• Aucun résultat trouvé

LE NOIR DANS L'ANTHROPOLOGIE DES NATURALISTES

B 4 L’école polygéniste américaine et L Agassiz

Les Etats-Unis trouvèrent en Louis Agassiz (1807-1873) leur premier grand théoricien du polygénisme. Jusque là les Américains vivaient à l'heure européenne dans les domaines scientifiques, s'agissant d’anthropologie tout au moins. Louis Agassiz leur permit une émancipation, bien qu'étant lui-même originaire de la Suisse où il avait acquis sa renommée comme disciple de

Cuvier et spécialiste des poissons fossiles. Emigré aux USA, il devint professeur à Harvard où il fonda et dirigea jusqu'à sa mort le Museum de zoologie comparée43. Avant d'arriver aux Etats-Unis, Agassiz était un homme

respectueux de la Bible, partisan de la création, du fixisme et du monogénisme, qui se considérait comme un anti-esclavagiste. Il se convertit à la doctrine des espèces humaines distinctes après ses premiers contacts avec les Noirs américains44. Il élabora une théorie sur les "centres de création", selon laquelle

les espèces avaient été créées en un lieu précis qui leur était propre et que généralement, elles ne s'éloignait guère de ces centres. Dans ses pratiques taxinomiques, Agassiz portait une attention extrême aux plus petites différences, lesquelles devenaient le signe d'une spéciation. Il créa ainsi par

43GOULD S.J., opus cité p.42. Nos informations sur Agassiz sont exclusivement empruntées à

cet auteur.

44Les textes cités par Stephen Jay GOULD pour asseoir cette affirmation sont livrés dans son

livre La mal mesure de l'homme et ne présentent aucune équivoque. Voici par exemple le texte d'une correspondance adressée à sa mère lors de son premier voyage aus USA: « C'est à

Philadelphie que je me suis retrouvé pour la première fois en contact prolongé avec des Noirs (...) Je peux à peine vous exprimer la pénible impression que j'ai éprouvée, d'autant que le sentiment qu'ils me donnèrent est contraire à toutes nos idées sur la confraternité du genre humain et sur l'origine de notre espèce. Mais la vérité avant tout. Néanmoins, je ressentis de la pitié à la vue de cette race dégradée et dégénérée et leur sort m'inspira de la compassion à la pensée qu'il s'agissait véritablement d'hommes. Cependant il m'est impossible de réfréner la sensation qu'ils ne sont pas du même sang que nous. En voyant leurs visages noirs avec leurs lèvres épaisses et leurs dents grimaçantes, la laine sur leur tête, leurs genoux fléchis, leurs mains allongées, leurs grands ongles courbes et surtout la couleur livide de leurs paumes, je ne pouvais détacher mes yeux de leurs visages afin de leur dire de s'éloigner. Et lorsqu'ils avançaient cette main hideuse vers mon assiette pour me servir, j'aurais souhaité partir et manger un morceau de pain ailleurs, plutôt que de dîner avec un tel service. Quel malheur pour la race blanche d'avoir, dans certains pays, lié si étroitement son existence à celle des Noirs ! Que Dieu nous préserve d'un tel contact ! (p.44-45). L'auteur précise qu'il a tiré ce

passage du manuscrit original conservé dans la bibliothèque Houghton de Harvard, cette correspondance ayant été expurgée aux fins de publication par la femme d'Agassiz dans le livre de référence Louis Agassiz, sa vie et sa correspondance.

GOULD présente également d'autres textes qui mettent en lumière la peur viscérale qu'avait Agassiz du métissage entre Blancs et Noirs, qu'il considérait comme contre nature. On voit aussi dans ces textes, outre les arguments du zoologiste contre l'égalité des races, se faire jour une angoisse du danger de submersion des Blancs par les Noirs: “ Personne ne dispose

d'un droit sur ce qu'il est inapte à utiliser (...) Gardons-nous d'accorder trop à la race noire dès à présent, de peur qu'il ne devienne plus tard nécessaire d'annuler violemment certains des privilèges qu'ils pourraient utiliser à notre détriment et pour leur propre tort (10 août

1863)"(p.49). Agassiz pensait que le salut de l'homme Blanc passait par la ségrégation la plus stricte, sexuelle, mais aussi géographique. Il eut une large audience dans le monde politique.

centaines des espèces de poisson qui se révélèrent des individus appartenant à une espèce variable. Persuadé que les races humaines étaient en fait des espèces distinctes, il vit là un moyen de réconcilier la Bible avec le polygénisme : de la même façon que la Bible ne parle pas des parties du monde inconnues des Anciens, le récit d'Adam ne se réfère qu'à l'origine des Européens. Cela dit, Agassiz n'avait à l'appui de ses idées aucun élément de preuve scientifique, il n'était qu'un théoricien. Il trouva donc dans les travaux de Samuel George Morton, médecin et savant de Philadelphie, un soutien d'importance. Après les théories, il faut en effet examiner les techniques anthropométriques qui fournirent la matière de l’anthropologie pendant plus d’un siècle et demi.

1,114 - C) Techniques de la classification raciale : anthropométrie et crâniologie au XIXe Le XVIIIe avait apporté un esprit de système, ainsi qu'un état d'esprit récusant l'intrusion du religieux ou de la croyance dans l'élaboration de la connaissance. L’anthropologie naissante intégrait les apports contemporains de la médecine, de l'anatomie, de la phrénologie... citons également la physiognomonie, ou connaissance des tempéraments par la physionomie des individus, dont les catégories ont inspiré les jugements portés sur les caractères physiques raciaux, préfigurant l'engouement du XIXe siècle pour les crânes et les faciès de fous, d'idiots ou de criminels... Citons enfin la naissance d'une autre science en quelque sorte complémentaire de l'anthropologie : la paléontologie. Celle-ci, au regard de l'évolutionnisme, est devenue le pendant de l'ethnographie, le miroir -oserons-nous dire, déformant peut-être ?- .où se sont reflétées à l'infini les différences morphologiques des groupes humains contemporains. L'étude du squelette a joué dès lors un rôle déterminant dans le développement de ces deux disciplines.

Nous avons vu que la classification des êtres vivants s'est faite fait dès le XVIIIe sur des critères morphologiques. Linné lui-même divisait l’espèce humaine six races : sauvage, américaine, européenne, asiatique, africaine et monstrueuse. Ces classifications étaient fondées sur des critères tenant à l’aspect physique, où bien sûr la couleur de la peau jouait un grand rôle. Johann Friedrich Blumenbach, considéré comme le père fondateur de l’anthropologie physique45, envisageait quant à lui cinq divisions, moins

raciales que géographiques : caucasienne, mongole, éthiopienne, américaine et malaise. Le XIXe ne pouvait se satisfaire de critères aussi vagues.

C1) Typologie

Il s'agissait de comparer, donc de mesurer, hiérarchiser les mesures, puis de typer. Cela peut paraître aller de soi car le développement des sciences naturelles depuis trois siècles nous a habitués à cette sorte de traitement de l'information, issu mais différent de la classification des espèces. Il convient pourtant de considérer les choix implicites qu'un tel traitement suppose, s'agissant en particulier de l'Homme, espèce unique :

- La typologie, nous venons de le voir, postule l'existence de différences entre des groupes, mais également une homogénéité à l'intérieur de chaque groupe (lesquels restent à définir).

- La définition de ces groupes fait sens.

- La nécessité de typer, distincte de celle de classer (les espèces par exemple), émane du constat d'une grande disparité interindividuelle dans les mesures. Il n'y aurait pas besoin de typer si cette disparité n'existait pas. Par exemple il est facile (en apparence seulement, la réalité est plus complexe)

45BLUMENBACH J.F. De Generis humani varietate ("Sur les variétés naturelles de la race

humaine"), 1775. Existe très tôt dans une édition américaine On the natural varieties of

mankind, NY : Bergmann, dont une troisième édition sort en 1795. Blumenbach n'envisageait

pas ces "divisions" comme des classifications répondant aux exigences de la science

systématique ; il se souciait de ne pas "créer dans l'esprit des entités qui n'existent pas dans la nature". (Entretien avec le Professeur A. Langaney du 22/1/96).

d'établir une différenciation de type racial au vu de la couleur de la peau. Mais quand il s'agit de la morphologie du squelette, quel groupe supposer, et quelle donnée privilégier ? Or, puisque les mesures font apparaître des différences entre les individus à l'intérieur même des groupes envisagés, y compris entre individus apparentés, il faut admettre comme donnée caractéristique non plus un fait ou un ensemble de faits d'ordre qualitatif, mais une fourchette statistique à l'intérieur de laquelle une variation dans le résultat des mesures est admise : le volume crânien sera toujours un chiffre moyen calculé à l'intérieur de deux mesures, un minimum et un maximum. L'ensemble de ces moyennes répertoriées sur l'ensemble du squelette définit un modèle énoncé comme homogène, le type. Le type idéal serait le type moyen pour toute ces mesures. Ce type, donc, ne va pas de soi, n'existe pas réellement. Il s'agit d'une construction abstraite des études morphologiques, censée ressortir de ces études mais d'emblée orientée par la définition a priori de ces groupes proclamés différents, groupes culturels par exemple (nationaux, ethniques, linguistiques), ou géographiques...46

Quoi qu'il en soit, le modèle, ou l'approche typologique qui, en dépit des critiques formulées par beaucoup d'anthropologues, continue d'être utilisée aujourd'hui, a été développé par Samuel George Morton, physicien et scientifique de Philadelphie.

46L'impossibilité où l'on se trouvait de réaliser une classification des races cohérente aurait dû

conduire à envisager la nécessaire confraternité des groupes humains, ce qui était inacceptable dans les mentalités européennes. Selon nous le recours à une méthodologie en marge de la systématique, la typologie, fut un moyen de contourner cette nécessité . Dans cette hypothèse, le création du type et des méthodes de typologie qui l'accompagnent résultent du déni de l'échec des méthodes de classification appliquées à l'espèce humaine. Le type occuperait l'espace scientifique offert par la vacance de caractéristiques spécifiques des groupes humains : un leurre cultivé pendant cent cinquante ans par des esprits soucieux de raison, ce qui donne la mesure de l'enjeu psychologique et social des distinctions raciales. Du même coup ces faits donnent aussi la mesure de la grande fiabilité scientifique du système linnéen, qui ne peut en aucun cas soutenir ce leurre. On verra au chapitre 1,12 que Darwin avait lui-même énoncé l'inanité des classifications raciales.

C2) L’aube de la crâniologie : S.G. Morton

Morton est la deuxième grande personnalité de l'anthropologie d’une école américaine qui s'épanouit dans la première moitié du XIXe siècle. Il commença à collectionner les crânes humains en 1820 et en rassembla plusieurs milliers. Son ossuaire fut surnommé le "Golgotha américain"47.

Morton chercha à vérifier l'hypothèse selon laquelle on pouvait établir une classification objective des races en se fondant sur les caractéristiques du cerveau et en particulier sur sa taille. Il collecta des données pendant des années. Ses résultats allant dans le sens de la hiérarchie des races que nous avons déjà vue ci-dessus, alimentèrent les doctrines polygénistes dont il était lui-même partisan. Il n'est pas dans notre intention de commenter les travaux de Morton. Nous renvoyons ici à la lecture du livre de Gould déjà cité, dont nous avons trouvé le chapitre consacré à l'analyse des données de Morton, franchement réjouissant, au contraire de certains autres passages de son livre, plus polémiques48. Le sens de l’influence de Morton fut, à notre sens, d’avoir

opéré un choix (de valeur) dans les données anthropométriques, focalisant l’intérêt des anthropologues à venir sur le crâne, dont le volume était, pensa-t- on après lui pendant un demi siècle, la mesure de l’intelligence49.

Après la mort de Morton en 1851, on utilisa son travail pour justifier l'esclavage dans les états du Sud. Mais la guerre de Sécession n'était pas loin, ainsi que la parution de l'Origine des Espèces de Darwin, et cet autre ouvrage moins connu mais inspiré également par le travail de Darwin, Antiquity of Man de Lyell (1863). Tout ceci fit perdre aux USA tout intérêt pour les théories de

47GOULD S.J., La mal-mesure..., opus cité p. 52.

48GOULD a reconstitué les données recueillies par Morton d'après ses carnets de notes

originaux. Il démontre ainsi comment les résultats, tels qu'ils ont présentés dans les articles, ont été biaisés par les désirs inconscients du savant (voir notamment les pages 57 à 73).

49Morton se passionna également pour les momies égyptiennes dont nous avons vu avec

Gobineau quel rôle elles pouvaient jouer, via la question des origines de la civilisation égyptienne, dans le débat sur le poly/monogénisme.

Morton. En revanche, à Paris notamment où l'on n'aimait guère Darwin et où l'on n'était pas troublé par les guerres américaines, elles trouvèrent un ardent continuateur à la Société d'anthropologie de Paris, en la personne de son fondateur, Paul Broca50. Cette fondation intervint, d'ailleurs, la même année

que la publication de l'Origine des espèces (1859). Le rejet des théories darwiniennes en France autorise à situer ici les travaux de l’école de Broca, bien que chronologiquement postérieurs.