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1,12 LE NOIR, DARWIN ET L'EVOLUTION

D 3 Les races humaines selon Darwin

Dans ce chapitre on peut constater que le problème de la classification et de la définition des races humaines n'intéresse pas Darwin, qui du reste à certain moment semble se moquer des efforts qui ont été faits dans ce sens, non

qu'il ne constate pas de différences, mais ces différences sont si graduelles qu'il lui paraît vain de chercher des frontières précises entre les groupes :

"Les savants les plus éminents n'ont pu se mettre d'accord pour savoir s'il forme une seule espèce ou deux (Virey), trois (Jacquinot), quatre (Kant), cinq (Blumenbach), six (Buffon), sept (Hunter), huit (Agassiz), onze (Pickering), quinze (Bory Saint- Vincent), seize (Desmoulins), vingt-deux (Morton), soixante (Crawfurd) ou soixante- trois, selon Burke. Cette diversité (...) prouve que ces races se confondent les unes avec les autres, de telle façon qu'il est presque impossible de découvrir des caractères distinctifs qui les séparent les unes des autres".

Un point de vue très moderne ! Darwin pourtant estime que le constat de cette gradation ne doit pas étonner celui qui pense en terme d'évolution, et son chapitre VII est entièrement tourné vers le projet de mettre un terme à un débat qui oppose les partisans adverses, monogénistes et polygénistes, d'une théorie dépassée, le créationnisme :

"Le genre humain se compose-t-il d'une ou plusieurs espèces ? C'est là une question que les anthropologues ont vivement discutée pendant ces dernières années, et faute de pouvoir se mettre d'accord, ils se sont divisés en deux écoles, les monogénistes et les polygénistes. Ceux qui n'admettent pas le principe de l'évolution doivent considérer les espèces, [soit] comme des entités en quelque sorte distinctes; ils doivent, en conséquence indiquer quelles sont les formes humaines qu'ils considèrent comme des espèces, en se basant sur les règles qui ont fait ordinairement attribuer le rang d'espèces aux autres êtres organisés...(p.192)".

"Les naturalistes, au contraire, qui admettent le principe de l'évolution, et la plupart des jeunes naturalistes partagent cette opinion, n'éprouvent aucune hésitation à reconnaître que toutes les races humaines descendent d'une souche primitive unique; cela posé, ils leur donnent, selon qu'ils le jugent à propos, le nom de races ou d'espèces, dans le but d'exprimer la somme de leurs différences... (p.192-193)".

Ces différences, Darwin les a analysées au préalable, en se "basant sur les règles qui ont fait ordinairement attribuer le rang d'espèces aux autres êtres organisés", c'est-à-dire qu'en naturaliste il examine les arguments (inter fécondité, mélange par croisement en cas d'habitat identique...) des uns et des autres. Il en conclut, comme on l'a vu ci-dessus, que le terme de sous-espèces conviendrait mieux, même si "la longue habitude fera, peut-être toujours,

préférer le terme de race (p.192)". Enumérer ces arguments et la position de

Darwin reviendrait à citer le chapitre entier. Nous nous bornerons donc à signaler que pour lui, les points communs sont plus importants que les

différences ; il s'ensuit que les races humaines dérivent d'un ancêtre commun, lui-même probablement humain. Il s'agit donc "tout au plus" de sous-espèces79. L'argument décisif pour refuser la division du genre humain en

espèces distinctes est précisément que, les caractères distinctifs de l'espèce humaine étant très variables, les races se confondent les unes avec les autres et qu'il serait impossible d'identifier l'espèce d'un individu pris isolément : "Il [un naturaliste] ne se reconnaît pas le droit de donner des noms à des organismes

qu'il ne peut pas définir". Les anthropologues du siècle suivant n'auront pas la

lucidité de leur maître à penser... Il est du reste frappant qu'on mette aujourd'hui en avant exactement les mêmes arguments pour arguer qu'il n'existe pas de "race naturelle humaine". Nous suggérons qu'il s'est donc produit entre temps un glissement sémantique du mot "espèce" au mot "race" : "race" exprimerait aujourd'hui la même "somme de différences", pour reprendre l'expression de Darwin, que pour un homme du XIXe le terme "espèce". Cela se conçoit : le contenu des différences raciales s'est enrichi des significations affectives, idéologiques et sémantiques engendrées par la colonisation, une guerre mondiale sur fond de raciologie, la décolonisation auxquelles se sont ajoutés quarante-cinq ans de tourisme et de diplomatie80.

Il n'en reste pas moins qu'avec Darwin, héritier d'un débat sur les origines des races et fondateur d'un nouveau cadre théorique pour ce sujet, les bases "scientifiques" du racisme tel qu'il persiste aujourd'hui sont désormais posées ; on peut énoncer le thème ainsi : il existe des différences, y compris au plan "mental", entre des groupes humains, peu importe le label (race, variété,

79Darwin élude un peu la question dans le chapitre VII. Sa pensée est sans doute rendue plus

clairement dans la conclusion principale de l'ouvrage : "Néanmoins, toutes les races se

ressemblent par tant de détails de conformation et par tant de particularités mentales qu'on ne peut les expliquer que comme provenant par hérédité d'un ancêtre commun ; or cet ancêtre doué de ces caractères méritait probablement qualification d'homme".

80On emploie au XIXe les mots de nation, race ou population de manière indifférenciée. On

espèce) qui leur sert de catégorie, lesquelles différences s'expliquent par le degré d'évolution et rendent adéquate leur traduction en terme d'infériorité ou de supériorité.