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iii. La métaphysique ou les origines d’une pensée androcentrée

Dans le document Le politique dans les romans de Lindsey Collen (Page 136-143)

L’homme émerge comme figure de proue dans la société et les raisons de cette précellence sont, entre autres, de nature métaphysique: elles sont le fruit d’une réflexion structurée et appuyée. Voici ce que le Petit Robert donne en première acception du terme

« métaphysique »: « 1. Recherche rationnelle ayant pour objet la connaissance de l’être

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absolu, des causes de l’univers et des principes premiers de la connaissance » (p. 1620 Petit Robert 2003). Les trois éléments phares que nous retiendrons de cette définition sont

« rationnelle », « être absolu » et « principes premiers de la connaissance ». Notre objectif sera de démontrer que la métaphysique, en tant que réflexion tente de « rationaliser » le rapport homme/femme en formulant l’assertion d’un « être absolu ». En d’autres termes, la métaphysique essaye d’expliquer/d’argumenter/de poser un « être absolu » à l’appui d’un raisonnement démontré et cet être absolu sera l’homme. L’argument phare pour justifier la place de l’homme (entendons homme mâle) à la tête de la hiérarchie des espèces sera qu’il est celui, parmi toutes les autres espèces qui se rapproche au mieux de la connaissance absolue.

Plus « éclairé », plus proche de la pensée, l’homme occupe légitimement la marche la plus haute. La métaphysique qui s’entend également comme « philosophie » en arrivera donc à la conclusion suivante énoncée par Françoise Héritier et qui reprend une nette classification homme/femme avec à la clé la « justification » de l’asservissement féminin: « Il y a donc un sexe majeur et un sexe mineur, une sexe « fort » et un sexe « faible », un esprit « fort », un esprit « faible ». Ce serait cette « faiblesse » naturelle, congénitale des femmes qui légitimerait leur assujettissement jusque dans leur corps »236.

Si l’objectif reste le même, à savoir la domination par la force de la femme par le patriarcat et son maintien dans cet état d’asservissement, le procédé change. Ici il s’agit, à force d’arguments, de « prouver » à la femme son infériorité. Elle est associée au corps, à la partie vile de l’humain237, alors que l’homme est associé à l’âme, à la pensée qui le relie au divin. Chez Collen, la femme souffre par le corps, parce qu’elle est corps. Nous verrons comment dans les romans de Collen, le corps de la femme devient pour le patriarcat l’occasion de soumettre et d’humilier.

Avant même que la théologie chrétienne ne revendique un Dieu unique, la philosophie grecque avait déjà rompu avec son panthéon de dieux sexués et reproducteurs ; « l’image de dieux sexués qui s’engendrent les uns les autres »238 se voit réfutée par des penseurs présocratiques. La multiplicité des dieux, leur rattachement à une sexualité et donc à une

236Françoise Héritier, Masculin/ feminine, la pensée de la difference, Paris: Editions Odile Jacob, 1996, p. 207.

237Pour cette partie, nous emploierons le terme « humain » à la place du générique « homme » afin d’éviter toute confusion entre l’homme mâle et « l’homme » voulant signifier la race humaine.

238Sylviane Agacinski, Métaphysique des sexes masculin/féminin, aux sources du christianisme, Paris: Seuil, 2005, p. 21.

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corporalité est d’emblée catalogué comme une pensée vulgaire car, le dieu unique ne serait ni semblable par la pensée ou le physique à l’humain. Ainsi, « la métaphysique s’empare donc de la théologie, autrement dit du discours des poètes sur les dieux […] pour réduire à l’unité la pluralité des dieux »239. Cette corporalité sexuée et mortelle se voit opposée « l’âme » qui devient la plus haute correspondance susceptible d’exister entre l’humain et le divin.

« L’âme » au sens d’intelligence, de réflexion et de connaissance philosophique correspond au mieux à l’idée d’ « Un », cette nouvelle unicité qui supplante le multiple vulgaire.

L’abstrait prend le pas sur le concret que représente le corps. Pour asseoir et donc

« expliquer » la primauté de l’homme mâle sur les autres espèces y compris la femme, la métaphysique s’appuiera sur les arguments suivants: L’association la plus directe de l’homme mâle à « l’âme » et donc à la connaissance, l’existence d’un homme « pur » à travers l’homosexualité qui n’est pas perçue comme décadente par la pensée antique et enfin, la capacité des hommes mâles à donner naissance à travers ce que la philosophie a appelé la maïeutique.

L’émergence de « l’âme » en tant que principe supérieur s’accompagne graduellement d’un autre fait majeur que contribue à instituer la métaphysique: l’homme, c'est-à-dire l’individu mâle se voit associé à « l’âme ». C’est l’homme mâle qui serait le plus proche de

« l’âme », c'est-à-dire de l’abstraction intellectuelle, de la connaissance: « c’est que l’intelligence, qui détermine la parenté des hommes avec le divin, est plus grande chez les mâles, qui sont ainsi les plus proches parents des dieux »240. Le philosophe se veut dédaigneux de toute descendance corporelle: il s’agit pour lui de regarder ailleurs que vers la concrétude de la terre. Il lève le regard « vers le haut »241 et préfère laisser une descendance intellectuelle sous forme, par exemple, d’un héritage philosophique plutôt que de s’attacher au corps et au matériel.

L’argument le plus élaboré de la « grandeur » du mâle est émis par Platon dans Le Banquet avec le discours d’Aristophane sur « L’humanité primitive ». Aristophane explique qu’à l’origine l’espèce humaine comportait trois genres:

Premièrement, l’espèce humaine comportait en effet trois genres ; […] en outre de mâle et femelle, il y en avait un troisième qui participait de ces deux autres ensemble[…] l’androgyne, qui, pour la forme comme par le nom, participait des deux autres ensemble, du mâle comme de la femelle […]242.

239Agacinski, Métaphysique des sexes masculin/féminin, aux sources du christianisme, op.cit., p. 22.

240Agacinski, Métaphysique des sexes masculin/féminin, aux sources du christianisme, op.cit., p. 24.

241Ibid.

242Platon, Le Banquet, Gallimard, Paris: « Folio Essais », 1950, p. 70.

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Selon Aristophane, il existe au départ trois types d’humains: deux purement mâle ou femelle et une autre moitié mâle et moitié femelle. Ce qui nous intéresse commence à partir du moment où les dieux, en colère devant la suffisance de ces êtres sphériques et puissants, décident de les couper en deux. Aristophane explique alors que ces diverses « moitiés » se mettront en quête de leur moitié perdue. Cette démonstration tend à légitimer la tendance homosexuelle: si l’homme cherche un autre homme c’est que, initialement il faisait partie de ces êtres purement mâles. Ainsi, nous pouvons comprendre que pour la métaphysique, l’homosexualité (surtout masculine) soit l’expression d’une pureté initiale. L’androgyne qui a donné l’amour hétérosexuel entre homme et femme n’est qu’un être de troisième catégorie, plutôt vulgaire. Aristophane poursuit en hiérarchisant clairement les trois êtres initiaux plaçant l’homme pur au sommet de cette pyramide: « le mâle était un rejeton du soleil ; la femelle, de la terre ; de la lune enfin celui qui participe de l’un et de l’autre ensemble, attendu que la lune aussi participe des deux autres astres ensemble »243. Le Banquet fait ainsi « l’éloge de la pureté des deux autres genres, et notamment du double masculin »244 s’opposant ainsi à la version de la psychanalyse freudienne. Freud se limite à l’androgyne comme être à la fois mâle et femelle qui est coupé en deux. Pour lui, l’homme cherche alors naturellement sa moitié femelle alors que toute tendance vers le même sexe apparaît alors comme une dérive.

La psychanalyse aura tronqué la version complète énoncée par Aristophane. Ainsi, l’homme pur, homosexuel, n’est pas une dérive pour la métaphysique mais bien l’expression de l’espèce la plus proche de la connaissance. L’homosexualité sera privilégiée parmi les philosophes puisque, dissociée de la reproduction corporelle, elle vise à initier de jeunes disciples et les élever à la connaissance:

Socrate fait lui aussi l’apologie de l’amour céleste, celui des beaux corps et des belles âmes des jeunes garçons, amour tourné vers le sexe le plus vigoureux et le plus intelligent, pour l’éduquer, le former à la vie commune, lui permettre d’engendrer des œuvres intellectuelles et lui faire découvrir des vérités éternelles245.

Restait à la métaphysique à trouver un moyen de « reprendre » à la femme une caractéristique qui lui est exclusivement réservée, à savoir, la capacité à engendrer et à mettre au monde: « En effet, ce sont les femmes qui enfantent, qui mettent les enfants au monde, les hommes étant privés de ce pouvoir »246. Il fallait à tout prix écarter l’image de la femme de

243Platon, op.cit., p. 71.

244Agacinski, Métaphysique des sexes masculin/féminin, aux sources du christianisme, op.cit., p. 33.

245Agacinski, Métaphysique des sexes masculin/féminin, aux sources du christianisme,, op.cit., p. 33-34.

246 Agacinski, Métaphysique des sexes masculin/féminin, aux sources du christianisme, op.cit., p. 38.

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cette capacité qui lui est exclusive et qui se conjugue avec le plus grand désir de l’humanité, à savoir, la quête de la vie éternelle. Il fallait donc enrayer « le culte des mères [qui] glorifie la naissance éternelle: le ventre de la femme [qui] est promesse d’un au-delà »247. C’est encore une fois l’argument de la connaissance qui va servir pour offrir à l’homme la capacité de

« mettre au monde ». En effet, si la femme donne naissance par le corps, le philosophe fait naître à la connaissance. L’accouchement corporel est ce qui rattache l’humain à l’animalité, c'est-à-dire aux pulsions et à la mortalité: « En effet, les hommes avides de procréer ont cette passion en commun avec les animaux »248. Alors que l’accouchement par la femme rattache l’humain à sa condition vile de mortel, le philosophe propose l’accouchement par le savoir.

La métaphysique appellera ce type de naissance au savoir la maïeutique. Voici en quoi elle consiste: « L’accouchement des âmes désigne la méthode socratique de questionnement, le maître interrogeant ses interlocuteurs en feignant de ne rien savoir pour mieux les délivrer de leurs erreurs […] »249. Naître au savoir, c’est la deuxième naissance proposée entre autre par le christianisme à travers le baptême. La naissance par la femme, la naissance par le corps exige une purification qu’instaure la société du père: seule compte la naissance à « l’âme », à la connaissance.

L’homme, pour la métaphysique est bien celui qui domine les espèces, dont la femme. L’homme est le terme générique synonymique d’humanité: « Man as such was, of course, a code name for a human being subordinated to, and moved by, one power only- the legislating power of the state […] »250. Cette précellence sera confirmée par le récit cosmologique du Timée251 . L’homme est créé en tant que forme la plus accomplie de l’humanité. Néanmoins, pour « devenir », pour « exister », il doit prendre chair et se matérialiser en un corps. Avec ce corps, son âme héritera d’une partie vouée à la passion et aux pulsions. C’est la partie féminine de son être. Si l’homme cède, durant son existence à ces passions et s’écarte de « l’âme » en tant que culte unique de la pensée, il sera réincarné en femme dans sa seconde vie. La femme devient, dans le Timée, un châtiment, une punition, c'est-à-dire le rabaissement ultime et tout bonnement le signe d’un échec.

247Odon Vallet, Déesses ou servantes de Dieu ? Femmes et religion,Paris: découvertes gallimard religions, 1994, p. 11.

248 Vallet, op.cit., p. 33.

249 Vallet, op.cit., p. 35.

250 Zygmunt Bauman, Postmodernism Ethics, London: Wiley, 1993, p. 82.

251 Le Timée est un des derniers dialogues de Platon décrivant la genèse du monde physique de l’homme.

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L’homme est donc placé au sommet des espèces par la métaphysique par le fait qu’il est lié à l’unicité et au refus de la multiplication sexuée. Cette idée sera reprise par le christianisme avec le monothéisme qui est la croyance en un dieu unique. Le christianisme puise ainsi « aux sources de l’ontologie « moniste » métaphysique sur l’Être »252. Le Dieu chrétien n’est pas partagé: il n’est pas sexué et s’est auto généré. Cette idée d’un Dieu Père unique proviendrait également d’un héritage antique selon lequel la figure du père dominait la société. Selon cette pensée, trois arguments phares justifient la domination incontestée du père:

1) « le sperme contient déjà potentiellement tout ce que deviendra l’embryon »253. 2) La mère n’est que le réceptacle de la semence: « gardienne de la semence »254. 3) Civilement, on ne peut hériter de la mère: « Il n’existe aucun équivalent féminin de la puissance paternelle puisque la succession est unilatérale et n’existe que du côté des mâles »255.

Sylviane Agacinsky dans Métaphysique des sexes conclut alors que l’androcentrisme traditionnel est ce qui a donné l’androcentrisme théologique: « Elle est plutôt la forme théologique de l’androcentrisme traditionnel »256. Le Dieu Père unique de la chrétienté provient à la fois de l’héritage métaphysique et de la pensée antique qui place le père au sommet de tout pouvoir social.

La pensée chrétienne valide donc l’idée d’un père prédominant. Cette idée sera reprise non seulement à travers le dieu Père mais aussi avec l’avènement du premier patriarche, c'est-à-dire Adam. Ce « premier » homme s’empare de tout pouvoir du fait (i) qu’il serait arrivé avant la femme (ii) qu’il corresponde à l’idée émise par Sir Robert Filmer257 (et contestée par John Locke) sur le besoin de l’humanité d’être soumise à un patriarche.

Il existe deux versions de la Genèse biblique. Voici ce que dit la première sur la création d’Adam: « Dieu crée l’Adam à son image/le crée à l’image de Dieu/les crée mâle et femelle

252Agacinski, Métaphysique des sexes masculin/féminin, aux sources du christianisme, op.cit., p. 102.

253Agacinski, Métaphysique des sexes masculin/féminin, aux sources du christianisme, op.cit., p. 107.

254 Ibid.

255 Ibid.

256 Agacinski, Métaphysique des sexes masculin/féminin, aux sources du christianisme, op.cit., p. 108.

257 Sir Robert Filmer (1588-1653) était un théoricien politique qui, sous Charles I, défendit la légitimité du droit divin des monarques sur le reste des hommes. Son ouvrage le plus marquant s’intitule Patriarcha et fut publié à titre posthume en 1680. Il fut attaqué par des philosophes tels que John Locke ou James Tyrell.

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[…] »258. La deuxième version dit ceci: « Yhwh Dieu fabrique un adam poussière/ qui vient du sol/ souffle la vie dans ses narines/ l’adam se met à vivre […] L’adam tout seul ce n’est pas bon/ Je vais lui faire une aide […] »259. Nous noterons que dans la première version, dieu crée l’homme et la femme en même temps en les réunissant en un seul être qui se veut à la fois mâle et femelle. La deuxième version énonce la naissance d’Adam le premier, Eve n’arrivant que pour l’aider. Ce qui justifie la domination d’Adam tient de la deuxième version de la Genèse, à savoir son arrivée le premier: « Le privilège d’Adam tient au fait qu’il fut d’abord créé seul, avant la femme »260.

Ainsi, la métaphysique ira chercher aux sources cosmologiques pour appuyer la domination de l’homme mâle et la rendre légitime. Nous avons noté à travers les différents procédés mis à contribution par la philosophie et plus tard par la religion un argument saillant:

l’homme mâle serait grand par la pensée (que nous avons appelé « âme » pour cadrer avec l’appellation philosophique) alors que la femme est rattachée à cette partie vile et mortelle qui est le corps.

C’est par cette même corporalité que le patriarcat chez Collen fustige la femme ravivant ainsi l’argument métaphysique de la domination de l’homme sur la femme parce qu’elle n’est

« que » corps et que le corps n’est que « réceptacle », privé de « toute morphè, de toute forme, en en faisant un réceptacle permanent et par conséquent une chose non vivante et informe, qui ne peut être nommée »261. Dans son roman There is a Tide, dans The Rape of Sita et surtout dans Getting Rid of It le corps de la femme est ce qui la rattache à la souffrance, une souffrance liée au joug patriarcal.

Le corps est envisagé comme sujet de « mépris » par le patriarcat et, de ce mépris, découle une souffrance infligée à la femme, représentante de la corporalité. Le contexte des romans de Collen, c’est une société hiérarchisée à la fois capitaliste et patriarcale qui dirige, à l’appui d’un mépris affiché, des attaques à l’encontre du corps de la femme. Dans There is a Tide la souffrance s’inscrit sur le corps de Shy à travers l’anorexie et nous verrons que cette souffrance corporelle n’est que le résultat d’un mépris acerbe qui s’exprime dans le roman à travers des « voix ». Ces voix sans corps attaquent Shy sur sa féminité, sur sa « propreté » et

258 Agacinski, Métaphysique des sexes masculin/féminin, aux sources du christianisme, op.cit., p. 147

259 Agacinski, Métaphysique des sexes masculin/féminin, aux sources du christianisme, op.cit., p. 148.

260 Agacinski, Métaphysique des sexes masculin/féminin, aux sources du christianisme, op.cit., p. 147.

261 Judith Butler, Ces corps qui comptent, de la matérialité et des limites discursives du « sexe » (1993), trad. par Charlotte Nordmann Paris: Editions Amsterdam, 2009, p. 66.

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sur son physique. La/les voix abstraite(s) interviennent dans le roman comme des expressions indépendantes de toute corporalité: le lecteur ne sait pas exactement qui parle. C’est l’abstraction du patriarcat qui s’oppose ici au corps de Shy en lui exprimant des reproches. Il en va de même dans The Rape of Sita. Pour soumettre cette femme si sûre d’elle, Rowan n’envisage qu’une option: la soumission forcée par le corps qui se traduit par un viol. Encore une fois, la scène du viol est ponctuée de voix que Rowan entend et qui le font hésiter entre le crime ou l’abandon de son dessein. C’est finalement la voix du patriarcat qui l’emportera: une voix sans visage encore une fois.

Nous proposons de voir comment, dans ces deux romans, Collen écrit le corps de la femme poussé à la souffrance par le patriarcat et comment, simultanément, l’écriture se fait corps par solidarité de la femme, c'est-à-dire comment l’écriture s’envisage comme l’expression d’un corps défait.

a) There is a Tide: le « mépris » exprimé à l’encontre du

Dans le document Le politique dans les romans de Lindsey Collen (Page 136-143)