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LE NOIR DANS L'ANTHROPOLOGIE DES NATURALISTES

C 3 L’école de Broca

Initialement défenseur de la fixité des espèces, Paul Broca (1824-1880) dut s’incliner devant les arguments d'observation accumulés par Darwin, ce qu’il fit en 187051 mais avec beaucoup de réserves : il opta pour un

transformisme polygénique, et rejeta le mécanisme de la sélection naturelle décrit par le naturaliste anglais.

Créée par Broca, la Société d’anthropologie de Paris avait pour but la promotion du polygénisme, la thèse du monogénisme étant là considérée comme une attitude de dogmatisme ne devant sa formulation qu’au désir de loyauté envers un christianisme orthodoxe52. Outre ses importants travaux sur

l'hybridité en relation avec la question de inter-fécondité des espèces, l’école de Broca et de ses successeurs (notamment Paul Topinard) pourrait être considérée comme un joyau de la crâniométrie en Occident (nous renvoyons encore une fois à la lecture de S.J. Gould qui a effectué pour les travaux de Broca sur la hiérarchie respective des peuples, des hommes et des femmes, des

50Voir également BRACE L. : "The Roots of the Race concept in American Physical

Anthropology" in History of American Physical Anthropology, F. Spencer ed., London, NY Academic Press, 1982, p11-29. Les Américains sont plus enclins que les Français à constater l'influence qu'a eue Morton sur l'anthropologie française. En revanche, ils sont aussi très portés à imputer à l'influence européenne le racisme de leurs pionniers en anthropologie (voir plus loin, au sujet de E.A. Hooton et Ales Hrdlicka).

51BROCA P. "Sur le transformisme". Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, 1870,

Séries 2, vol.5, pp. 168-242.

criminels et des malades mentaux, le même travail critique que pour les articles de Morton53). Rappelons brièvement les arguments de la crâniométrie et

comment ils intéressent l’Afrique.

Les principales mesures du crâne portent sur :

- le volume de l’encéphale (mesure déjà utilisée par Morton) ;

- l’angle facial (le caractère saillant du visage et des mâchoires considéré comme un signe d’infériorité) ;

- l’indice céphalique : rapport entre la longueur et la largeur maximales du crâne. Des crânes relativement longs (indice 0,75 ou moins) étaient dits dolichocéphales, des crânes relativement arrondis (plus de 0,80) étaient brachycéphales. Broca se trouva en difficulté lorsque le savant suédois Anders Retzius, qui popularisa l’indice céphalique, défendit une théorie de la civilisation selon laquelle les peuples d’Europe, brachycéphales à l’âge de pierre, avaient été remplacés à l’âge du bronze par des peuples supérieurs, Aryens ou Indo-européens, dolichocéphales. Avec cette thèse fort prisée, la dolichocéphalie devenait le signe d’une intelligence supérieure. Or la plupart des Français, dont Broca lui-même, étaient brachycéphales. Qui plus est, la majorité des Noirs d’Afrique et des Aborigènes d’Australie sont dolichocéphales... Gould voit dans cette circonstance (nous lui en laisserons la responsabilité) le motif du travail ultérieur de Broca sur les “ causes ” de l’allongement du crâne : le cerveau était supposé à l’époque comporter les parties nobles à l’avant du crâne (facultés intellectuelles et d’abstraction), alors que les fonctions subalternes ou primitives (perception, émotions) étaient situées, pensait-on, à l’arrière. Broca supposa que l’allongement du crâne, chez les peuples inférieurs, ne pouvaient venir que d’un développement des parties cérébrales postérieures (dolichocéphalie occipitale), alors que, manifestement, “ l’allongement de la boîte crânienne

qui servait de signe au génie teutonique provenait, d’une manière évidente, d’une élongation frontale (...) Quand à la brachycéphalie des Français, il ne fallait pas y voir un défaut d’élongation frontale, mais l’élargissement d’un crâne déjà admirable54”.

Nous ne faisons ce détour par la crâniologie française que pour rappeler de quels débats il s’est agi pendant des décennies... L’école de Broca eut une grande influence en Occident, en particulier aux Etats-Unis où elle inspira l'un des principaux pères de “ l’école ” d’anthropologie américaine, Alès Hrdlicka, fondateur de l’Association of Physical Anthropology et de l’American Journal

of Physical Anthropology. Dans son article consacré aux racines du concept de

race dans l’anthropologie physique américaine, Loring Brace impute à la francophilie de Hrdlicka l’influence que l’école de Broca a exercée sur les travaux de l’anthropologie américaine pendant une bonne partie du XIXe et du XXe, notamment en matière de raciologie :

“ Alors que d’autres comme Barzun ont souligné avec force la bigoterie qui imprégnait si fortement l’anthropologie physique en France, la loyauté de Hrdlicka fut indéfectible. Pourtant il s’était lié à l’occasion d’un séjour de trois mois en 1896 avec Léonce Manouvrier, qui resta son ami jusqu’à sa mort. Or ce dernier, élève de Broca, et directeur du Laboratoire d’anthropologie de l’école pratique des Hautes études de 1903 à 1927, était en désaccord avec son maître et déplorait le racisme qui se développait sous la direction de Broca et justifiait l’entreprise coloniale française55

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Au long de ce chapitre on a tenté de présenter en parallèle, d’une part la naissance et le développement de l’anthropologie physique, d’autre part la façon dont les mentalités ont intégré l’image du Noir, élaborée dans les siècles passés, aux nouvelles sciences de l’Homme. Nous avons été frappée de constater que la plupart des anthropologues, jusqu’à la fin du XIXe, n’ont guère abordé l’Afrique. Ceux qui sont entrés en contact avec des Noirs ne l’ont

54GOULD S.J., idem p.113.

été qu’avec les esclaves d’Amérique ou leurs descendants (ce fut aussi le cas de Darwin). Leurs connaissances sont donc confuses et indirectes. A l'image mythologique, presque monstrueuse de l’homme noir, “ l’Aethiops ” des siècles antiques et médiévaux, entretenue par les préjugés intéressés (et culpabilisés56) de nations exerçant le trafic des esclaves noirs, se superpose un

esprit scientifique qui classe, hiérarchise et ordonne les différences, constate et explique une infériorité décrétée a priori. Cette anthropologie exerce son esprit typologique de manière aiguisée selon le modèle classificatoire hérité des sciences naturelles du XVIIIe, mais en marge de celui-ci, à partir de données morphologiques et particulièrement crâniométriques. D’autres sciences ayant offert des perspectives explicatives nouvelles (les thèses économiques de Malthus, la géologie de Lyell ainsi que la paléontologie naissante), préparent les esprits à accepter l’idée d’une population terrestre extrêmement vieille, modelée par des processus infiniment lents, selon des lois économiques impitoyables, incontournables et permanentes.

56Sur le malaise moral des Français, voir l'étude sémantique de Mme VALENSI :

"Nègre/negro: recherches dans les dictionnaires français et anglais du XVIIe au XIXe siècle". In : L'idée de race dans la pensée politique française contemporaine. Editions du CNRS, Paris, 1977, pp. 157-170.