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L’aventure des modèles interprétatifs ou la gestion des résidus

8. La pulsion interprétatrice

Il faut à présent essayer de comprendre la force qui nous pousse, parfois déraisonnablement, à interpréter. La fureur interprétative n'est pas, comme on le croit trop volontiers, réservée aux philologues. Tout se passe comme si, pour nous tous, la valeur faciale des choses était nulle : il faut à tout prix les rendre transparentes et en dégager le sens, naïvement appelé "profond". Le délire interprétatif peut mener loin, comme le montrent d'innombrables exemples: le sonnet des Voyelles, El Desdichado, Le Radeau de la Méduse,

Moby Dick 1 ont chacun rempli des bibliothèques.

S'agissant de Melville toutefois, l'auteur est le principal instigateur de cette frénésie car comme le discerne parfaitement Régis Durand2 : « L'œuvre de Melville est traversée de bout en bout par l'obsession des signes et de leur déchiffrement, par les ambiguïtés, les simulacres et les impostures qui accompagnent le jeu de la vérité ». Melville a en effet cette phrase : « Toutes choses seraient vaines si elles n'étaient chargées de quelque signe. »

L'hypothèse que nous allons à présent défendre a un côté scientiste qui ne plaira sans doute pas à tous. Elle consiste à affirmer que la pulsion interprétatrice et la conscience sont apparues simultanément et sont même la conséquence l'une de l'autre. A partir du moment où des organismes doués de vie sont apparus et se sont maintenus, caractérisés par la reproduction et par la neutralisation des facteurs adverses, il a fallu qu'ils se couplent à leur environnement par des automatismes régulateurs infaillibles. Chez l'être inconscient, l'interprétation est physico-chimique.

1 Comme exemple extrême, citons La Contre-Bible de Melville, Moby-Dick déchiffré (SACHS Viola, 1975, La Contre-Bible de Melville, Moby-Dick déchiffré, Paris/La Haye (Pays-Bas) : Mouton, 122p.), l’interprétation délirante du livre par la Cabbale.

Mais la vie, par une propriété inexpliquée, n'apparaît que localement, jamais globalement. Elle a son siège dans des isolats, des individus, des portions limitées de l'espace. Lorsque la conscience apparaît à son tour, au cours de l'évolution, elle est emprisonnée dans des individus. Dès lors qui dit conscience dit limitation, et qui dit limitation dit coupure et séparation par rapport au reste de l'univers. Ainsi se constituent le sujet et l'objet.

Mais le sujet dispose d'une enveloppe d'organes périphériques qui sont autant de transducteurs capables de recevoir les stimulations sensorielles provenant du monde extérieur et constituant les apparences. Il les interprète alors, ce qui lui permet (c'est le « problème inverse » de Poggio) d'élaborer une représentation du monde par une série d'inférences (cf. Groupe µ1). Nous sommes ici en pleine phénoménologie et nous pouvons méditer la belle formule de Merleau-Ponty complétée par Cléro : « Le langage muet que nous parle la perception semble être celui d'un véritable logos du monde qui s'impose avec autorité aux sujets »2. Si le monde est la source d'un tel logos (un Liber Mundi reformulé, un nouveau nom pour désigner sa cohérence, ou le réseau de lois dont nous le supposons tissé) alors il se comprend que nous cherchions à déchiffrer ce logos pour en construire (ou en découvrir) le sens.

Mais le contact avec l'extérieur est devenu médiat, beaucoup d'automatismes ne suffisent plus et doivent être remplacés par le processus interprétatif, lequel devient alors la principale activité de la conscience, prenant en charge la survie de l'espèce dans tous ses aspects. La séparation, qui peut être vécue comme un exil, requiert des mécanismes compensateurs, parmi lesquels ce tropisme vers l'interprétation. Cette démarche n'est autre que la constitution d'une sémiose. Le statut de signe donné à nos sensations institue comme un double fond à notre perception. C'est une institution remarquable et efficace, qui nous instruit de ne pas nous arrêter à ce que nous voyons, ou plus généralement à ce que nous sentons, et de chercher au-delà ce qui nous est utile. Elle a donné naissance à mainte spéculation et il n'est pas interdit d'y voir une des sources de la pensée religieuse.

L'essentiel est de noter qu'en deçà de tous ces prolongements l'interprétation peut être définie comme une tentative de réduire l'altérité fondamentale sujet/objet.

1 GROUPE µ, 1998, « Voir, percevoir, concevoir. Du sensoriel au catégoriel », Voir, 16 (numéro spécial L'image mentale I), pp. 28-39.

2

A

NNEXES A T C Instance Enoncé (sujet) (objet) A=attente C=code T=texte Toutestdanslinterprète Toute interprétation est une imposition de sens, donc une imposture. Premiercas - limite

figure 3 – Premier cas-limite

Second cas - limite A=attente C=code T=texte Instance Enoncé (sujet) (objet) A T C Tout est dans l’énoncé

Il y a un nombre infini d'’interprétations, toutes valables.

figure 2 – Enoncé brut et énoncé interprété Troisièmecas - limite A=attente C=code T=texte Instance Enoncé (sujet) (objet) A T C Le texte est transcendant Le sens est impossible à atteindre

figure 5 – Troisième cas-limite

2’

6’

6

énoncé brut

brutbrut

énoncé interprété

interprété

1 1' 4' 5' 3' 2 3 4 5

B

IBLIOGRAPHIE

AA.VV., 1994, « Approches sémiotiques sur Rothko », n° spécial des Nouveaux actes sémiotiques, n° 34-36.

CLÉRO, Jean-Pierre, 2000, Théorie de la perception – De l'espace à l'émotion, Paris : PUF.

DURAND, Régis, 1980, Melville, signes et métaphores, Lausanne : L'Âge d'homme.

ECO, Umberto, 1978, « Pour une reformulation du concept de signe iconique. Les modes de production sémiotique », Communications, 29 : 141-191.

ECO, Umberto, 1990, The limits of interpretation, Bloomington : Indiana Univ. Press.

Groupe µ, 1998, « Voir, percevoir, concevoir. Du sensoriel au catégoriel », Voir, 16 (numéro spécial

L'image mentale I), pp. 28-39.

MERLEAU-PONTY, Maurice, 1945, Phénoménologie de la perception, Paris : Gallimard.

RICHARD, Jean-Pierre, 1964, Onze études sur la poésie moderne, Paris : Le Seuil.