• Aucun résultat trouvé

d) La charge émotionnelle du regard dans les romans

Dans le document Le politique dans les romans de Lindsey Collen (Page 171-175)

Nous prendrons à présent des exemples de chacun des textes de Collen pour étudier les

« types » de regard portés par les personnages. Nous proposerons d’organiser nos observations selon le schéma suivant: 1. Identification du personnage, 2. L’ouvrage, 3. La situation du regard, 4. Ce que veut dire le texte, 5. Le message politique du texte. Le message politique du texte se réfère à la fragmentation, à la rupture induite par le « point-valeur » sur les valeurs prédominantes. Le texte « fait » ainsi un commentaire en s’appuyant sur l’outil qu’est le regard.

Tableau 3. There is a Tide

1. Personnage: Shy

2. Ouvrage: There is a Tide

3. Regard: Méprisant

4. Situation: « Suddenly there were ads against acne, they called my face acne. Young people suddenly seeing my beautiful pocked face as ugly, they didn’t see my face anymore, just the pock marks […] » (T 46).

5. Message politique: Le regard de la société est ici destructeur. Il pèse sur l’identité de l’individu. Shy est tantôt appréciée, puis rejetée. Le regard est si pesant qu’il la poussera à l’anorexie. L’influence sociale est ici identifiée comme la source de la souffrance du personnage. C’est en rompant avec lui qu’elle pourra guérir. Shy devra s’affranchir des conventions et rejoindre le seuil des pulsions.

Tableau 4. The Rape of Sita

1.Personnage: Iqbal

2.Ouvrage: The Rape of Sita

3.Regard:admiration

4.Situation: « ‘Garson, Boy,’ my mother shouts to me, ‘Boy. Fetch my sugar tin. Go on, fetch it. ‘I am

169

honoured. I have been given a role in the play » (ROS 32). Iqbal, enfant, se souvient de sa mère invectivant ceux qui viennent lui reprocher sa conduite. Il est fier du courage de sa mère et son regard d’enfant brille pour elle.

5. Message politique: Le regard est ici tourné vers la mère face au patriarcat qui vient lui reprocher de

« garder » un homme. Iqbal admire la mère et détourne son regard du patriarcat. Position qu’il adoptera tout au long du roman par le leitmotiv: « Iqbal was a man who thought he was a woman ». La toute-puissance du patriarcat est brisée ici par la force de regard de l’enfant entièrement en faveur de la mère. Ce regard restera celui de l’adulte-narrateur et symbolise une brèche dans le pouvoir dominant. Le regard marque ici la rupture d’une valeur prédominante et occupe de ce fait une indéniable fonction politique.

Tableau 5. The Rape of Sita

1.Personnage: Rowan

2.Ouvrage: The Rape of Sita

3. Regard: Destructeur

4. Situation: « He looked at her again around the doorway. This time, like the grim lion, he saw her as his prey.

« I’ll hunt her down and kill her. ‘But his vacillation went on and on » (ROS 190). Rowan s’apprête à violer Sita. Il l’observe avec la volonté de la détruire.

5. Message politique: Le regard de Rowan est en rupture avec la réalité. Son état d’extrême violence le coupe de la raison. La comparaison avec le lion établit explicitement Rowan comme animal, vidé de toute humanité.

C’est par le regard déshumanisé, animal, que l’homme Rowan est explicitement déchu de sa nature humaine.

Par la volonté de destruction affichée dans le regard, Rowan n’est plus un homme complet. La volonté de destruction est retournée contre lui: voulant détruire l’autre, il est détruit.

Tableau 6. Getting Rid of It

1. Personnage: « The Boy Who Won’t Speak »

2. Ouvrage: Getting Rid of It

3. Regard: effroi

4. Situation: Témoin de l’immolation de sa mère, l’enfant perd la parole.

5. Message: Getting Rid of It parle de violence faite au corps de la femme. Enfermé, mutilé dans le silence par des avortements clandestins, le corps finit par s’autodétruire. Le roman parle sans arrêt de suicides. Le regard

170

du personnage garde l’image figée et silencieuse d’une mort atroce, celle de la mère. Ce silence fait écho au silence social entourant les violences faites au corps de la femme et ce personnage qui va, petit à petit retrouver la parole, « dit » la volonté du texte de rendre la voix aux souffrances passées sous silence.

Tableau 7. Boy.

1. Personnage: Krish Burton (Boy)

2. Ouvrage: Boy

3. Regard: Apaisé

4. Situation: « There’s blue sky there. Wide open sky everywhere. There’s peace there, in their house, everything is calm. It’s soothing. Gentle. Sweet. Kind. There. Not like here, where things rasp. Too full and yet empty » (B 19). Krish, après son échec aux examens se rend chez son oncle et sa tante et s’imprègne d’un paysage agréable.

5. Message politique: L’ouvrage est un hymne à la nature, que ce soit la nature humaine ou la nature elle-même. Il faut donc rompre avec la ville pour se retrouver. En d’autres termes, la société empêcherait l’individu d’être en réelle communion avec son essence.

Tableau 8. Mutiny.

1. Personnage: Leila

2. Ouvrage: Mutiny

3. Regard: émerveillé

4. Situation: « Then she swings her arms around. She’s got a wide audience. A wide skirt as well, that spins out around, then settles down. Maybe bright red, layered » (M 19). Leila, en prison avec Juna s’imagine en repésentation. Elle est habillée pour le spectacle. Elle voit la foule qui l’acclame.

5. Message politique: Le regard permet ici l’évasion. Les portes de la prison ne sont plus closes. Le regard est ici émerveillé, porteur d’espoir. Il va au-delà des limites imposées par la société et se pose ici en opposition

171

avec l’univers hostile de la prison. Nous avons un regard innocent, plein de couleurs, qui rompt avec la grisaille de l’univers carcéral et dénonce l’injustice de l’enfermement d’un personnage présenté à plusieurs reprises comme une enfant. Celle que le système appelle « effusion of blood » n’est qu’une enfant. Le regard de Leila lui restitue en quelque sorte sa véritable identité ; c’est par le regard que la vraie nature transparaît, prenant à contre-pied l’image que veut offrir la prison.

Tableau 9. The Malaria Man and her Neighbours.

1. Personnage: Zan Pol

2. Ouvrage: The Malaria Man and her Neighbours

3. Regard: angoissé et outré.

4. Situation: « He tries to cover his eyes. He doesn’t want to see anything else. Please » (MMN 81). Zan Pol, dissimulé parmi des buissons observe quatre hommes qui planifient de détourner l’eau du canal Majennta destiné à l’irrigation des terres des petits planteurs au profit des établissements sucriers.

5. Message politique: Le rapport de force entre les dominants et le petit peuple est ici clairement indiqué, rapport de force qui souligne au passage le déséquilibre entre les deux partis. Zan Pol qui représente le peuple est tapis dans des feuillages, tremblant, seul et impuissant. Les quatre hommes sont quant à eux sûrs de leur coup, ils s’amusent et parlent d’une voix assurée et enjouée. La force écrasante que représentent les quatre hommes est de mauvaise augure pour Zan Pol: témoin de ce qu’il n’aurait pas dû voir, il est désormais menacé pour s’être aventuré à l’encontre de ceux qui représentent le pouvoir. Le regard sert ici à souligner deux choses:

le petit peuple est conscient de la machination qui a lieu alors que les puissants ne savent pas pour l’instant qu’ils sont vus. Le regard donne la main au peuple et indique le début d’une prise de conscience bien que celle-ci soit dangereuse et encore précaire. Le regard marque un début: Zan Pol sait. Reste à présent à réagir et ce sera cela le dilemme du roman.

Les émotions traduites par le regard des personnages des romans renforcent l’idée qu’il y a bien quelque chose à faire ressortir, un message, une idée qui interrompt le fil du roman pour se signaler. Le regard intervient comme outil indicateur d’un événement, d’un élément particulier qui serait susceptible de bouleverser le cours de la situation. Le « regard » en tant qu’outil d’observation, permet de figer le texte en tableaux, en instants cristallisés qui attirent l’attention du lecteur sur deux choses: i) il s’agit d’un moment important du texte contenant une idée clée, ii) le personnage prendra l’initiative d’une action consécutive à ce moment et apportera un mouvement différent à la trame. Ce qui fige le tableau, c’est bien

172

cette émotion (effroi, émerveillement, peur, admiration) rendue palpable par le texte et que le personnage s’approprie par le regard. Ainsi, le regard agit comme une sorte de passerrelle entre l’émotion et le personnage qui l’absorbe pour ensuite se retrouver responsable d’en faire déouler une action.

Le regard que portent les personnages sur les situations exposées dans les romans les pousse à la prise de conscience. Collen commente les émotions ressenties par les personnages, leur colère, leur indignation, leur douleur. C’est le regard qui enclenche une première prise de contact avec ce qui deviendra l’inacceptable. Le regard commence la lutte, exprime la lutte.

Sita, face à son violeur entame un véritable rapport de force autour du regard afin de tenter de résister à Rowan. Etre vu ou voir revêt une importance capitale dans les romans. Ainsi, le patriarcat préfèrerait ne pas être vu lorsqu’il use des ressorts idéologiques. De même, il n’est pas bon être vu lorsqu’on se débarrasse d’un fœtus mort. Dans Getting Rid of It, Collen insiste sur la capacité des femmes à se rendre invisible pour échapper aux lois de la société. Le regard est vecteur d’émotions et engage à la rupture. Il est de ce fait un ingrédient politique:

les personnages sont interpellés par ce qu’ils voient, ils y réfléchissent et y réagissent. La charge émotionnelle du regard est utilisée par Collen pour démarrer les prises de position.

Dans le document Le politique dans les romans de Lindsey Collen (Page 171-175)