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iii. L’éthique des personnages

Dans le document Le politique dans les romans de Lindsey Collen (Page 181-185)

Par ailleurs, l’élaboration même d’un personnage, la raison même de son existence suppose un but précis: c'est-à-dire que l’auteur dotera son personnage de caractéristiques en fonction d’une mission qu’il lui réserve. En d’autres termes, le personnage est tributaire de certaines idées qu’il sera chargé de manifester à travers les valeurs qu’il exprimera dans le texte. Une sorte de tension marquée anime chaque personnage principal. Nous entendons par tension marquée un élan qui guide le personnage dès son apparition, sa raison d’être, ce quelque chose que l’auteur veut qu’il exprime ou qu’il découvre et, à travers lui, le lecteur.

Cette manière d’être du personnage est ce qui fait son existence, sans elle, il n’est pas. Autant dire que c’est la manière d’être que nous appellerons l’éthique du personnage qui lui donne vie car elle l’inscrit dans une démarche, une évolution, une structure.

Depuis les années 1990, le terme « éthique » est à la mode chez les philosophes et chez les critiques littéraires du monde occidental. On abandonne le formalisme pur, pour rattacher la littérature à la vie, mais d’une nouvelle façon. L’approche « éthique » réfléchit à nouveau sur l’humain dans le monde, mais elle diffère de l’ancienne approche, jugée plus « morale » qu’éthique. La philosophe américaine Martha Nussbaum publie Love’s Knowledge en 1990, et le philosophe et romancier français Alain Badiou publie L’Éthique, essai sur la conscience du mal, en 1993. Paul Ricoeur et Jacques Rancière utilisent le mot « éthique » dans, respectivement, Soi-même comme un autre en 1990, et La Mésentente en 1995. La philosophe féministe américaine Drucilla Cornell l’emploie elle aussi dans The Philosophy of the Limit en 1992. Les critiques littéraires et professeurs de littérature américains Wayne Booth et Geoffrey Galt Harpham publient, respectivement, The Company We Keep. An Ethics of Fiction en 1998, et Getting it Right. Language, Literature and Ethics en 1992. En Angleterre, le professeur de littérature et critique littéraire Andrew Gibson, publie Postmodernity, Ethics and the Novel en 1999. Jane Adamson, Richard Freadman et David

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Parker, professeurs de littérature en Australie, publient Renegotiating Ethics in Literature, Philosophy and Theory en 1998. Tous ces critiques et philosophes de l’éthique ne forment pas un groupe homogène — certains, comme Nussbaum et Booth, s’attachent à réintroduire les valeurs de l’humanisme libéral associées à Matthew Arnold et à F.R. Leavis, et auraient parfois tendance à percevoir la littérature comme didactique ; d’autres, comme Gibson ou Harpham, cherchent à réconcilier éthique et déconstruction — mais tous réagissent contre un formalisme qui soustrait la littérature à la vie sociale.

Le terme grec, « éthos », peut avoir trois sens qui sont liés284:

(1) Il désigne le caractère (ethos), la production du caractère (comme entité psychologique) par la socialisation, le fait de vivre en société285.

(2) Il désigne la maison, la demeure, la coutume, les mœurs, le vivre-ensemble, la rencontre avec l’autre. Martha Nussbaum insiste sur le fait qu’un texte reflète une organisation de la vie286 — le muthos est politique. Nous sommes des êtres historiques et donc foncièrement politiques.

(3) Il désigne la visée de la vie bonne. C’est l’aspect que retient Nussbaum- la question posée est: « How should a life be lived ? »287. De même, Harpham insiste sur le mot

« ought »: « At the dead center of ethics lies the ought […] which seems to embody a wish that things become different »288. « Ought » (contrairement à should) désigne une obligation objective, indépendante de l’opinion personnelle de l’énonciateur. On veut voir le monde tel qu’il est, « dans une sorte de réalisme absolu, […] mais aussi, et dans le même temps, entrevoir le monde tel qu’il pourrait être, tel qu’il devrait être, dans une sorte d’exigence éthique d’une redéfinition de la vie »289. C’est ce sens du terme « éthique » que retient Ricoeur: « Appelons ‘visée éthique’ la visée de la ‘vie bonne’ avec et pour autrui dans des institutions justes »290. Rancière lui aussi adopte

284 En fait, ethos signifie « coutume », « usage »: êthos veut dire « séjour habituel », « résidence », ou « caractère habituel » (d’une personne) ; êthikos désigne « qui concerne les moeurs », « moral » — c’est de cet adjectif masculin qu’est dérivé le substantif neutre pluriel êthika, titre de l’Éthique d’Aristote (littéralement « Les Éthiques »).

285 Voir, par exemple Wayne Booth, The Company We Keep. An Ethics of Fiction, California: University of California Press, 1998, p. 32.

286 Martha Nussbaum, Love’s Knowledge. Essays on Philosophy and Literature, Oxford: Oxford University Press, 1990, p. 5.

287 Nussbaum , op.cit., p. 25.

288 Geoffrey Galt Harpham, Getting It Right. Language, Literature and Ethics, Chicago, The University of Chicago Press, 1992, p. 18.

289 Frédéric Regard, « La Métaphore visuelle dans les essais cinématographiques de Graham Greene: principes d’une ‘ékinographie’ », Etudes britanniques contemporaines, n° 26 (juin 2004), p. 95.

290 Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 202.

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cette définition lorsqu’il distingue entre « police » et « politique », et dit que la littérature ouvre un espace démocratique, parce qu’elle introduit du dissensus en posant des questions. Badiou, enfin, définit l’éthique comme « la recherche d’une bonne ‘manière d’être’ », ou la sagesse de l’action »291.

Nous retiendrons dans un premier temps, avec Harpham, les deux derniers sens du terme « ethos »: l’ouverture à l’autre ou le vivre-ensemble, et le questionnement, dans l’optique de la visée de la vie bonne292. Si on ne retient que la définition de l’éthique comme

« l’art ou la pensée de l’être-ensemble », éthique et morale « renvoient [tous deux] à l’idée intuitive de mœurs »293.

La morale désigne les règles de conduite en usage dans une société donnée, et à un moment donné, alors que l’éthique concerne les principes de la morale dont elle étudie les fondements. Morale se conjuguerait avec conformité, alors qu’éthique se conjuguerait plutôt avec subversion et possibilité infinie. La morale concernerait l’existant, alors que l’éthique se préoccuperait du possible. La morale serait tournée vers le passé, alors que l’éthique tendrait vers le futur. La morale serait une question de déontologie, s’attachant à consolider des règles qui régissent le vivre-ensemble, alors que l’éthique ouvrirait une brèche dans la morale, la remettant en question. La morale reprsenterait un système figé, alors que l’éthique utiliserait l’imagination pour inventer une autre manière d’être.

Si on veut pousser plus loin encore cette distinction entre éthique et morale, la morale concernerait des catégories abstraites, alors que l’éthique serait ancrée dans une situation concrète, la question éthique ne pouvant se poser qu’à partir d’un cas individuel. C’est ce que soulignent Badiou — pour qui l’éthique se rapporte à des situations concrètes, à des contextes bien définis, à des « processus singuliers »294 — et Ricoeur — qui parle de « l’ancrage fondamental de la visée de la ‘vie bonne’ » qui doit se chercher « dans la praxis »295. Le bien ne peut être déterminé qu’en situation, dans un contexte particulier et d’un point de vue particulier. L’éthique est donc plurielle et indéterminée, et concerne des vérités. La morale découlerait quant à elle de l’autorité d’une vérité universelle.

Ainsi, la « manière » de bien-être c’est, semble-t-il accepter le dépassement et de ce fait, l’altérité. Emmanuel Lévinas parle de l’éthique comme « philosophie première » car pour

291 Badiou, op.cit., p. 4.

292 Voir Harpham, « Ethics » (1990), op.cit.

293 Ricoeur, Soi-même comme un autre , op.cit., p. 200.

294 Badiou, op.cit., p 6.

295 Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 203.

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lui, l’éthique est avant tout la philosophie de l’autre qui permet d’arriver à la connaissance de soi: « une différence surmontée dans le vrai où le connu est compris et, ainsi, approprié par le savoir et comme affranchi de son altérité »296. Aller vers l’autre, accepter cet autre que Badiou appelle « événement » c’est se préparer à un enrichissement car, ce n’est qu’à travers l’autre que le soi va évoluer. Connaître, c’est naître à travers l’autre, à travers l’autre savoir.

L’importance de l’autre soulève la question de la responsabilité: être responsable de l’autre fait partie de l’éthique, c’est même l’essence de la notion. Ainsi, si l’on voulait récapituler, l’éthique serait certes une bonne manière d’être mais cette bonne manière d’être passerait par l’acceptation permanente de l’autre, de l’événement afin, en ultime lieu, de se dépasser soi-même. La notion de responsabilité vis-à-vis d’autrui est soulignée par Lévinas: « L’humain, c’est le retour à l’intériorité de la conscience non intentionnelle, à la « mauvaise conscience », à sa possibilité de redouter l’injustice plus que la mort, de préférer l’injustice subie à l’injustice commise et ce qui justifie l’être à ce qui l’assure »297. Cette responsabilité envers l’autre aura différents visages: elle sera solidarité dans son expression la plus simple. Elle sera aussi complicité et sacrifice jusqu’à la souffrance partagée, elle sera une amitié extrême que Aristote aura appelé la philia.

Cette identification à l’autre en tant que soi est appelé philia et renvoie essentiellement à la notion d’amitié. Mais il s’agit d’une amitié inconditionnelle qui serait essentielle à l’être:

« A l’estime de soi […] la sollicitude ajoute essentiellement celle du manque, qui fait que nous avons besoin d’amis […] le soi s’aperçoit lui-même comme un autre parmi les autres.

C’est le sens du « l’un l’autre » (allèlous) d’Aristote qui rend l’amitié mutuelle »298. Ainsi l’ami, l’autre incarne ce besoin de dépassement, cet élan désireux du soi sur lequel il fonde son existence. L’amitié dans le sens d’ipséité299dépend du soi et le grandit300.

En tout état de cause, l’éthique est rattachée à la notion d’altérité. L’éthique, la

« manière d’être » des personnages de Collen se traduit par une constante tension vers le dépassement dont l’auteur, par le biais de différents narrateurs, se fait porte-parole. Ces quêtes

296 Emmanuel Lévinas, L’Éthique comme philosophie première, Paris: Editions Payot et Rivages, 1998, p. 68.

297Lévinas, L’Éthique comme philosophie première, op.cit., p. 106.

298Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 225.

299 Aristote, Éthique à Nicomanque, Livres VIII et IX, Paris: Hatier, 2007, ligne 2.

300 Pour tenter de clarifier le sens du terme « ipséité », nous proposons de nous référerer à Bernard Ilunga Kayombo qui explique la contiguïté du soi et de l’autre selon la théorie de Ricoeur. En effet, l’autre individu est d’abord un autre soi et non pas une « chose » distincte dans l’univers. En d’autres termes, l’autre (ipse) est un soi, un « même » tout comme l’être qui le perçoit. Ils se distinguent tous deux des autres choses puisqu’ils orientent toutes les définitions des autres choses. L’individu est une sorte de « particulier de base » qui oriente les choses de l’univers par rapport à son regard. Il est de même essence que le soi et tous deux se distinguent du reste de l’univers.

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pourraient s’organiser en trois types: la quête d’une autre société, la quête de l’autre et la quête de soi.

Nous entendons nous pencher d’abord sur la notion « d’autre » à travers deux acceptions présentes dans les romans: l’autre lieu envisagé en tant qu’utopie force à interroger le présent et le passé amorçant ainsi un changement aiguillé par ce que l’auteur perçoit comme une société dite idéale.

D’autre part, l’autre, c’est aussi l’autre être, le semblable humain qui engendre chez les personnages principaux de Collen un véritable élan de solidarité. En d’autres termes, pour que le soi sorte grandi de la narration, il devra se dépasser et aller, par un acte solidaire, vers son semblable qui le force à l’apprentissage et à l’expansion. La solidarité sera également envisagée sous forme d’amitié responsable et totale, une sorte fusion du soi et de l’autre que nous appellerons philia du terme d’Aristote.

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