfert des activités cognitives langagières se heurte à des limites imposées par la langue. L’auteur énonce des difficultés possibles liées aux interférences linguistiques, comme

110 Notons que l’alternance codique peut revêtir ces deux caractères : le caractère conscient se retrouve dans les

la syntaxe, l’organisation du système prépositionnel et verbal, auxquelles nous pouvons ajouter des difficultés liées à un système phonologique, une organisation syllabique différente dans la langue maternelle.

Langage, communication et pensée

La fonction principale du langage est d’assurer la communication qui est dialogique par essence111. Au cours d’une interaction, l’émetteur transmet un message au récepteur en attendant en retour une réponse, une action, une information nouvelle. Cependant, la communication n’est pas réservée au langage car, d’une part, les espèces humaines communiquent entre elles et, d’autre part, nous communiquons par d’autres moyens que le langage, par le langage non-verbal où les gestes et les mimiques accompagnent la communication, par nos comportements, par nos attitudes et même par nos vêtements.

La faculté innée et sociale du langage nous permet non seulement de communiquer, c’est-à-dire d’échanger des informations, mais aussi de penser. Les discours produits grâce à la créativité linguistique se font écho dans la conversation et s’enrichissent dans l’élaboration et le développement de nos pensées grâce aux pensées des autres et grâce aux nouveaux liens que le langage nous permet de tisser entre les pensées. Les êtres humains communiquent entre eux et se communiquent entre eux leurs pensées.

Hockett (1960) dans The origin of speech souligne la relation entre la communication et la pensée dans le feed-back112 qui s’opère entre des interlocuteurs au cours d’une conversation : « feedback is important, since it makes possible the so called internalization of communicate behavior that constitues at least a major portion of "thinking" » (p. 6). Le fait que l’humain s’entende lui-même participe de l’internalisation du comportement communicatif qui constitue au moins un aspect majeur de la pensée. Ainsi, lors d’une conversation, le retour sur l’information que nous avons transmise nous permet d’évaluer sa cohésion interne à travers une réflexion dans l’intimité de notre pensée ; et sa cohérence externe avec les autres sur les informations échangées à travers l’argumentation dans l’examen public des pensées échangées.

111 Pour Chomsky, la pensée est la principale fonction du langage, bien avant la communication. La fonction

dialogique de la communication inclut le monologue où un dialogue entre l’énonciateur et le je intérieur s’instaure.

112 Retour de l’information. Le terme feed-back passé dans la langue française s’écrit avec un trait d’union ; en

Au-delà de la communication quotidienne, le dialogue platonicien montre combien l’activité de penser dépend hautement de la confrontation des idées, de leur mise en débat.

Dans Pensée et langage, Vygotski (1934) décrit à partir du développement de l’enfant, le processus qui lie pensée et langage. L’enfant entre dans le langage à partir d’interactions verbales. Il s’approprie le monde à travers une double médiation : le langage (oral et écrit) ; et autrui.

Le développement du langage et de la pensée suit un mouvement d’abord intérieur (pensée verbale), puis s’extériorise (communication verbale) dans un langage oral et écrit. Le schéma de ce processus est le suivant :

Malgré sa formalisation linéaire et continue, il faut retenir qu’il existe une infinité de mouvements interactifs entre pensée et langage dans le processus de mise en mots d’une pensée. Les va-et-vient dans la pensée verbale sont éminemment repérables dans l’activité d’écriture et ce, d’autant plus que l’activité d’écriture est complexe. Plus elle est complexe, plus elle va mobiliser la dimension réflexive du langage à travers un nouveau travail cognitif et langagier sur l’objet. Le langage intérieur joue un rôle fondamental dans l’articulation entre la pensée et les mots de la communication verbale. Ainsi, l’individu qui pense ne doit pas avoir besoin de tous les mots ni de la syntaxe pour agencer sa pensée comme cela est nécessaire dans le langage extérieur (surtout à l’écrit). Le passage du langage intérieur vers le langage extérieur est une véritable transformation. En ce sens, le langage réalise la pensée plutôt qu’il ne l’exprime.

Pour les alloglottes, Chomentowski (2010) souligne qu’il peut se produire une fracture entre pensée et langage, une cassure linguistique :

MOTIF naissance pensée formulation médiation par le langage intérieur signification des mots les mots langage extérieur

« Le lien entre le psychisme et l’élaboration du langage fonde ce que nous appelons l’efficience intellectuelle. Or ce lien peut être abîmé, distendu ou même rompu lorsque la construction linguistique devient source de dysharmonies. Lorsque les concepts présents dans la culture sont par trop différents, la pensée va se trouver confrontée à des im-pensables, des "in-indexables" pour les cognitivistes, "in- intégrables" pour les psychanalystes, à des troubles de la sémiotisation pour les linguistes. Cela aboutit pour l’enfant, à des difficultés cognito-intellectuelles massives menant à la grande difficulté scolaire. Non pas faute de mots seulement, mais faute de réseaux de sens non construits. »113

Cette hypothèse nous a été proposée par Claire, professeur de CM2 et directrice d’une école en HEP. Lors de l’observation filmée, un élève alloglotte a mis beaucoup de temps pour dire que ce qu’il voyait était un tableau. Claire déclare qu’il connait parfaitement ce mot. S’il a mis du temps pour répondre, c’est faute de réseaux de sens non construits. Par ailleurs, Claire affirme que la différence entre un élève alloglotte et un élève monolingue de milieu social équivalent se situe au niveau de la précision du vocabulaire.

La recherche (la linguistique, la philosophie, les neurosciences…) ne cesse d’interroger le lien entre pensée et langage. Nous évoquons le questionnement autour de l’influence du langage sur la pensée dans la mesure où la relation langage/langues y est présente. Deux approches sont développées pour comprendre comment le langage influence la pensée :

➢ la première, avancée par de Saussure , situe la relation entre pensée et langage dans la relation entre les mots et le monde, dans la façon dont les mots d’une langue représentent les choses du monde. C’est la langue qui impose à la pensée, masse amorphe et indistincte, son découpage notionnel. Ces considérations ont donné naissance à la thèse du relativisme linguistique de Sapir et Whorf (thèse Sapir-Whorf) qui pose que notre représentation du monde est très fortement influencée par la langue que nous parlons. Bien que jugée très controversée à l’époque, cette thèse fait l’objet d’un nouvel intérêt dans la recherche contemporaine.

➢ La seconde approche, proposée par Chomsky, situe la relation entre pensée et langage dans les mécanismes propres à la structure linguistique et leur potentiel d’élaboration des représentations complexes du monde. Étant donné que la créativité linguistique

permet d’associer un nombre infini de phrases toujours nouvelles, inédites, jamais encore produites, elle renferme fondamentalement l’activité de penser.

En d’autres termes, pour les premiers, c’est dans la langue que demeure la pensée de l’être humain et, pour les tenants de la seconde approche, c’est dans la faculté du langage. Les hommes pensent différemment selon les langues parlées dans un cas, et dans l’autre cas, puisque le langage est universel, les hommes pensent tous de la même façon et ce, quelles que soient les langues.