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1,12 LE NOIR, DARWIN ET L'EVOLUTION

D 4 Le Noir africain dans la Descendance de

l'Homme

Nous avons recherché tout ce qui, dans un ouvrage d'un pareil retentissement, était susceptible d'influencer la vision ultérieure des chercheurs sur les peuples d'Afrique. Notre récolte a été très maigre. Darwin parle très peu des Noirs et de l'Afrique car il n'a pas eu de contact direct avec ce continent : son voyage sur le Beagle s'est effectué dans l'Atlantique et le Pacifique, le long du littoral de l'Amérique australe. De ce fait, il ne connaissait l'Afrique que par des sources indirectes et les seuls Noirs avec lesquels il a pu entrer en contact sont des esclaves ou leurs descendants, ce qui n'était pas le "meilleur" échantillon. Pourtant, rien dans le livre ne témoigne d'une réaction viscéralement rejetante à la manière d'Agassiz, que nous avons vue plus haut. Darwin est resté l'abolitionniste convaincu qu'il était81; nous apprenons

incidemment qu'il a été "autrefois très lié" à "un Nègre pur sang" (sans qu'on sache dans quelles circonstances). Par ailleurs il met en garde contre notre perception des différences physiques :

"Quant à l'étendue des différences qui existent entre les races, nous avons à tenir compte de la finesse de discernement que nous avons acquise par l'habitude de nous observer nous-mêmes. (...) Les races humaines, même les plus distinctes, ont des formes beaucoup plus semblables qu'on ne le supposerait au premier abord ; il faut

excepter certaines tribus nègres..."

81Ce qui fait dire à son biographe Denis Buican que Darwin n'avait pas de préjugé raciste.

Cette confusion entre racisme et abolitionnisme, curieusement répandue, n'est pas en adéquation avec notre définition du racisme, telle que donnée ci-avant.

Le Noir est donc plus différent que les autres ; cette opinion se retrouve un peu plus loin dans les pages consacrées à la question des races humaines en tant ou non qu'espèces distinctes (§ ci-dessus) :

"Depuis qu'il a atteint le rang d'être humain, il s'est divisé en races distinctes, auxquelles il serait peut-être plus sage d'appliquer le terme de sous-espèces. Quelques unes d'entre elles, le Nègre et l'Européen, par exemple, sont assez distinctes pour que, mises sans autres renseignements sous les yeux d'un naturaliste, il doive les considérer comme de bonnes et véritables espèces."

Nous savons cependant que le niveau le plus bas de l'évolution humaine est représenté selon Darwin par les "sauvages", qui ne pratiquent pas l'agriculture. Les Noirs agriculteurs leur sont donc supérieurs, bien que de peu. Au plus bas se situent les Hottentots auxquels s'adjoignent les Pygmées et les Bushmen. Ceux-ci constituent des races à part, tant en raison de leur mode de vie que de leur apparence physique. Cette vision est antérieure à Darwin et lui a survécu longtemps : les travaux effectués par les biologistes dans le monde anglophone, sur ces mêmes populations en vue de percer le mystère de leur différence d'origine supposée, se sont poursuivis pendant plus d'un siècle.

Dans la Descendance de l'Homme, on trouve encore mention des Noirs au chapitre XX, un paragraphe intitulé Coloration de la peau. Rappelons que pour Darwin, les différences anatomiques et morphologiques constatées entre les races ne sont pas dues à la sélection naturelle mais à la sélection sexuelle. La coloration de la peau ne devrait donc rien au soleil :

"La supposition que la coloration noir jais du nègre est due à l'intervention de la sélection sexuelle peut à première vue paraître monstrueuse, mais cette opinion se confirme par une foule d'analogies; en outre, les nègres, nous le savons, admirent beaucoup leur couleur noire".

Il est difficile de résister à citer cette phrase située quatre lignes plus loin :

"La ressemblance qu'offre avec un nègre en miniature le Pithecia satanas avec sa peau noire comme du jais, ses gros yeux blancs, et sa chevelure séparée en deux par une raie au milieu de la tête est des plus comiques (p.661)".

Darwin était, décidément, surtout un naturaliste.

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Conclusion

Nous avons dans notre premier chapitre retracé les origines scientifiques (sciences naturelles, botanique, géologie...) de la pensée de Darwin parce que notre propos est de suivre en parallèle, d'une part l'évolution de la pensée biologique qui préside à l'élaboration de la génétique des populations, d'autre part les événements qui affectent la connaissance et la perception des « races humaines » -noire en particulier-, puisque l'une et les autres, qui n'ont cessé de s'entrecroiser, forment le sujet du présent travail. Mais la pensée de Darwin, dans le domaine de l'évolution humaine, est affectée de nombreuses autres influences, philosophiques, sociales et économiques. Nous verrons plus loin et plus en détail les relations du darwinisme avec la pensée économique et politique de son temps, puisque ceci est directement lié historiquement au mouvement colonial. Mais à l'issue des analyses qui viennent d'être conduites sur l'oeuvre de Darwin, il est peut être opportun de résumer et, en concluant, de souligner certains points :

La pensée de Darwin est un matérialisme, bien sûr, d'autres ont dit même un mécanisme, dont la caractéristique majeure, la plus "subversive" pour le temps, est de rejeter toute idée de création et de transcendance. Intellectuellement elle s'inscrit aussi dans le sillage des philosophies anglaises de Spencer et de Hume, et dans l'ensemble du mouvement intellectuel matérialiste qui a vu son apogée aussi bien dans le matérialisme positiviste que dans le matérialisme marxiste, mouvements qui, en retour, ont revendiqué le darwinisme. C'est un peu le mystère et l'ambiguïté de la biologie darwinienne, que d'avoir pu nourrir et fonder les idées de philosophies aussi antagonistes.

Pourtant, à lire la Descendance on est frappé précisément par la difficulté de cerner la pensée de son auteur, de la résumer de façon simple, non tant en raison des contradictions (il y en a quelques unes) que du caractère parallèle de discours émaillés de références hétéroclites, dont il n'est pas toujours facile de savoir si elles sont reprises par Darwin à son compte ou juste citées pour mémoire et débat. En fait il existe surtout deux lignes discursives distinctes, l'une scientifique et se voulant une application de l'Origine des espèces à la question de l'évolution humaine, et l'autre égrenant des idées philosophiques ponctuées d'appréciations relevant des valeurs dominantes dans l'ordre bourgeois européen du XIXe : la légitimation de la propriété, la justification et la glorification de la colonisation (comme signe de supériorité et moteur de la croissance naturelle et légitime des meilleurs), la confusion entre civilisation et niveau de développement technologique, l'apologie du mariage, de la prévoyance, de la continence (alcoolique et sexuelle)... On aperçoit en pointillé les problèmes liés aux bouleversements issus de la révolution industrielle : création de nouvelles catégories sociales (industriels, ouvriers) et à de nouvelles conditions de vie urbaines provoquant la concentration autour des pôles industriels de populations pauvres (crainte de la "prolifération" de ces populations dangereuses au détriment de l'élite, qui a trouvé son expression la plus outrée dans les thèses eugénistes de Francis Galton), croissance de l'empire colonial britannique... Pour Y. Conry, cette surimpression de discours "définit la condition même d'une structuration idéologique puisque (...) il y a ici le jeu d'une double entrée et d'une double entente qui pose l'écart où s'insérera l'illusion82".

Une autre remarque au sujet de la question traditionnelle : Darwin était- il darwiniste ? c'est-à-dire dans quelle mesure les développements ultérieurs du

darwinisme et ses applications au domaine social lui sont ou non imputables, nous ne chercherons nullement à trancher, ne nous posant pas en spécialiste de l'oeuvre de Darwin. Il nous semble cependant qu'à la lecture de la Descendance on puisse comprendre que cette question ait soulevé tant de polémiques, tant il est vrai que les développements en question, tout en n'étant pas effectués par Darwin lui-même, sont pourtant contenus en germe. Mais les interprétations sont difficiles et nul ne sait si Darwin constate, prédit ou s'il cautionne ceci :

« On a souvent opposé comme une grave objection à l'hypothèse que l'homme descend d'un type inférieur l'importante lacune qui interrompt la chaîne organique entre l'homme et ses voisins les plus proches, sans qu'aucune espèce éteinte ou vivante vienne la combler (...) Mais toutes ces lacunes ne dépendent que du nombre des formes voisines qui se sont éteintes. Dans un avenir assez prochain, si nous comptons par siècles, les races humaines civilisées auront très certainement exterminé et remplacé les races sauvages dans le monde entier. Il est à peu près hors de doute que, à la même époque (...) les singes anthropomorphes auront aussi disparu. La lacune sera donc beaucoup plus considérable encore, car il n'y aura plus de chaînons intermédiaires entre la race humaine, qui, nous pouvons l'espérer, aura alors surpassé en civilisation la race caucasienne, et quelque espèce de singe inférieur, tel que le Babouin, au lieu que, actuellement, la lacune n'existe qu'entre le Nègre ou l'Australien et le Gorille. »

(Chapitre VI : p.170).

La confusion entre nature et culture, niveau technologique et niveau de développement cérébral capable de produire de telles technologies, se retrouve dans ce qui est pour notre propos, particulièrement intéressant. Je veux parler du traitement phylogénétique des cultures matérielles : les similitudes technologiques sont expliquées en terme d'origine commune, ou d'ancêtres communs. Ainsi l'ancêtre commun aux actuelles "races humaines » connaissait sans doute le feu, puisque "cet art est commun à toutes les races existantes" (p.197). Certes, cette démarche précède La Descendance puisque Darwin l'emprunte ici à Lubbock, mais elle trouve avec la théorie de l'évolution un nouveau point d'appui et une nouvelle traduction.

La matérialisme darwinien appelle une dernière remarque : tout se passe comme si le refus de toute téléologie englobait le refus du fait culturel dans son ensemble, réservant au seul biologique d'expliquer chez l’Homme les

comportements sociaux, les attitudes morales et même religieuses, qu'il valorise d'ailleurs. Mais ce recours au biologique suppose que Darwin fasse constamment appel au mécanisme par la suite réfuté de « l'hérédité de l'acquis » : les habitudes tendent à devenir héréditaires. Darwin a développé du reste sa pensée dans un autre ouvrage, l'expression des émotions chez

l'homme et chez les animaux, où les émotions sont perçues essentiellement

comme des habitudes qui se sont fixées dans le temps jusqu'à être héritées et devenir des instincts.

"Les actions qui étaient au départ volontaires deviennent bientôt habituelles, et à la fin héréditaires, et peuvent même être accomplies en opposition à la volonté"83.

De ce seul fait, l'anthropologie sociale de Darwin aurait dû tomber aux oubliettes destinées à toutes les fantaisies sans lendemain qu'a produites la science depuis des siècles. Mais la pérennité d'une théorie n'est pas due qu'aux seules exactitudes scientifiques qu'elle contient : les hypothèses darwiniennes sur l'évolution des sociétés humaines ont été portées par tout un contexte, que nous allons bientôt décrire, ainsi bien sûr que par l'immense prestige d'une théorie des espèces qui, elle, demeure d'actualité. Une fois de plus nous rejoignons l'analyse de Mme Conry pour qui "la Descendance a mésusé de la problématique de l'Origine des espèces", car on ne retrouve pas dans la

Descendance tout ce que la primauté réservée à l'individualité biologique et à

l'approche écologique, contenue dans l'Origine des espèces, permettait d'en attendre. On aurait dû trouver chez Darwin une théorie sociale de la diversité, une apologie de la différence et du pluralisme des cultures, une approche enfin plus écologique et plus relativiste en relation avec ses idées d'équilibres entre les vivants et les milieux d'une part, et d'idiosyncrasie entre les vivants, d'autre part. Néanmoins nous n'irons pas jusqu'à dire, comme cet auteur, que "le rôle dévolu à la variation quasi illimitée eût dû préserver de toute tentation de

typologie raciale ou nationale". D'une part nous n'avons pas trouvé cette typologie dans la Descendance, d'autre part la variation, même "quasi illimitée" ne préserve pas de la hiérarchie et des tentatives de domination. Cela, Darwin en était manifestement convaincu.

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CHAPITRE 1,2

L'EVOLUTIONNISME EN OCCIDENT A L'EPOQUE DE