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c) Getting Rid of It: se débarrasser de la peur d’être vu

Dans le document Le politique dans les romans de Lindsey Collen (Page 168-171)

Dès le début de Getting Rid of It, l’importance de ne pas être vu est d’emblée soulignée.

Les personnages principaux qui sont des femmes semblent dotés de la capacité de se rendre invisible: « Even. Jumila. Invisible waif and stray » (GR 1), « But in general she goes on being invisible to all those comers and goers of right » (GR 7), « Jumila floats in. She is seeing everything, the whole world, the whole universe in faded black and white only. Then sudden dark. Inside. Strange, unknown, cold womb » (GR 4). Ce qui frappe ici, c’est cette insistance sur une sorte d’invisibilité magique voire rusée que seules les femmes sauraient utiliser. Ainsi, Goldilox Soo pourrait se fondre dans une peinture: « and the invisible becomes visible to her just momentarily, and she, the passer-by, thinks Goldilox Soo is part of the Stina

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Becherel painting » (GR 7). Le regard est un danger: ce qui est visible et palpable, ce qui est concret menace la femme. La vue d’un fœtus mort serait une catastrophe tout comme la vue de femmes cherchant à se débarrasser des preuves d’une fausse-couche ou d’un avortement.

Le visible appartient au patriarcat et il s’en sert pour punir: « and I thoght oh my god he’ll dig it up again and pull it out in front of everyone » (GR 17), « They were being watched. The people standing there watching them were all sorts » (GR 49). Le véritable danger ne vient pas de l’avortement ou de la fausse-couche, c’est surtout la nécessité de ne pas être vue qui prime: ne pas être vue pour ne pas être sanctionnée et jugée. Aussi, deux univers coexistent dans Getting Rid of It: l’univers social qui cherche à voir pour condamner et l’univers des femmes qui doit son salut à l’invisibilité.

Collen, en associant l’invisible à la femme fait de celle-ci la représentante d’une invisibilité mémorielle qui fut tout autant nécessaire pour fuir les sanctions infligées par les dominants: il s’agit de l’invisibilité procurée par le marronnage. Ces deux notions de la femme invisible et de l’esclave caché se retrouveront dans le personnage de Goldilox Soo.

Lorsque Goldilox fait une fausse couche, elle tente d’enterrer le fœtus mort. Néanmoins, son frère découvre ce qui est arrivé et la chasse de chez eux: le patriarcat a parlé et Goldilox fuira dans les bois. L’image de l’esclave marron poussé à l’invisibilité rejoint ici l’image de la femme poussée aux mêmes extrémités par le patriarcat devenu représentant moderne de l’oppresseur. Ainsi, il va de soi que, comme les esclaves du passé, les femmes s’ancrent à un autre monde avec d’autres valeurs que celui qu’elles doivent fuir. Loin d’un univers qui préconise le visible et le rationnel, l’univers des femmes sera marqué par l’invisibilité et la magie. Des superstitions comme celles du « Naked Midnight Man », c'est-à-dire un sorcier nu qui aurait la capacité de se manifester aux femmes avant de disparaître ou de se changer en animal hantent l’univers des femmes. Dans Getting Rid of It, Jumila, Goldilox et Sadna sont associées à l’image de la sorcière. Capables de se rendre invisibles, elles flottent au lieu de marcher: « like she’s travelling just above the ground » (GR 1).

Ce qui frappe par ailleurs c’est, qu’au-delà de cet aspect surnaturel qui met au défi le rationnel du monde visible, Collen associe cet univers de femmes à une réalité finalement moins illusoire que celle que la société offre à voir. Ainsi, les véritables problèmes sociaux tels que l’avortement et les problèmes de logement voudraient être voilés par la société.

Cette idée est bien illustrée par le fait que Jumila ait choisi un sac en plastique faisant la publicité de Maurice comme île paradisiaque pour mettre son fœtus mort. Et Collen

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d’insister ironiquement que Dieu aurait d’abord visité l’île Maurice avant de créer le paradis faisant un clin d’œil à la citation de Marc Twain, clin d’œil qui vient souligner tout l’aspect factice de la situation visible de l’île: « ‘God saw Mauritius then He made Paradise’ » (GR 7).

Les difficultés, bien qu’invisibles sont néanmoins bien réelles: un passé colonial oppresseur qui se traduit aujourd’hui par l’oppression de la femme et de la classe ouvrière: « The three of the intend to act. This very afternoon. Old oppression around too long now, they felt it in their bones: time now for Getting Rid of It. Start today. » (GR 9). Mais aussi, des crimes passés sous silence à l’instar du meurtre de la mère de Sadna, du viol de Sadna et des abus physiques commis au sein du foyer à l’encontre des femmes.

La nécessité de ne pas voir est un essentiel dans Getting Rid of It. Pour les femmes, c’est un salut que d’être invisibles car c’est leur propre corps de femme qui témoigne à lui seul d’un crime: être femme, c’est porter les traces d’une culpabilité inscrite dans sa chair: « Lucky they’re invisible. There’s trouble written on their bodies now. Double double toil and trouble. They might become visible and stick out like a sore thumb » (GR 5). Au départ, il est donc nécessaire aux femmes de se servir au mieux de leur capacité, faculté salutaire héritée des opprimés ancestraux afin d’échapper au patriarcat.

Petit à petit, néanmoins, le roman se fait plus provocateur: les femmes passent de la peur d’être vues à la revendication de leurs souffrances. Les suicides qui marquent Getting Rid of It brisent un silence sacré et plongent les hommes dans une sorte d’hébétude et de peur.

Ils sont forcés de voir ce qu’ils refusaient d’admettre. Puis, les rassemblements, les

« meeting », disent la colère du peuple désireux de posséder un vrai logement et désireux de se voir garantir des droits tels que le droit à la contraception pour les femmes. Enfin, Getting Rid of It aboutit sur cette image « visible » terrible: on découvre enfin ce qu’il y a dans le sac en plastique. Ce que Jumila et ses amies voulaient jeter aux ordures ou dans une rivière est finalement déballé, religieusement contemplé pour enfin être enterré. Le fœtus d’une petite fille, sanglante, un placenta dégoulinant, sont sortis du sac: l’invisible violence patriarcale est rendue visible et ce n’est qu’à ce prix que Jumila peut se libérer de son fardeau. Le fœtus et enterré et sa sépulture marquée par la mise en terre d’un arbre.

Collen se sert de l’accent sur l’invisible, sur la nécessité d’être à l’abri des regards pour rendre plus visible ce que le patriarcat cherche à cacher. La souffrance des corps devient un leitmotiv obsédant dans Getting Rid of It: les corps de femmes blessés, les corps marqués

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par la mort, les fœtus qui hantent le roman sont autant de signes qui voudraient rester invisibles et que Collen travaille à rendre saillants.

Dans le document Le politique dans les romans de Lindsey Collen (Page 168-171)