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b) The Rape of Sita: la représentation de l’humiliation du corps féminin

Dans le document Le politique dans les romans de Lindsey Collen (Page 147-151)

L’humiliation du corps occupe une place capitale dans le système patriarcal: c’est en dépossédant l’individu (homme ou femme) de son corps que le patriarcat exerce son emprise.

L’une des plus hautes manifestations de cette humiliation se veut être la dépossession par la force qui se traduit par le viol dans The Rape of Sita. C’est la scène du viol qui intervient presqu’en fin de roman qui nous intéressera ici pour démontrer ce que nous pourrions appeler

« le jeu des corps déchirés ». « Des » corps déchirés car, dans un premier temps nous nous intéresserons à la figure de l’agresseur pour constater qu’il n’échappe pas au système non plus: il sera intérieurement brisé pour son acte. Bien sûr, la souillure la plus saillante est celle de la femme, Sita, meurtrie, mutilée à travers une scène crue et violente.

Ce que nous appelons la « scène du viol » occupe environ 31 pages du roman soit de la page 182 à 213 avec le découpage suivant: la préparation au viol, le viol lui-même et les premiers instants après le viol. C’est sur cette section que nous effectuerons notre analyse ici.

Le violeur s’appelle Rowan Tarquin et, dès son arrivée chez lui, il apparaît d’emblée à Sita comme étrange et distant: « Rowan Tarquin was distant and rather cold on the surface.

But a slight agitation in him, underneath » (ROS 182). Le roman semble insister sur le fait que Rowan est divisé. D’ailleurs, son « nom » même serait l’indication d’une déchirure que nous appelons déchirure avec le Nom du Père. « Rowan Tarquin » n’est pas un nom: c’est la coagulation de deux personnages fictifs: Ravan le démon du Râmâyana et Tarquin le violeur dans la pièce de Shakespeare, The Rape of Lucrece. Que veut signifier Collen ici ? En plus d’être une absence absolue, « Buried in his own thoughts » (ROS 183), et courant le risque d’être coupé en deux par ses migraines, Rowan Tarquin n’a même pas d’existence. Il n’y a aucune volonté d’illusion référentielle ici: Rowan Tarquin est l’emprunt de deux personnages fictifs. Il n’a pas de nom, donc pas d’existence et de ce fait, pas de corps. Dépouillé d’un nom propre, il le sera inévitablement de son corps qui ne peut que porter les traces hiéroglyphiques de la déchirure qui le caractérise dès le départ. Sans nom, Rowan ne peut être doté d’un corps.

Collen atteint l’apogée de l’annihilation corporelle de Rowan avec le viol qu’il choisit de commettre. En effet, après maintes hésitations, il est envahi d’un mépris intenable à l’égard de cette femme, un mépris qu’il ne s’explique pas réellement: « Destroy her » (ROS 190), « I’ll hunt her down and kill her » (ROS 191), « ‘I’ll take her’. He hated her and all women, with

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deep hatred that began in his loins and moved up into his chest and threatened to smother him if he didn’t act » (ROS 190). Le commentaire est ici éloquent: Rowan ne semble même plus en possession de son libre arbitre. S’il n’agit pas, il se sent « menacé », « threatened ». Alors, il arrive à la résolution qui sonne encore une fois, comme dans There is a Tide, comme l’écho d’une voix venue de nulle part et qui n’est pas la sienne. Elle dit « ‘Annihilate her’ » (ROS 190). Nous avons donc vu que Rowan, dépossédé de son nom, de son corps qui menace de se séparer en deux, de son épouse, de son libre arbitre est le personnage de la coupure. Avec le mépris qui le pousse au viol, il atteint le sommet de cette coupure en devenant animal. Durant toute la scène du viol, Rowan est comparé à une bête sauvage: « enraged bull » (ROS 193),

« like the grim lion, he saw her as his prey » (ROS 190), « The grip he had on her throat ever tightening […] He was animal-like, proceeding with homicidal, trembling rage in his absurd act of spitting and slobbering » (ROS 201). Le mépris et la haine qui finissent par lui dicter sa conduite le transforment en animal, le coupant cette fois de toute humanité: Sita ne peut communiquer avec lui ou tenter de le raisonner. Collen insiste beaucoup sur cet aspect animal comme pour souligner que Rowan n’est plus lui-même, il obéit à une force néfaste: « But the words didn’t get through the armour of his mad rage. The Rowan she had known, at least known a bit, was not present in this animal » (ROS 194).

Ce qui se passe dans cette scène pourrait se résumer en ces termes: la femme devenue proie est opposée à l’homme devenu prédateur. Il y a opposition de la femme et de l’homme sous le patriarcat car, il s’agit bien ici de l’œuvre du patriarcat comme le souligne Sita: « The patriarchy was what made her the victim » (ROS 203). La volonté de couper l’homme et la femme en les opposant introduit le chaos et porte atteinte à l’harmonie: le corps social est disloqué et il en sera donc de même pour le corps264. En d’autres termes, la section de l’homme et de la femme, leur incapacité à communiquer, pourrait s’entendre comme

« sexion »: c'est-à-dire la scission des sexes. La coupure est ici générale: elle touche Sita, la victime mais également le violeur qui n’échappe pas à la section. Rowan participe à l’état patriarcal qui provoque en lui la haine qu’il éprouve envers Sita: « He was still in his

264 A cette scène du viol où l’homme s’oppose comme prédateur à la femme, Collen oppose une autre scène:

celle de Sita et de Dharma: « second time they first meet unbelievable » (ROS 107). Cette scène d’amour entre Sita et Dharma est écrite sans ponctuation comme pour souligner l’harmonie totale entre l’homme et la femme par opposition à ce qui se passe ici. La brisure, la coupure omni-présente dans la scène du viol est contrebalancée par une symbiose de corps comme pour bien souligner que l’un des deux extraits s’articule autour de l’unicité de l’homme et de la femme alors que l’autre relève de la coupure. C’est dans la fusion homme/femme et non dans l’opposition homme/femme que l’Etat s’accomplit. Cette idée d’une unité parfaite entre l’homme et la femme se lit non seulement à travers cette scène d’amour dénuée de ponctuation mais aussi à travers la présence de l’androgynie chez Collen. L’homme et la femme en un seul être: telle semble être l’aspiration synchrétique, la proposition de « dépassement » de The Rape of Sita.

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hating state. A state. The state. The colonial state. The capitalist state » (ROS 202). Le corps et l’État ne font plus qu’un de sorte qu’un État déchiré impose un corps tout aussi déchiré.

Rowan a peur: « And what if Dharma finds out ? Will he kill me ? (ROS 189), « I’ll be ruined if I am found out » (ROS 189), « His eyes glazed with hatred and fear » (ROS 193). Déchiré par des sentiments ambivalents envers cette femme qu’il voudrait épargner sans parvenir à le faire le présentent comme une victime de l’esprit du patriarcat qui plane dans cette scène comme les voix qui planent dans There is a Tide. Tous les deux, homme et femme finiront enterrés par l’État: Rowan, coupé en deux, s’enterre dans ses pensées alors que Sita enterre le souvenir de son viol dans sa pensée. Deux corps, deux victimes: Rowan s’enterre vivant « in his own thoughts » alors que la mémoire de Sita se métaphorise en corps enfoui sous la terre:

« that corpse you planted last year in your garden » (ROS 53).

Qu’en est-il de la victime ? Le mépris et la haine qu’inspire le corps de la femme finissent donc par l’emporter et Rowan viole Sita.

L’élément saillant de la scène, ce sont bien sûr les violences répétées et brutales qu’expose le roman. Lorsque Rowan se décide, il commence par un coup au visage de sa victime qui s’évanouit: « He came in and struck her across the face with a flat hand » (ROS 191). Lorsque Sita se réveille, Collen donne immédiatement à la douleur ressentie par la victime une dimension plus large que celle de son propre corps: « Now pain. Now confusion.

Wasteland flying across room, like lost soul, Wasteland knocking over ashtray on carpet » (ROS 192). Déjà, le viol de Sita rappelle la Terre Vaine de T.S Eliot: la première idée qui suit le viol est celle d’une extension de cette agression à toute une terre qui lui devient solidaire, « a world-weary cry of despair or a sighing after the vanished glories of the past »265 . Pour reprendre les termes de Bernard Brugière, le corps a la faculté d’être métaphorique d’un espace géographique, d’une situation: « Mais l’expansion métaphorique totalisante du corps ne s’arrête pas là. Aussi englobant sinon plus que le corps politique, on trouve ensuite le corps géographique, tellurique ou même cosmique »266. À cette section/ « sexion » des corps animée par l’esprit du patriarcat et qui cause le viol, Collen oppose ici une solidarité entre le corps mutilé et tout un espace. Cette solidarité du corps, que nous appellerons solidarité compatissante, est d’ailleurs ce qui sauvera Sita. Lorsqu’elle réalise qu’il n’y a plus rien à faire, Sita s’oublie et pense aux autres « corps » mutilés par une souffrance analogue:

265 Cleanth Brooks, « The Waste Land: Critique of the Myth », in A Collection of Critical Essays on the Waste Land, Jay Martin (dir.), New Jersey: Prentice Hall, 1968, p. 68.

266 Brugière, op.cit., p. 17.

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She was crucified. Nails in each hand. In both feet. She lay completely still. Thought of all the women of the world that suffer this disgusting spectacle from husbands, night after night. The children forced into incest. And the ordinary rapes like this one. ‘Jesus Christ’. Spear in the side. Forced in. She thought of Noella » (ROS 208).

Le corps de Sita devient un corps universel, souffrant les douleurs de l’autre: la fusion ici vient rompre le schéma d’oppposition qui campait la scène du viol.

Ainsi, la scène du viol se découpe en plusieurs « réactions » ou tentatives de réactions de la part du corps de la victime: Sita commence par tenter de lutter. Elle essaye de réfléchir et tente de repérer une issue de secours: « It was like being trapped in a cage with a wild animal, like a lion or a tiger » (ROS 200). Puis elle tente de discuter avec Rowan, tantôt en argumentant, tantôt en élevant la voix. Sita est alors encore dans le schéma d’opposition dans lequel Rowan l’a installée. Rien ne marchera car, pour Collen, Rowan est déjà animal de sorte que toute tentative de communication soit impossible. Ensuite, Sita passe à la deuxième étape:

« she played dead. Stopped struggling. She lay still. Seem to give up. Pretend it’s all over » (ROS 201). Cela arrête Rowan un court instant mais Sita demeure alors dans le schéma animalier de la proie et du prédateur, donc dans le schéma d’opposition des corps. Elle joue ici à la proie qui fait semblant d’être morte afin de décourager son agresseur. Rowan reprend son assaut. La troisième démarche de Sita est alors la bonne. Dépossédée, tout comme Rowan de son humanité pendant un moment, elle décide de se la réapproprier. Nous l’avons dit, le patriarcat engendre un jeu d’opposition bestiale entre un homme, devenu prédateur et une femme, devenue proie. En acceptant ce rôle, Sita ne peut, en effet, qu’être la victime du patriarcat. Elle endosse le rôle de la proie et se dépouille, tout comme Rowan de son humanité. C’est lorsque Sita décide de reprendre le contrôle de son corps que la scène bascule: « ‘Leave me alone. Take your hands off me. I can take my own clothes off » (ROS 203). Sita décide de se déshabiller seule. Le corps se dresse face à l’agresseur et l’effet ne se fait pas attendre. Rowan tremble et perd possession de ses moyens: « Rowan shrank. He quaked. He was terrified. He trembled. He whimpered. He lowered hi seyes from her body » (ROS 204), « He hesitated. What should he do now ? » (ROS 206). Sita reprend alors possession de son corps et accepte l’idée du viol en faisant corps avec l’ensemble des corps mutilés universels. En d’autres termes, c’est la dimension cosmique du corps en symbiose avec le corps universel qui donne la « victoire » à Sita: le corps surplombe l’animal qui veut le soumettre. Si le viol a bien lieu, il perd de sa violence et de son humiliation: Sita contourne la soumission voulue par le patriarcat. Si le résultat de cette scène est bien une atteinte faite au

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corps: « Her body desecrated. Not of itself. Just a shell. But, her being. Sacrilege » (ROS 209), Sita dépasse l’état de victime voulue par le patriarcat.

Par le jeu des corps, poussés l’un contre l’autre, dressés à se faire mal, il ne semble pas y avoir de réel gagnant. La mutilation voulue par le patriarcat et accomplie par Rowan se traduit, certes par la blessure au corps féminin mais aussi par une brisure posée sur le corps masculin. Cette idée est soulignée par le retranchement de Rowan dans son corps silencieux et désormais brisé par cette migraine qu’il redoutait tant et par le retranchement de la mémoire de Sita qui, en quelque sorte, enfouit un corps blessé de femme en attendant qu’il puisse refaire surface.

Dans le document Le politique dans les romans de Lindsey Collen (Page 147-151)