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LE NOIR DANS L'ANTHROPOLOGIE DES NATURALISTES

B 2 Origine différente ou race dégénérée ?

Dans les débats opposant les partisans du monogénisme et du polygénisme figurait donc en toile de fond cet enjeu économique majeur qu'est

35GOULD S. J. La mal-mesure de l'homme, Ramsay, « Le livre de poche/biblio-essais »,

Paris, 1983, 447 pages, p. 29.

36Ce qui fait dire à son biographe Denis BUICAN cette chose curieuse que Darwin n’avait pas

de préjugé raciste (!) Cette confusion entre esclavagisme et racisme contraint d’indiquer que selon nous, l'adjectif "raciste" est censé qualifier tout esprit ou doctrine instaurant une hiérarchie des "races" humaines. Mais il s'agit d'un terme descriptif : l'appliquer, avec tous les jugements de valeur et les prises de parti qu'il suppose aujourd'hui, à un naturaliste du XIXe comme Darwin, ou à une recherche scientifique sur les races de la même époque, n'aurait bien sûr aucun sens.

l'esclavage. Mais aussi le problème religieux : comment concilier le polygénisme avec la Bible ? Comment aussi, expliquer l'infériorité des Noirs dans le cadre d'une théorie monogéniste ? Cette dernière eut recours à la théorie des climats et de la dégénérescence :

“ Depuis la perfection de l'Eden, les races ont poursuivi un processus de dégénérescence et se sont altérées à des degrés plus divers, les Blancs ayant suivi la dégradation la plus faible, les Noirs la plus importante. C'est le climat qui a été le plus souvent invoqué comme cause principale de cette distinction raciale ” (Buffon, Histoire naturelle de l’Homme, 1749)38.

Mais les avis divergeaient sur la réversibilité du phénomène. D'après certains les différences, bien que développées peu à peu sous l'influence du climat, étaient à présent fixées et ne pouvaient s'inverser. Selon d'autres, le caractère progressif du processus signifiait qu'il était réversible pour peu que le milieu s'y prête. Samuel Stanhope Smith, président du collège de New-Jersey (plus tard Princeton), espérait que les Noirs américains, en vivant dans un climat convenant mieux au tempérament caucasien, deviendraient bientôt blancs...39 Avant Darwin on disait donc que les Noirs étaient une race

dégénérée, après Darwin, on dira qu'ils constituent une race non évoluée, tout dépend du sens de la marche.

La thèse du monogénisme avait en France des défenseurs de poids, notamment Buffon dont l'influence sur les sciences naturelles fut déterminante, lui qui assit la définition de l'espèce sur le critère d'interfécondité. Or les races humaines étant interfécondes, ne constituaient pas des espèces distinctes. Partisan de l'abolition de l'esclavage, Buffon croyait pourtant à l'infériorité des Noirs, et à la théorie des climats. Comment résister à citer encore ce passage :

"Le climat le plus tempéré est depuis le 40e degré jusqu'au 50e, c'est aussi sous cette zone que se trouvent les hommes les plus beaux et les mieux faits, c'est sous ce climat qu'on doit prendre l'idée de la vraie couleur naturelle de l'homme, c'est là où l'on doit prendre le modèle ou l'unité à laquelle il faut rapporter toutes les autres

38GOULD S.J., ibid, p.37. 39GOULD S.J., ibid. p.37.

nuances de couleur et de beauté" (BUFFON: Histoire naturelle générale et particulière,1749, Paris, t.III, p.52840).

La définition que Buffon donna à l'espèce fondait par contrecoup celle de race comme sous-espèce. Son sens de la hiérarchie des races, dont on voit ci-dessus qu'elle devait beaucoup à des critères esthétiques, correspondait à la sensibilité de son temps. Mais il croyait à l’unité de l’espèce humaine. Aussi, ceux qui voulaient voir dans les races des espèces distinctes afin d'en finir avec les scrupules humanistes, s'en prirent-ils aussi à Buffon, à sa définition de l'espèce, ou voulurent montrer que les phénomènes d'hybridation étaient courants entre espèces. On pourrait donc résumer le débat de l'époque comme opposant les partisans de thèses groupées de façon bipolaire :

monogénisme + théorie des climats + abolitionnisme + esprit biblique

contre

polygénisme + esclavagisme + impérialisme économique + libre pensée

Evidemment, cela est simplificateur mais dessine, en gros, une ligne de front, d'ailleurs perméable, entre des attitudes ou des positions constitutives des débats intellectuels de l'époque41.

40GOULD, S.J. ibid p.38.

41Cette esquisse appelle trois remarques :

1) On ne veut pas dire que tout partisan du monogénisme était aussi nécessairement un chrétien dogmatique (Buffon en serait le contre-exemple) ou tout partisan de l'esclavage un libre- penseur.

2) Ce qu'on souhaite discerner, c'est moins les idées individuelles de telle personnalité scientifique éminente, que la façon dont ses idées sont répercutées dans le corps social. L'histoire des idées est envisagée comme un fil conducteur vers l'histoire des mentalités; celles des hommes et des femmes qui sont les acteurs de la vie sociale, politique et économique et qui, de la fin du XVIIIe au XXe siècles tournent leur regard vers l'Afrique.

3) Par ailleurs, "la ligne de front" qu'on définit ici paraît davantage avérée au XIXe, qu'au XVIIIe où elle se dessine mais se cache : la libre pensée est loin d'être une pensée libre. L'orthodoxie biblique y fait partie des contraintes intellectuelles jusqu'au début du XIXe, bien davantage qu'à l'époque de Darwin. Aussi la référence au texte biblique constitue la "zone de perméabilité" ou le point d'intersection entre les deux parties adverses, selon la façon dont le texte est expliqué ou interprété : il s'agit si possible de mettre Dieu dans son camp.