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L'interprétation des rêves dans la tradition arabe : sujet et sens

III- 2 Les rôles

III.2.1. Le sujet rêveur

Le rêveur joue un rôle fondamental dans l’acte d’interprétation. C’est au travers de sa parole que le rêve devient accessible à l’autre et objet possible d’interprétation : «en dehors des fondements, vous pourriez vous appuyer sur les paroles du rêveur»2. L’histoire du rêveur, les événements qu’il a vécus ne sont pas sans effet sur le choix des interprétants opérés par l’interprète :

▪ Les dimensions de l’espace et du temps déterminent en quelque sorte le choix de ces interprétants, car ils agissent sur l’univers des croyances et sur la pratique langagière du rêveur.

▪ La langue joue un rôle important : le sens est souvent pris à partir de la matérialité même des symboles utilisés.

▪ Les caractéristiques relevant de l’ordre des sentiments (de la priméité, selon Peirce) déterminent les types d’interprétants à produire pour donner sens à l’expérience onirique.

▪ Ibn Sirine ajoute que, du point de vue des croyances, le sens du rêve dépend également des convictions religieuses du rêveur.

▪ Enfin, le même rêve peut avoir deux significations différentes, voire opposées, en fonction de l’appartenance sociale du rêveur.

Ibn Sirine raconte que, lorsqu’il interprétait un rêve qui lui était soumis, il y réfléchissait toute une journée, puis il interrogeait3 le rêveur sur son état du moment, ses sentiments, son métier, son appartenance communautaire, sa vie, tout ce qu’il connaissait et ne connaissait pas du sujet à propos duquel, lui, Ibn Sirine, était sollicité.

1 «w a k u l l u m ā l a h u f ī r - r u ? y ā w a ž h ā n i w a ž h u n y a d u l l u є a l ā l - x a y r i w a w a ž h u n y a d u l l u є a l ā š -

š a r r i ? u є T i y a l i r ā ? ī h i m i n a S - S ā l i H ī n a ? a H s a n a w a ž h a y h i w a ? u є T i y a l i r ā ? ī h i m i n a a T T ā l i H ī n ? a q b a H a h u m a », Ibn Sirine, ouvr. cité, p. 6.

2

« wa tastadilla min siwa l-?uSuli bikalami SaHibi r-ru?ya», Ibn Sirine, ouvr. cité, p. 16.

3 «w a ? i d ā w a r a d a t є a l a y h i [I b n S i r i n e ] r u ? y ā m a k a t a f ī h ā m a l i y y a n m i n a n - n a h ā r i y a s ? a l u

S ā H i b a h ā є a n H ā l i h i w a n a f s i h i w a S i n ā є a t i h i w a є a n q a w m i h i w a m a є ī š a t i h i w a є a n l - m a є r ū f i єi n d a h u m i n ž a m ī є i m ā y a s ? a l u h u є a n h u w a l - m a ž h ū l i m i n h u w a l ā y a d a є u š a y ? a n y a s t i d i l l u b i h i єa l ā a l m a s ? a l a t i ? i l l ā T a l a b a є i l m a h u», Ibn Sirine, ouvr. cité, p. 15.

Ce recours aux différents facteurs constitutifs de l’univers du rêveur lui donnait les moyens d’en reconstruire l’iconicité – ou, plus justement, de construire un ensemble d’icônes dont il présumait qu’il était semblable, ou du moins assez proche, de celui du rêveur - en exploitant les éléments du contexte. Ce faisant, il tentait de rétablir une certaine continuité entre l’expérience onirique, comme expérience cognitive et affective, et le vécu du rêveur, caractérisé par une certaine consistance existentielle.

III.2.2. L’interprète, partenaire d’un échange communicatif

La fonction d’interprète n’étant pas nécessairement institutionnalisée comme l’était celle du devin ou du sorcier, ou comme l’est aujourd’hui celle du médecin ou du psychiatre, le statut d’interprète s’acquiert en participant à un échange quotidien tout à fait ordinaire, qui a généralement lieu en début de journée.

Cependant, pour accéder au statut d’interprète, il faut posséder deux atouts : un rapport affectif positif avec le rêveur et la maîtrise des savoirs appropriés. En effet, l’interprétation est réalisée sur fond de relation intersubjective entre l’ego et le non-ego, relation qui présuppose de la priméité à travers la qualification de l’interprète comme Habīb (aimé). La question de l’interprétation pose également le problème du rapport au savoir, duquel sont exclus les non- initiés, en spécifiant comme destinataire un labīb (intelligent, perspicace) qui exprime l’idée d’un rapport privilégié avec le savoir.

De manière générale, le statut d’interprète est le fruit d’un apprentissage et d’un travail sur soi. L’interprète ne se contente pas d’obéir à des règles, mais il est, quelquefois, amené à prendre des décisions et à opérer des choix (il a recours, sur le plan de l’inférence, à l’abduction ou formation d’hypothèses, et à l’induction). C’est ainsi que son acte détermine le cours de l’interprétation.

III.2.3. Typologie des interprètes

Le rêve se caractérise par son inachèvement et ouvre un complexe d’interprétants possibles. Dans certains cas, le rêve syncrétise les positions du scribe et de l’interprète ; dans d’autres cas, il est fait appel à un hétéro-interprète, détenteur d’un savoir déterminé, pour finir de conclure la sémiosis.

III.2.3.1. Effacement de l’interprète

Certaines expériences oniriques entraînent l’effacement complet de l’interprète, en particulier lorsque les symboles actualisés relèvent de l’ordre du sacré ou du saint. Cet effacement est l’effet d’un travail de syncrétisation des niveaux de signification et de la domination des modes iconique et indiciaire accessibles au rêveur. Le sujet semble réduit à

son existence dans un corps, et le sens de son rêve aux effets premiers du rêve vécu. Le savoir herméneutique étant ignoré transforme le rêveur en non-sujet.

III.2.3.2. Manifestation de l’interprète

Nombreux sont, toutefois, les rêves vagues qui exercent une action continue sur le rêveur. Cette situation est ressentie comme inconfortable par des sujets habitués à vivre dans l’assurance de leurs habitudes et croyances d’ordre doxique.

L’interprète intervient alors pour aider ce dernier à conclure ces sémioses, mais il intervient dans un monde «opaque, un monde qui ne se laisse pas décrire comme un phénomène simple et assuré, s’imposant d’emblée, mais demande à être traduit, expliqué, éclairci, démêlé. Un monde qu’on ne perçoit jamais de façon directe, mais plutôt de façon médiate, par le biais de filtres qui sont le langage, nos préjugés et préconceptions (…)»1

L’interprétant final, introduit grâce à l’interprète autorisé, permet d’informer le monde onirique du sujet au moyen de règles, lois et habitudes. C’est aussi une manière d’articuler cette expérience vécue sous le mode du singulier, à l’ensemble des expériences antérieures vécues par d’autres sujets, et à ce qui est fixé par et dans la tradition. En clair, il s’agit d’amener l’eccéité des occurrences à la généralité des types.